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cité un scrupule que je respecte. » Quoi qu'il en soit, les Français sauront bien, au moment donné, se trouver à leur poste. La rivière de Canton n'a jamais paru si tranquille. La ville de bateaux, qui d'ordinaire occupe près de la moitié de sa largeur, s'est détachée successivement du rivage, quartier par quartier, sous la menace du bombardement, et toutes les jonques se sont réfugiées dans le haut de la rivière, à travers les mille canaux qui coupent la campagne. Ce dut être un singulier spectacle que le départ précipité de ces demeures flottantes qui, depuis des années, semblaient être passées à l'état d'immeubles, et qui tout d'un coup se voyaient obligées de déplier des voiles, d'armer des avirons, de s'aventurer au large, et de fuir d'une marche lente et pénible le dangereux voisinage de Canton. Aujourd'hui toutes les jonques sont revenues sans doute à leur ancien mouillage; la paix les a ramenées, comme le beau temps ramène les hirondelles; elles ont retrouvé sur l'eau mobile du fleuve les quelques mètres carrés qui forment le patrimoine et comme le champ paternel de la famille. On pourra bombarder Canton tant qu'on voudra : la ville de bateaux, le seul quartier pittoresque de cette vieille cité chinoise, échappera à tous les boulets.

Le bombardement commença le 28 décembre, et dans la journée l'on mit à terre les troupes de débarquement pour attaquer les forts qui défendent les approches de Canton et qui dominent la ville. Le feu des alliés, bien dirigé, produisit de terribles effets. Ordre était donné de tirer sur les forts, sur les édifices publics et sur la demeure de Yeh; les canonniers devaient épargner autant que possible les quartiers habités par les marchands, ainsi que les maisons particulières. On ne voulait point causer de désastres inutiles, et d'un autre côté on désirait faire comprendre à la population qu'on ne la rendait point responsable de l'obstination et de la mauvaise politique de ses mandarins. En peu d'heures, les portions de la ville qui recevaient les boulets des escadres furent en feu; les casernes et les édifices, pour la plupart en bois, brûlaient comme des paquets d'allumettes. Cependant les mandarins tinrent bon. Yeh fut obligé d'évacuer son palais, sur lequel pleuvaient les obus, et qui fut immédiatement envahi et mis au pillage par la populace. Les habitans de Canton, après les premiers momens d'émoi, s'habituaient presque au bombardement; on les voyait aller et venir sans trop d'épouvante, et se livrer à leurs occupations habituelles, comme si l'affaire ne les regardait pas. Quelques bateaux reparurent mème sur la rivière au plus fort de l'action: c'étaient d'honnêtes Chinois qui, supposant que les alliés devaient avoir soif, allaient d'un navire à l'autre vendre des fruits, pendant que l'on envoyait des bombes à leurs compatriotes! Le 29 décembre, l'œuvre de destruction, était terminée, les troupes de débarquement avaient pris

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possession des principaux forts et donné l'assaut la ville était à la discrétion des alliés, qui cependant continuèrent à camper en dehors des murs, à près d'une lieue de la rivière.

Voici donc M. Cooke au bivouac. Il s'installe, en nombreuse compagnie, dans un temple, sous les regards clémens des idoles chinoises. On couche sur les dalles, on fait la cuisine dans les urnes. de bronze consacrées au culte, on s'éclaire avec les cierges rouges, qui servent même, ô profanation! à graisser les bottes des vainqueurs. Autour du temple, les soldats sont campés en plein air, se reposant de leurs fatigues et faisant bonne chère avec la volaille des environs et avec les carpes pêchées dans les étangs de la pagode; mais cette installation plus que sommaire et ces approvisionnemens de maraude ne suffisent pas : il faut, pour organiser le campement et les vivres, établir des communications avec l'escadre. et régler la marche des convois. Or nous trouvons dans le récit de M. Cooke des doléances absolument identiques à celles que nous nous souvenons d'avoir lues dans les correspondances de M. Russell en Crimée, quant à l'imperfection des services administratifs de l'armée anglaise. A Canton comme sous les murs de Sébastopol, rien n'était prêt; les soldats, accablés par le soleil ou inondés par la pluie, n'avaient ni abri ni vivres, et la maladie fut pour eux plus meurtrière que le combat. On avait, il est vrai, engagé à Hong-kong un certain nombre de coolies qui étaient soumis à une sorte de dişcipline et devaient être employés aux transports; mais l'ordre et l'activité faisaient défaut, les soldats anglais n'étant pas habitués à la besogne des corvées, et les officiers ne se sentant pas le moindre goût pour diriger ce genre d'opérations. Rien de plus plaisant que l'odyssée de M. Cooke en quête de sa valise et de quelques bonnes bouteilles de sherry, qu'il dut aller lui-même chercher à bord, car le malheureux manquait de tout. C'est en triomphe qu'il rentre au camp, après une campagne des plus laborieuses, avec son manteau, ses bouteilles et un pâté. Il avait grand besoin en effet de réparer ses forces; aurait-il pu dignement célébrer les exploits de ses compagnons et narrer dans tous ses détails, en quelques pages d'une correspondance écrite à la légère, la prise de Canton, s'il n'avait fait au préalable un bon repas et un bon somme? Quant aux Français, ils savaient, au témoignage de M. Cooke, là comme ailleurs, merveilleusement se débrouiller. Les commissaires et les commis aux vivres avaient leurs convois tout parés, et les soldats de marine, non moins lestes que les matelots, portaient gaiement et en ordre les barriques de provisions destinées aux camarades du camp. Ils n'avaient point pour leur prêter main-forte un bataillon de coolies tout organisé; mais malheur au Chinois qu'ils rencontraient sur la route! Ce naturel du pays était immédiatement saisi

par la queue, on lui plaçait un paquet sur les épaules, et en route! Il fallait bien qu'il suivît le mouvement. On se procurait ainsi des auxiliaires de bonne volonté.

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Le 5 janvier 1858 seulement, après une semaine de repos, les commandans de l'expédition résolurent de pénétrer dans l'intérieur de Canton. Ce n'était pas une opération des plus simples que d'engager quelques centaines d'hommes dans les rues étroites et tortueuses de la ville bombardée, au milieu d'une population immense que l'on pouvait supposer hostile, et au risque de rencontrer la garnison tartare. Cependant on avait eu des renseignemens assez précis sur la situation des édifices occupés par les principaux fonctionnaires; il semblait urgent de mettre la main sur ces mandarins intraitables et de trouver enfin à qui parler. Le gouverneur civil, Pi-kwei, fut le premier découvert il était à déjeuner; on le fit prisonnier sans difficulté aucune. Une autre colonne se dirigea vers l'édifice où l'on savait qu'était déposé l'argent du gouvernement. Le poste de garde ne s'attendait point à une pareille visite. Le capitaine tira son sabre et fit mine de résister; il fut vite désarmé, et les Anglais se mirent en devoir de visiter les caisses. On s'attendait à les trouver à peu près vides, car depuis la fin du bombardement la sortie de la ville était demeurée libre, et rien n'empêchait les Chinois de faire transporter leur trésor en lieu sûr. Nullement; les mandarins, dans leur béate confiance, avaient tout gardé, et l'on put saisir près de cent caisses d'argent en lingots, représentant une très forte somme, sans compter d'énormes quantités de monnaies de cuivre. La capture était belle, mais le plus difficile était de l'emporter au camp. La petite troupe anglaise n'était pas en nombre, et il fallait d'ailleurs qu'elle gardât ses armes. Une heureuse inspiration vint à l'esprit de l'un des officiers. « Mille sapèques (1), s'écria-t-il, à chaque coolie qui nous aidera à transporter l'argent au camp anglais! » La foule était très nombreuse, et en un clin d'œil il se présenta un millier de portefaix qui se disputèrent les précieux fardeaux. On leur compta immédiatement les paquets de sapèques que chacun d'eux s'enroula autour du cou, et ils partirent en bon ordre au service de leurs généreux ennemis. Nouvel exemple du patriotisme chinois! Ce fut une colonne française qui prit possession du quartier-général du mandarin tartare; elle n'éprouva pas la moindre résistance, et le Tartare fut emmené prisonnier sans coup férir. Où donc étaient ses fameuses troupes? D'après un état trouvé dans le cabinet de Pi-kwei, il devait y avoir dans la ville sept mille soldats tartares. Qu'étaient-ils devenus? On ne le sut jamais. Il est

(1) Le sapèque est une pièce de monnaie de cuivre. Mille sapèques valent environ cinq francs.

probable qu'après l'assaut ces guerriers avaient prudemment laissé là leurs armes et déposé la casaque d'uniforme pour rentrer simplement dans les rangs de la vie civile. Peut-être à ce moment même figuraient-ils parmi les coolies qui portaient le trésor au camp anglais il serait, au reste, fort injuste de trop médire de ces pauvres Tartares. Ils ne s'étaient réellement pas mal battus pendant l'assaut. Que pouvaient-ils faire avec leurs mauvaises armes contre les canons, les fusils et les revolvers européens? Ici comme après le combat de Fatschan, M. Cooke reconnaît qu'il y aurait en eux l'étoffe de bons soldats. Ce n'est point le courage, c'est la discipline, c'est l'armement qui leur manquent.

L'expédition dans l'intérieur de Canton n'avait donc pas été stérile. On avait pris le gouverneur civil et le général, on s'était emparé des caisses, on avait éprouvé le tempérament de la population, qui montrait à l'égard de ses vainqueurs les dispositions les plus débonnaires; mais ce n'était pas tout. On savait que le vice-roi Yeh était resté dans la ville, et il importait de découvrir le lieu de sa retraite. Le consul anglais, M. Parkes, se chargea de diriger les recherches. En recueillant divers indices, il apprit que le vice-roi s'était caché dans la demeure d'un fonctionnaire subalterne. Le détachement conduit par M. Parkes se porta en toute hâte vers l'endroit indiqué, et l'on trouva en effet la maison dans un grand émoi. Il y avait là tout un état-major ahuri de mandarins et une foule de caisses et de ballots qui contenaient sans doute les archives et les papiers d'état. La scène présentait l'aspect d'un déménagement précipité. Quand les soldats anglais eurent franchi la porte, les mandarins se répandirent éperdus dans toutes les salles, croyant que leur dernière heure était arrivée. L'un d'eux cependant, et c'est un beau trait, se présenta au commandant de la troupe, déclarant qu'il était le vice-roi. Malheureusement pour lui, et surtout pour Yeh, son embonpoint ne répondait pas au signalement connu du haut personnage que l'on cherchait, et M. Parkes poursuivit activement ses investigations. A ce moment, on aperçut un gros homme qui s'efforçait à grand'peine d'escalader le mur du jardin; c'était le vice-roi. Il fut immédiatement saisi par l'un des officiers et amené devant le consul. Il nia d'abord très énergiquement son identité; puis, vaincu par l'évidence, il tomba dans un abattement profond, d'où il ne fut tiré que par la promesse de la vie sauve. Peu à peu ses traits se recomposèrent, il reprit son assurance et presque la dignité du commandement. S'asseyant dans son fauteuil, il déclara à M. Parkes qu'il était prêt à donner audience à lord Elgin et au baron Gros. Il croyait ainsi faire beaucoup d'honneur à ces ambassadeurs étrangers. L'attitude et les paroles du consul l'eurent bientôt rappelé à la réalité de sa situation, et quand il monta dans

son palanquin pour être conduit sous bonne escorte au quartiergénéral, il put se livrer à de profondes réflexions sur les caprices de l'aveugle fortune qui faisaient ainsi d'un vice-roi de Canton l'humble prisonnier de quelques soldats barbares.

· L'outrecuidance du haut dignitaire chinois reparut pourtant lors de l'entrevue avec les ambassadeurs et les amiraux. Yeh avait retrouvé tout son sang-froid, et il conversait plutôt en supérieur qu'en égal avec ses vainqueurs. On l'interrogeait sur un incident qui s'était passé entre le premier et le second bombardement de Canton, et on l'invitait à en préciser la date. « Que puis-je en savoir? répondit-il. Vous avez combattu contre nous d'octobre à janvier. Vous avez été vaincus, et vos navires ont pris la fuite. Le fait dont vous me parlez a eu lieu vers cette époque. » Était-ce sérieusement qu'il s'exprimait ainsi, ou n'y avait-il dans sa réponse qu'un partipris d'insolence? Il faut croire que par un reste d'habitude il parlait le langage de l'orgueil chinois, et qu'il ne pouvait encore admettre comme possible la supériorité, la victoire des étrangers; car quelques instans après, lorsque, pour couper court à ce singulier dialogue, lord Elgin lui fit connaître qu'on allait le transporter à bord d'un navire de guerre, où il serait d'ailleurs traité avec les égards dus à son ancienne dignité : « Et pourquoi donc, répliquat-il, me conduire à bord? Je puis tout aussi bien accomplir ici même tous les devoirs que m'imposent les circonstances. » Il fallut insister et lui répéter que telle était la volonté des ambassadeurs. Alors seulement il fut obligé de comprendre le droit du plus fort, et, se raccommodant en apparence avec sa mauvaise fortune: «< Eh bien! dit-il, soit! j'accepte votre invitation. Je ne suis pas fâché, après tout, de visiter un de vos bâtimens. » Il conserva jusqu'à la fin ce ton de persifflage et ne démentit pas un seul instant l'orgueilleux entêtement de sa race.

M. Cooke raconte avec détail ces curieuses scènes qui suivirent la prise de Canton. De pareils épisodes eussent difficilement trouvé place dans les dépêches diplomatiques, et on les y chercherait vainement; ils appartiennent à la correspondance familière. On sait également par quel procédé lord Elgin et le baron Gros organisèrent à Canton une sorte de gouvernement provisoire : ils réinstallèrent solennellement le gouverneur civil Pi-kwei et le général tartare dans leurs anciennes fonctions; ils leur donnèrent l'investiture pour administrer la ville, comme s'il ne s'était rien passé, et ils se bornèrent à leur adjoindre trois commissaires anglais et français, assistés d'un petit corps de troupes, pour se concerter avec eux, pour les surveiller ou leur préter au besoin main-forte: voilà le fait. La correspondance du Times n'est cependant pas inutile pour signaler les difficultés, les délicatesses de la situation à laquelle il fallait pourvoir, pour décrire

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