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criptions d'habillement et de mobilier. Or il s'agit de justifier l'épigraphe empruntée à Chamfort « Deux amans sont l'un à l'autre de par la nature, ils s'appartiennent de droit dirin, etc. » Mais Daniel est marié. Comment posséder Louise? Il propose à l'un de ses amis, nommé Georget, de devenir l'époux de Louise,... sans l'être, à l'exemple de M. de Liancourt, marié par Henri IV à Gabrielle d'Estrées. Si Georget consent, Daniel lui donnera son hôtel, qui date de Louis XIII, son jardin dessiné par Lenôtre, ses chevaux de sang, nés en Angleterre, qui hennissent dans leurs boxes de chêne. Ses chevaux aussi! s'écrie Georget. — Ce n'est pas tout, lui dit Daniel; « quand vous rentrerez chez vous, par les cours, par les larges escaliers de pierre de cet hôtel, par les salons, par les chambres, par les couloirs, vous suivront trente serviteurs marchant en bas de soie, couverts de leur grande livrée de drap fin. Ils soulèveront les tentures des portes devant vous. » Georget ne peut résister à ce dernier trait : il accepte; mais Louise refuse ce pacte. Daniel essaie alors de faire à sa jeune amie une douce violence: elle s'y refuse encore.

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C'est ici que se montre dans tout son éclat une curieuse figure de vieillard libertin, le propre tuteur de Louise, qui vient trouver Daniel, et lui tient à peu près ce langage : Quoi! n'y a-t-il point au monde d'autres femmes que ma nièce? Cherchez-en, je vous prie, et ne vous adressez point à celles « qui ne peuvent appartenir à un amant que lorsqu'elles ont sacrifié à la Vénus Bégueule représentée par cet être fatal qu'on appelle un mari. » Je ne puis, répond Daniel. Pour rendre le repos à Louise,

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ne pouvez

vous donc feindre une autre passion? - Je ne puis, dit encore Daniel. Alors le tuteur: « Louise et vous, Daniel, vous devez succomber tôt ou tard... Je vous engage, mon bon ami, à succomber tout de suite. Le plus tôt sera le mieux... Seulement sauvez les apparences de votre liaison, et tout est sauvé. »

Heureusement M. Feydeau épargne cette honte à son héros; Louise, brisée d'émotions, meurt de la rupture d'un anévrisme. Et Daniel? Daniel retourne la nuit dans le caveau où l'on a enterré sa maîtresse. « Ce qui se passa ensuite fut rapide. Daniel tira à lui la dalle de marbre, il la fit retomber sur sa tête, et s'enterra vivant! » Amen.

Cette simple analyse n'est-elle pas tout un jugement? Est-il besoin de justifier par de longues phrases les impressions spontanées que fait naître une pareille œuvre? Ceux de nos lecteurs qui aimeraient à s'édifier d'une manière plus précise sur les tendances que révèle, chez l'écrivain comme chez le public, ce genre de production n'ont point oublié l'éloquente étude publiée ici même sur le roman intime de la littérature réaliste (1). M. Émile Montégut y a finement analysé les rapports qui unissent les mœurs réelles à ces mœurs factices. M. Feydeau, dont la première donnée dans Fanny, quoique singulière, était neuve et vraie, rompt complétement aujourd'hui avec la morale de l'art: ce n'est pas tant par la lubricité de ses termes et de ses tableaux que par le faux principe qu'il développe. Il eût été moins dangereux de montrer Louise appartenant réellement à Daniel que de la lui refuser en soutenant d'ailleurs qu'elle lui appartient de droit; mais M. Feydeau veut

(1) Voyez la Revue du 1er novembre 1858.

être lui-même, et cette prétention est heureusement vraie. Daniel dit quelque part : « Je ne suis point Werther, je suis Daniel!» L'aveu est précieux, et il faut en tenir compte: non, M. Feydeau n'appartient pas à la race des puissans analystes à qui nous devons René, Werther, Obermann. Le danger que des esprits faibles ont trouvé auprès de ceux-ci leur est venu d'en haut avec Daniel, il leur viendrait d'en bas. Mais n'est-ce point encore faire trop d'honneur aux productions de ce genre que de leur accorder une semblable influence? De Daniel aux ridicules essais du vicomte d'Arlincourt ou aux romans lycanthropes de Pétrus Borel, il y a moins loin qu'on ne pense. Ce dont peut-être Daniel se rapproche le plus, c'est encore des mélancoliques troubadours qu'inventa l'auteur du Solitaire; il en a la phraséologie complète, les procédés dramatiques, les exclamations, les inversions célèbres, les épithètes dites de nature. Un des plus curieux passages du livre est celui où Daniel se fait dire par quelqu'un : « Peut-être votre style est-il trop chargé d'épithètes, mais vous êtes un romantique et vous avez lu les Grecs; le public vous excuserait. » Soit : abandonnons Daniel à ce suprême arbitre; avec le temps, l'opinion publique devient l'expression de la justice la mieux raisonnée et la plus rigoureuse. Et si M. Feydeau veut que l'on distingue en lui l'écrivain du moraliste, c'est qu'il ignore sans doute que ce double rôle est inséparable, et que les conditions de la morale sont exactement les mêmes que celles de l'art.

Cette sainte vertu de l'art, méconnue par les écrivains qui flattent les plus tristes instincts du public, est-elle bien comprise toujours par ceux qui prétendent le moraliser? Parmi les formes du roman contemporain, il faut bien noter en effet celle dont le principal effort, le caractère distinctif est de marier l'enseignement moral au récit. Comment certaines œuvres récentes justifient-elles une si louable ambition? Voici d'abord un roman de M. Alexandre Weill. Émeraude (1) est une histoire simple et touchante, mais gâtée par un mysticisme bizarre qui ne nous épargne même point ses formules ontologiques. Dégagée toutefois de sa lourde enveloppe, la fable ne manquerait ni de sensibilité ni de fraîcheur, car en dehors de ses théories elle fait uniquement appel à des sentimens que toutes les âmes peuvent partager. L'analyse d'une passion profonde, bien que douce, y est finement suivie; mais le caractère d'Émeraude, tout sympathique qu'il se présente, est trop ouvertement exceptionnel pour servir d'exemple, ainsi que le voudrait l'auteur. On pourrait peut-être désirer de lui ressembler, si l'on y était entraîné par le charme souverain du style. Ici M. Weill nous permettra de faire toutes nos réserves. Il a beau nous prévenir qu'il n'écrit pas dans le but de nous apprendre le français; c'est pourtant à la condition indispensable qu'il parle notre langue que nous consentirons à l'écouter, nous apportât-il des méthodes inconnues pour penser et pour agir.

La négligence de la forme est ce qui compromet également le Christian de M. Francis Wey (2). La donnée en est pourtant intéressante, et elle se prête à une étude morale que l'auteur n'a pas laissée entièrement échapper.

(1) 1 vol. in-12, Poulet-Malassis et de Broise.

(2) 1 vol. in-12, Librairie-Nouvelle.

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Beaucoup de gens nous étonnent, dont la conduite bizarre nous serait expliquée par l'éducation qu'a reçue leur jeunesse. M. Francis Wey analyse cette influence sur deux esprits destinés plus tard à se comprendre et à se réunir par leur contraste même. Cette étude est faite, nous dit-on, d'après la pure réalité, et l'auteur en prend acte pour s'excuser de n'avoir pas soumis son œuvre à certaines règles de composition; il semble croire que les esprits méthodiques seuls s'obstinent à tout asservir à ces règles, même la vie humaine. Cette erreur d'observation égare par contre-coup l'écrivain : attendra-t-il pour donner de l'unité à son œuvre qu'il se soit aperçu de l'enchaînement fatal qui relie à une destinée précise tous les accidens de la vie, même ceux qui paraissent uniquement dus au hasard?

Les Récits de la Vie réelle (1), de Mme Claude Vignon, ne justifient qu'à moitié leur titre. Il y a dans ces nouvelles une recherche évidente de la réalité, mais cette recherche est trahie par l'exécution. Ce n'est pas que l'auteur glisse sur la pente des trivialités grossières; il est au contraire entraîné vers des combinaisons qui, plus que les accidens de la vie commune, paraissent propres à flatter une imagination dramatique. De là dans ces récits deux parties bien distinctes: l'une où l'auteur étudie sincèrement la vie réelle, l'autre où il cherche à étonner plutôt qu'à interpréter. Celle-ci, bien que paraissant plus naturelle et plus facile au tempérament de l'écrivain, est la moins réussie. Les efforts de l'artiste qui assemble et qui compose les élémens fournis par l'observation se font plus heureusement sentir dans Anna Bontemps, simple histoire d'une âme dupée par elle-même, dans la Surface d'un Drame, et surtout dans Adrien Malaret, dont le seul défaut est de n'être point assez développé. Adrien Malaret est un inventeur sérieux, mais jeune et pauvre. Après quelques essais dignes d'attention, qui n'ont pu cependant réussir faute d'une aide suffisante, après avoir subi les dédains d'une protection vaniteuse qui n'a point su attendre, ce jeune homme est obligé de s'enfouir au fond d'un village, auprès d'une parente dont l'affection égoïste et jalouse, particulière aux vieilles gens, aiguillonne tristement une existence monotone et oisive qui le consume peu à peu. Cette description d'un esprit condamné à ne plus agir et à s'atrophier est la partie la plus intéressante du roman, et aussi la mieux faite. Enfin l'amour, qu’Adrien n'avait jamais connu, vient arracher à la torpeur et à la mort ce penseur solitaire, et rien n'est plus frais ni plus gracieux que ce réveil subit de l'intelligence dû à une telle cause. Malheureusement cette fin n'est pas traitée avec la fermeté nécessaire qu'on pouvait attendre des premières pages. Avec une préoccupation plus sévère de la forme, l'auteur trouvera uniquement dans de semblables études un succès que les récits purement romanesques qui terminent son livre ne contribueraient que faiblement à lui assurer.

S'y prendre de la plus adroite façon pour amuser la foule, c'est à quoi visent trop modestement quelques esprits auxquels on pouvait supposer une ambition de meilleur aloi. Le dernier roman de M. Edmond About, Trenteet-Quarante (2), indique une fâcheuse persistance à chercher le succès dans

(1) 1 vol. in-12, collection Hetzel.

(2) 1 vol. in-12, L. Hachette.

une voie où ne se fondent guère les réputations durables. Les personnages de l'auteur dégénèrent souvent en caricatures et ses bons mots en trivialités. Le style lui-même s'émousse et se corrompt à satisfaire des goûts vulgaires et faciles. L'esprit public a-t-il donc aussi réellement qu'on le croit horreur de toute fatigue, et ne demande-t-il qu'à être diverti? Les écrivains n'ont-ils plus qu'à exploiter cette fausse nonchalance? Heureusement les succès de M. About n'ont pas que cette seule cause, et ils sont dus surtout à l'habileté de la mise en scène et à l'agrément particulier du style. Si l'invention, si le sentiment venaient se joindre à ces qualités, si cette forme moqueuse et cassante admettait plus de nuances, M. About sortirait de la sphère étroite où il semble vouloir se renfermer. Jusqu'à présent, malgré la vivacité de son esprit, le public s'est habitué à le considérer comme un écrivain moral, qu'on peut introduire sans trop de difficultés dans le sein des familles. Ceci nous explique comment ses livres plaisent à beaucoup d'esprits prudens, désireux néanmoins d'une honnête distraction. Est-ce donc à ce genre de popularité que doivent définitivement s'adresser les goûts et l'éducation littéraire de l'auteur?

A còté de certains esprits heureusement doués qui limitent trop leur horizon, s'en présentent d'autres qui pèchent plutôt par exubérance juvénile. Le roman de M. Hector Malot, les Victimes d'Amour (1), est le roman d'un jeune homme riche d'illusions et de prétentions naïves. Je parle ici de l'écrivain autant que du héros, car c'est la même personnalité abondante, passionnée, indiscrète à l'endroit de ses sentimens et de ses expressions. L'auteur a traité son œuvre en enfant gâtée; il ne lui a refusé aucune situation, il en a développé tous les détails, analysé tous les élémens. Chacune des qualités de l'auteur, chacun de ses défauts, chacun des intérêts du livre est présenté, commenté, retourné sous toutes les faces. Ces longueurs sont d'autant plus sensibles qu'elles sont appliquées à un drame bien souvent raconté déjà, et que l'invention manque souverainement à toutes ces aventures; mais elles se recommandent d'une précieuse qualité, qui est la jeunesse et la vie. C'est toujours la vieille histoire de l'artiste amoureux de la grande dame et trompé par elle, de l'égoïsme irrité, de l'imagination éprise à froid et dupe. d'elle-même. Cependant, si le fond du livre est banal, si l'inexpérience de l'écrivain est visible, il y a de l'habileté dans la bonne foi même avec laquelle le drame est présenté; l'imitation, sans pouvoir se déguiser, y est sauvée quelquefois par d'originales observations. Quand M. Malot saura se borner, quand il saura par conséquent écrire, son style n'aura point de peine à acquérir une physionomie propre : il sera, ce qu'il se montre dans certaines pages, élégant et agréable. Les échappées audacieuses de l'auteur, qui impatientent là où elles sont un manque de goût, plaisent en d'autres endroits où elles sont le signe d'une force qui n'a besoin que de direction. Espérons que M. Malot saura se surveiller lui-même et se défier d'une incontestable facilité c'est en condensant ses phrases qu'on arrive le plus souvent à en faire des idées; c'est en se montrant sévère pour ses personnages, et non en les adorant, qu'on parvient à en composer des caractères.

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(1) 1 vol. grand in-18, Michel Lévy.

Que conclure de ce rapide coup d'œil jeté sur quelques expressions récentes de la forme romanesque? Il serait imprudent, nous le croyons, de trop s'attacher à une absence d'originalité regrettable, à des tendances dont le correctif est déjà trouvé. Un mouvement de transformation s'opère, dont témoignent même les plus humbles productions: le roman tend de plus en plus à simplifier le drame et à se renfermer dans la logique interprétation de la vie réelle. Moins encore que toute autre production de l'esprit, le roman peut échapper aux transformations que l'art en général subit à mesure que le temps s'écoule et que les mœurs se modifient. Nous sommes fatigués de l'aventure et de la fantaisie, nous ne suivons plus dans leurs royaumes imaginaires les héros d'autrefois; nous voulons que l'imagination ne dépasse plus les limites entre lesquelles se meut réellement l'action de l'homme; il faut en un mot qu'elle combine, et non qu'elle invente. De là dans le roman contemporain deux tendances distinctes, dont l'une l'emporte visiblement sur l'autre. La première est encore le reflet du passé; elle ne peut consentir à ce que le roman cesse d'être romanesque pour devenir réel; elle continue à faire abstraction de ces mille détails qui empêchent sans doute de forger de pied en cap les personnages comme des types, mais qui ne s'opposent pas moins à ce qu'on y reconnaisse des caractères; elle prétend enfin rester dans un monde de convention peuplé de figures idéales qui parlent un langage exceptionnel. L'autre au contraire, acceptant telle qu'elle se manifeste la personnalité humaine, se contente de l'étudier dans la sphère commune à tous. Elle n'exagère ni les vertus ni les vices, elle ne cherche point aux accidens de la passion des causes mystérieuses, mais elle essaie de les expliquer en les soumettant d'abord aux véritables ressorts qui les meuvent. L'art doit-il perdre quelque chose à cette évolution? Nous ne le pensons pas, car il trouvera dans ce milieu nouveau de nouvelles conditions d'harmonie, et il saura regagner du côté de la vérité certains secours qu'il abandonnera du côté de l'exagération.

LA LITTÉRATURE EN BELGIQUE.

La France doit accueillir avec sympathie les efforts des rares écrivains qui en Belgique essaient d'être eux-mêmes, et visent à produire des œuvres originales. Quels que soient les résultats jusqu'à présent obtenus, il serait injuste de ne voir dans ces honorables tentatives qu'une simple question de décentralisation littéraire. La Belgique mérite qu'on ne la juge pas avec le dédain réservé aux petites provinces qui s'émancipent; elle pense, non sans quelque raison, que si Genève a donné à la France d'excellens écrivains, elle peut aussi prétendre à cet honneur. Ne peut-elle en effet se réclamer orgueilleusement de son passé, et répondre par les noms glorieux de Rubens et de Marnix de Sainte-Aldegonde à ceux qui lui refuseraient pour l'avenir le privilége d'un art propre et d'une littérature nationale?

Les temps sont changés cependant, et les conditions ne sont plus les mêmes. A une époque où les nationalités se mêlent et se confondent de plus en plus, où les génies des diverses races, autrefois distincts, sinon contraires, s'effacent et s'unissent dans une sorte de synthèse cosmopolite, où l'esprit

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