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point le conflit, c'est le concours, mais le concours contradictoirement débattu, et la conciliation en connaissance de cause.

J'entends les objections: «< cette théorie n'est pas nouvelle, et l'on pouvait s'en épargner la redite; mais ce n'est qu'une théorie, c'est-à-dire une déduction abstraite qui ne tient pas compte des difficultés, des accidens et des inconvéniens de la pratique. On nous dit tout du gouvernement représentatif, une chose exceptée, c'est que l'expérience l'a condamné. » Une autre fois nous reprendrons ces objections en détail. Rien ne presse. Il n'est pas à craindre que nos idées soient mises demain à l'épreuve de la pratique, et nous avons le temps de discuter encore. Un seul mot cependant. Je veux bien qu'on dise tout contre la théorie, excepté qu'elle est impraticable. Le gouvernement esquissé dans ces pages n'est pas la fiction d'un rêveur, la vision d'un malade; il n'a pas été inventé, mais copié d'après nature. Sur un modèle sans cesse attaqué, imité sans cesse, maint pays a tenté de régler son gouvernement, et de ces expériences déjà nombreuses, une seule, après trente-quatre ans de succès alors incontesté, a échoué. La monarchie parlementaire a péri en France, il est vrai, et il est vrai aussi que, parmi ceux qui l'accusent d'une faiblesse mortelle, beaucoup lui reprochaient jadis de ne pas donner assez hardiment la liberté.

Mais d'abord qu'on ne parle pas tant de sa chute, ou nous parlerons de tout ce qui est tombé. Si l'on voit là un arrêt sans appel, quel gouvernement n'est pas irrévocablement condamné? La monarchie féodale, l'ancien régime, la république violente, la république modérée, la monarchie administrative, absolue, constitutionnelle, des gouvernemens guerriers, des gouvernemens pacifiques, tout a péri, et rien de nouveau ne reste à essayer. Si l'on invoque l'expérience contre nous, nous l'invoquerons contre tous. Encore une fois, ne parlons de la chute de personne. L'absolutisme n'a de nos jours préservé que la Russie des révolutions, et s'il est une forme de gouvernement qui les appelle d'une manière spéciale, ce pourrait être celle qui, amoncelant tout sur une seule tête, centralise la monarchie en l'exaltant à sa plus haute puissance, et la faisant maîtresse de tout, responsable de tout, la compromet dans les petites choses comme dans les plus grandes, et l'accable sous le fardeau du pouvoir universel et illimité. Après tout, ce n'est pas pour avoir été en possession du système représentatif que toutes les monarchies de l'Europe continentale ont été ébranlées par la crise de 1848, et l'on peut citer des états qu'à cette époque le système représentatif a sauvés.

CHARLES DE RÉMUSAT.

THOMAS JEFFERSON

SA VIE ET SA CORRESPONDANCE

III.

LE PARTI DEMOCRATIQUE AUX AFFAIRES.

1. The Writings of Thomas Jefferson, 9 vol., New-York 1853-1854. - II. The History of the United States of America from the adoption of the federal Constitution to the end of the sixteenth Congress, by Richard Hildreth, 3 vol. III. The History of the United States from their colonization to the end of the twenty-sixth Congress, in 1841, by George Tucker, 4 vol., Philadelphia 1856-1857.

I.

« Je me porte bien, disait Washington dans ses vieux jours, parce que je dors bien, et je dors bien parce que je n'ai jamais écrit une ligne sans me figurer que je la voyais imprimée. » Jefferson ne poussait pas la circonspection aussi loin; il craignait beaucoup le public, mais il se promettait trop facilement de se soustraire à son regard. Tant qu'il se sentait sous la surveillance de l'opinion, il écrivait et il causait avec infiniment de raison, d'habileté, de convenance et de mesure; mais lorsqu'il se croyait bien caché, lorsqu'il avait instamment recommandé le secret à ses correspondans, il se livrait à son imagination et à sa passion avec une singulière indiscrétion de langage; il jetait hardiment sur le papier tout ce qui lui venait à la pensée, sans grand respect pour l'esprit de ses lecteurs et sans grand souci de la portée de ses paroles ses amis se les racontaient à l'oreille, ses adversaires finissaient par entrer dans la confidence, et Jefferson s'indignait alors de voir les fédéralistes

TOME XXII.

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invoquer contre lui ses fantaisies intimes, prendre au sérieux ses théories et les confondre avec sa politique (1). Il prétendait n'être jugé que sur ses actes. Sans doute il lui était arrivé de poser en principe que l'état peut légitimement faire banqueroute tous les dixneuf ans, et d'avancer qu'à l'exemple des Chinois, les Américains feraient sagement de se renfermer chez eux et de renoncer au commerce maritime; sans doute il avait poussé la prédilection pour la France jusqu'à excuser les massacres de septembre, et la haine pour la Grande-Bretagne jusqu'à souhaiter la rupture de tous les liens commerciaux qui rattachaient les États-Unis à l'Angleterre. Cependant il ne s'était jamais opposé au paiement de la dette nationale, il avait souvent défendu à Paris comme à Philadelphie les intérêts de la navigation américaine, il avait toujours loyalement servi la politique de neutralité sous Washington, il n'avait fait massacrer personne. Cela ne suffisait pas à rassurer les fédéralistes, et lorsque le vœu du pays désigna Jefferson pour la présidence, ils tremblèrent à la pensée que le gouvernement allait tomber entre les mains. d'un visionnaire fanatique, partisan de la banqueroute, ennemi du commerce, gallomane, anglophobe, jacobin. Un petit fait, qui nous est raconté par Jefferson lui-même, prouve assez combien leurs préventions étaient sincères.

C'était au mois de février 1801. La liste des républicains avait réuni la majorité dans les élections pour la présidence et la viceprésidence; mais Jefferson et Burr, leurs deux candidats, ayant obtenu exactement le même nombre de voix, la chambre des représentans se trouvait appelée à choisir le président entre les deux élus. Le sentiment public désignait impérieusement Jefferson; mais les fédéralistes, qui disposaient dans la chambre du vote de la moitié des états, étaient décidés à l'écarter. Depuis plusieurs jours, ils tenaient l'élection en suspens par leur obstination à voter pour le colonel Burr, se proposant, disait-on, de déférer le pouvoir à un président temporaire du sénat dans le cas où ils parviendraient à empêcher une élection régulière. Jefferson se rendit chez le président John Adams pour le supplier d'opposer son veto à un acte d'usurpation qui pouvait conduire à la guerre civile. John Adams l'accueillit fort mal. « Monsieur, lui dit-il avec véhémence, votre sort est entre vos mains. Vous n'avez qu'un mot à dire promettez de faire justice aux créanciers de l'état, de maintenir la marine, de ne pas déplacer les fonctionnaires, et le pouvoir vous sera remis aussitôt. Nous savons que c'est le désir du peuple. -Monsieur Adams, ré

(1) Voyez sur les théories de Jefferson et sur la Formation du parti démocratique aux États-Unis la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1858; voyez aussi la première partie de cette étude dans la livraison du 1er avril 1857.

pondit Jefferson, je ne sais ce qui, dans ma conduite publique ou privée, a pu autoriser un doute sur mon respect pour les engagemens publics. Quoi qu'il en soit, je suis bien décidé à ne pas entrer aux affaires par voie de capitulation. Je veux arriver au pouvoir libre, absolument libre de ne suivre que l'inspiration de ma raison. - S'il en est ainsi, monsieur, il faut que les choses suivent leur cours. » Et ils se séparèrent avec aigreur, Jefferson irrité de ce que le président n'avait pas voulu le comprendre à demi-mot, John Adams indigné de n'avoir pas obtenu de promesses formelles.

Même après avoir reconnu qu'ils ne pourraient, sans se perdre dans l'opinion de leur propre parti en dehors des chambres, prolonger leur résistance au vœu national, les représentans fédéralistes ne se rendirent qu'en donnant à Jefferson une marque de leur irréconciliable hostilité au dernier tour de scrutin, ils votèrent en masse contre lui, et ne lui cédèrent la majorité que par l'abstention concertée de trois d'entre eux (17 février 1801). « C'est la déclaration de guerre de la bande, » écrivit aussitôt Jefferson à Madison. Il prévoyait la guerre avec plus de dépit que d'enthousiasme. Hamilton ne s'était pas trompé lorsque, cherchant à modérer l'ardeur de ses amis contre son rival, il les avait avertis que le caractère de ce prétendu fanatique promettait un système de temporisation, non de violence. Jefferson lui-même l'avait dit : « Je n'ai pas assez de passion pour trouver du plaisir à naviguer au milieu des tempêtes. » Dès qu'il s'était senti près de vaincre par la politique d'agitation, il s'était prononcé, dans le sein même de son parti, pour une politique calmante. Il savait fort bien que les forces qui font arriver les démocrates au pouvoir ne suffisent pas toujours à les y maintenir. Il voulait élargir sa base sans en changer; il voulait, sans se brouiller avec ses amis, rallier à lui toute cette masse honnête des amis du bien public qui se rattachait encore par habitude aux fédéralistes, comme aux défenseurs naturels du bon ordre, mais qui commençait à douter de la sagesse et du patriotisme de ses anciens chefs depuis que, par leurs manœuvres pour empêcher l'élection de leur plus dangereux adversaire, ils avaient failli troubler la paix intérieure du pays. « Tous ces braves gens, écrivait Jefferson, croyant déjà voir le gouvernement en dissolution, en sont venus à souhaiter ardemment l'administration même qu'ils avaient le plus redoutée, et à la regarder, après l'avoir obtenue, comme la fille de leurs œuvres. Les fautes des meneurs fédéralistes ont fait en une semaine ce qu'il nous aurait à peine été possible de faire en plusieurs années de doux et impartial gouvernement. Le gros de leur armée est aujourd'hui dans un état d'esprit qui l'amènera à se fondre avec nous, pourvu qu'aucune mesure excessive de notre part ne vienne le révolter de

nouveau..... M. Adams nous dérange et nous embarrasse.» John Adams mettait en effet la modération du parti républicain à une rude épreuve. Il profitait des quelques jours qu'il avait encore à rester président pour nommer à tous les emplois vacans les ennemis les plus acharnés de son successeur, lui préparant ainsi assez perfidement la désagréable alternative ou de respecter ces nominations au risque d'être mal servi et de mécontenter les coureurs de place qui s'étaient attachés à sa fortune, ou d'inaugurer son administration par des destitutions en masse de nature à « révolter les nouveaux convertis et à les rejeter sous la discipline de leurs anciens chefs, alors sans soldats. »

Trois jours après avoir pris la responsabilité du gouvernement (7 mars 1801), Jefferson écrivait à Monroë : « Il faut bien, je le sais, prononcer quelques destitutions, mais il faut en prononcer le moins possible, peu à peu, et ne les motiver que sur quelque malversation ou quelque incapacité flagrante. Entre les garder et les renvoyer tous, il y a une conduite intermédiaire à suivre, que nous n'avons pas encore arrêtée, et que nous n'arrêterons pas avant que toute l'administration ne soit réunie. Mème alors peut-être ne procéderons-nous qu'à tâtons, balançant nos mesures d'après l'impression qu'elles pourront produire. » Le discours d'inauguration que le nouveau président adressa au sénat fut son premier ballon d'essai. Il y prodiguait les plus sages conseils aux républicains et les plus douces caresses aux fédéralistes. « La volonté de la majorité doit toujours prévaloir, cela est incontestable; mais que personne n'oublie ce principe sacré : pour que cette volonté soit légitime, il faut qu'elle soit raisonnable. La minorité a des droits égaux, que des lois égales doivent protéger, et qu'on ne peut violer sans oppression. Unissons-nous donc, concitoyens, d'un seul cœur et d'une seule voix... Toute différence d'opinion n'implique pas une différence de principes. Nous avons appelé de noms divers des frères enfans du même principe. Nous sommes tous républicains; nous sommes tous fédéralistes. » Les républicains furent désappointés, les fédéralistes restèrent méfians. Ils avaient raison de ne pas beaucoup compter sur les bonnes paroles du président : on ne peut jamais faire fond sur les promesses, même les plus sincères, de ceux qui se targuent d'être « des démocrates par tempérament. » Ils ne s'appartiennent pas à eux-mêmes; ils ont pour principe et pour habitude d'obéir à ceux qu'ils commandent. Jefferson n'avait pas assez de fermeté pour être aussi conciliant qu'il se l'était proposé. Toutes les nominations à des emplois amovibles faites dans les derniers jours de la présidence de John Adams furent regardées par la nouvelle administration comme non avenues; beaucoup d'autres fonctionnaires plus régulièrement nom

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