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chait au cœur; jusque-là, il ne lui était pas même venu à l'esprit qu'un rival pût tenter de plaire à Camille, et encore moins qu'elle pût lui donner son amour. Sa douleur fut excessive, et d'autant plus mortelle qu'il la concentra en lui-même. Dès ce moment, il renferma au fond de son cœur tout ce qui restait de son amour, c'est-à-dire une passion aride, désespérée, une sombre jalousie. Il ne prononça plus devant Marcelle le nom de Camille, et lorsque, plus effrayée, plus navrée de son silence que de ses transports de douleur, elle sollicitait indirectement ses confidences, il lui disait avec un sourire triste Va, chère fille, je ne te cache rien, mon esprit est tranquille; mon cœur est mort.

Mais Marcelle ne le croyait pas.

Six mois plus tard, Camille revenait au logis paternel. Elle n'était pas mariée. Mme Chapusot, qui était en correspondance avec une dame du régiment, affirmait qu'elle avait failli épouser le colonel. Quoi qu'il en fût, elle était toujours belle et plus fière que jamais.

— Pourtant elle va sur ses trente ans! disait Me Chapusot après avoir calculé tout haut les dates.

- Je connais des filles qui se sont mariées bien plus tard, lui répondit un jour la tante Dorothée.

Environ trois ans après la mort de l'oncle César, Théodore, dont l'ambition s'était tout à fait calmée, remplissait les fonctions de maître clerc chez le notaire Chardacier, avec la perspective de lui succéder à une époque peu éloignée. Son intérieur était celui d'un vieux garçon bien installé, bien soigné. Marcelle dirigeait sa maison, Cascarel vieillissait tranquillement chez lui. Il avait une existence calme et facile, sinon heureuse. Quoique la tenue de ce ménage annonçât la plus humble médiocrité, il y régnait un si bel arrangement, un ordre si parfait, que la tante Dorothée y venait, comme elle se plaisait à le dire, pour se mirer dans les meubles, et qu'ensuite elle allait dire à sa filleule: En vérité, la pauvreté n'est point laide! Nous ne sommes pas riches, tous tant que nous sommes, et pourtant ce qui nous environne n'effraie point les yeux! C'est mieux encore chez Théodore Fauberton: il règne chez lui un air d'élégance.

-Eh! tant mieux, répondait froidement Camille; il a plus de mérite qu'un autre à se contenter de peu. L'autre jour, j'ai vu, en passant, les pots de fleurs alignés sur ses fenêtres; il faut avouer que cela ne ressemble guère à l'orangerie de l'hôtel Fauberton.

Un matin, en arrivant à l'étude, Théodore trouva Me Chardacier qui l'attendait. Le bonhomme avait une physionomie singulière : ses petits yeux gris flamboyaient; il hochait la tête d'un air triomphant, et ne s'apercevait pas que ses lunettes d'or étaient descen

dues sur le bout de son nez. Il entraîna Théodore dans son cabinet, et lui dit en l'embrassant avec transport :- Mon cher ami, nous allons rentrer à l'hôtel Fauberton; vous héritez cette fois, vous héritez de droit... Je m'étais toujours figuré que cela arriverait! -J'hérite! répéta Théodore stupéfait.

Eh! oui, cette pauvre enfant est morte, je viens d'en recevoir la nouvelle. Elle était si chétive, si malingre! cela ne m'a point surpris... La moitié de la succession vous revient, puisque vous représentez seul la branche paternelle; ses quatorze parens de la branche maternelle se partageront l'autre moitié... C'est à peu près ce que votre oncle avait économisé. Ainsi vous n'êtes point lésé du tout le dernier neveu des Fauberton recueillera intégralement la fortune de la famille.

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Le petit clerc, vulgairement appelé saute-ruisseau, qui faisait les commissions de l'étude, se trouvait derrière la porte; il s'échappa aussitôt et alla répandre cette nouvelle dans la ville. Ni le triomphe des Signoret le jour du bal, ni la retraite de l'oncle César, ni sa mort, ni ses funérailles, ni la lecture du testament qui déshéritait Théodore, n'avaient produit une sensation comparable à celle que fit ce dernier événement. Cette fois, la ville entière, hormis la famille Signoret, alla faire son compliment de condoléance à Théodore avec des expressions qui n'avaient rien de triste. Il reçut dans la journée pour le moins cent visites. Me Beaumoulin vint des premiers avec M. et Mme Chapusot. La bonne dame embrassa Théodore avec effusion, et dit en lui serrant la main : Pourvu que ce soit pour votre bonheur!

Il comprit cette étreinte significative, ces paroles vagues, et répondit avec un sourire: Vous verrez !...

Cascarel était hors de lui; on lui faisait aussi compliment, et il répondait avec naïveté : Je vais prendre le deuil, comme j'ai fait à la mort de mon pauvre maître, quoiqu'il ne m'eût rien laissé; mais, voyez-vous, je suis comme de la famille!

Le même soir, lorsque Théodore se trouva seul avec Marcelle, il s'assit près de la petite table où elle travaillait et lui dit doucement : Tu ne me parles pas, toi; tu t'es tenue à l'écart toute la journée, et maintenant tu pleures...

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Je pleure de joie, répondit-elle; il fallait que vous fussiez riche pour être heureux; eh bien! la richesse est venue.

Et, comme il ne lui répondait pas, elle ajouta avec effort : A présent vous pourrez vous marier.

Oui, fit-il à demi-voix, oui, je me marierai; mais je n'épouserai pas Camille...

Marcelle le regarda d'un air étonné.

-Tu doutes? reprit-il, eh bien! tu verras... tu verras... bientôt. Là-dessus il lui serra la main et se retira dans sa chambre.

Le lendemain, Me Chardacier et Théodore partirent pour Marseille afin de régler les affaires de cette succession deux fois si inopinément transmise. Leur absence dura un mois. A son retour, Théodore trouva que tout était prêt à l'hôtel Fauberton pour le recevoir : déjà Cascarel y était installé; mais Marcelle était restée dans la petite maison.

Un quart d'heure après son arrivée, Théodore alla la voir : N'est-ce pas, ma bonne Marcelle, que tu as été bien étonnée quand je t'ai écrit de rester ici? lui dit-il affectueusement.

Oui, répondit-elle avec douceur; mais j'ai pensé que vous aviez une raison...

- Et tu ne l'as pas devinée assurément! s'écria-t-il; Marcelle, tu resteras ici encore quelques semaines; ensuite, si tu le veux, tu reviendras,... tu reviendras le jour de notre mariage, lorsque tu seras Mme Fauberton!...

La pauvre fille serra la main qu'il lui tendait et se prit à pleurer silencieusement; mais il comprit bien qu'il n'avait pas besoin de lui demander son consentement deux fois.

Un mois après, Théodore épousa l'humble Marcelle. On n'osa pas dire que c'était une mésalliance. Tout le monde savait qu'elle sortait de la petite bourgeoisie et que son père était un artiste. La cérémonie se fit sans aucun apparat, parce que Théodore portait encore le deuil d'héritier; mais la haute société ne se dispensa pas d'assister à la bénédiction nuptiale. En sortant de l'église, la tante Dorothée et Mme Chapusot se trouvèrent face à face.

- Voilà enfin un Fauberton marié! dit Mme Chapusot; vous l'aviez toujours prédit, ma chère demoiselle.

- Oui, répondit la vieille fille; mais je m'étais trompée à moitié... Heureusement Camille se marie dans un mois, le même jour que sa sœur Alphonsine!

- Toutes deux épousent des officiers! s'écria Mme Chapusot.

Oui, elles font d'assez beaux mariages, répondit négligemment la tante Dorothée; Camille épouse le colonel. Toutes les demoiselles majeures n'ont pas tant de bonheur!... Mais, pardon, je ne vois pas avec vous vos charmantes filles, et j'allais oublier de vous demander de leurs nouvelles!

Me CHARLES REYBAUD.

MICHEL-ANGE

D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENS

II. Le Vite

1. The Life of Michael Angelo Buonarotti, by John Harford, London 1858, 2 vol. de' piu eccellenti pittori, etc., di Giorgio Vasari, tome XII, Florence. III. Les Arts en Portugal, par le comte Raczynski, Paris 1846. (Manuscrit de François de Hollande.)

La grande ère de l'art moderne, l'époque merveilleuse de la renaissance, que nous pouvons embrasser aujourd'hui dans son ensemble, ne fut pas l'œuvre d'un jour : elle se distingue cependant des civilisations antiques en ce que son développement fut rapide, local, sans arrêt, et qu'elle succéda presque sans transition à la sinistre obscurité du moyen âge. Après dix siècles d'efforts inouis et à peu près stériles, dans un ciel sillonné d'éclairs qui ne montrent guère que des ruines, elle éclate presque sans aurore, brillante comme un jour d'été. Telle est même l'abondance et la spontanéité de la vie nouvelle, qu'on a pu dire que, de morte qu'elle était, l'humanité venait de renaître, et saluer ce temps du nom glorieux qu'il a gardé. Un autre caractère plus important de cette époque, et qui la sépare également de l'antiquité, c'est que les œuvres sont plus que jamais individuelles et marquées du sceau de l'auteur. Je suis loin sans doute de contester l'existence personnelle d'Homère, de Zoroastre, ou du sculpteur anonyme des marbres d'Égine. J'ignore si le chantre de la guerre de Troie était aveugle; je ne sais ni dans quelle langue, ni dans quel lieu furent prononcées les sentences du plus ancien des sages; le nom de l'architecte du temple de Jupiter panhellénien sera vraisemblablement toujours un mystère: ces obscurités ne me font point douter que ces œuvres n'appartiennent à des personnes distinctes, à des hommes qui ont vécu. Et pourtant je ne puis m'en dissimuler le caractère collectif et général. Les écoles dans l'antiquité représentaient les directions diverses de l'es

prit, et dans leur succession les modifications naturelles de l'opinion. Un enseignement sévère, une tradition suivie, tout en gênant l'essor de la pensée individuelle, amenait l'art, par des progrès incessans, jusqu'à ses dernières limites. Les Phidias, les Scopas, les Praxitèle, étaient bien moins les chefs des écoles qui portent leurs noms que les représentans les plus illustres des idées qui les caractérisent. De là découle la forme abstraite de l'art grec et sa perfection.

Sous le souffle puissant de la liberté reconquise, l'homme retrouva tous les attributs de la vie personnelle. Les superstitions, les chimères, les terreurs du moyen âge s'évanouirent comme les souvenirs des rêveries stériles d'un sommeil agité. Une lumière éclatante rayonna sur des hommes jeunes, libres et fiers. Chacun s'avança où son goût le portait; les aptitudes les plus diverses se firent jour. Le caractère de l'artiste s'accusa nettement dans son œuvre, qui, devenue plus vivante, acquit en même temps une individualité plus précise, et refléta nettement ses idées propres, ses penchans, ses passions. Ghirlandajo, Léonard de Vinci, Michel-Ange, ont vécu dans la même ville et dans le même temps; mais qui pourrait confondre les plus insignifians de leurs ouvrages? Tout est grand dans cette époque mémorable, les cœurs sont à la hauteur du génie, et dans les circonstances les plus difficiles, au milieu des bouleversemens politiques, on vit rarement ces honnêtes grands hommes céder aux sollicitations de l'intérêt personnel, négliger la dignité de la vie, oublier que le talent n'exempte pas des plus humbles vertus. Tout certes ne fut point parfait dans ce temps, loin de là: si la renaissance eut des héros et des saints, elle eut aussi des Borgia; les plus hautes facultés se rencontrèrent parfois unies à l'infamie et à la lâcheté. Ces alliances monstrueuses qui étonnent et déconcertent la raison, qui scandalisent la conscience, se verront toujours partout où il se trouvera des hommes; mais elles sont alors comparativement rares, et les exemples contraires sont nombreux et éclatans.

S'il est un homme qui représente la renaissance avec plus d'éclat qu'aucun autre de ses contemporains, c'est Michel-Ange. Le caractère est chez lui à l'égal du génie. Sa vie, presque séculaire et prodigieusement active, est sans tache. Quant à l'artiste, on n'ose croire qu'il puisse être surpassé. Il réunit dans sa prodigieuse personnalité les deux facultés maîtresses qui sont en quelque sorte les pôles de la nature humaine, et dont la réunion chez les mêmes individus fit la grandeur souveraine de l'école toscane: l'invention et la raison, une vaste et fougueuse imagination dirigée par une méthode précise, ferme et sûre. De pareils géans, dont l'antiquité eût fait des dieux, sont ainsi jetés de loin en loin dans l'histoire comme des exemples vivans qui montrent à quelle grandeur notre race peut atteindre et jusqu'où l'ambition de l'homme peut prétendre. Pour la critique préoccupée d'expliquer les œuvres de l'artiste par la vie de l'homme, il y a là un sujet d'études qui garderait aujourd'hui encore son à-propos, si même de récentes publications en Angleterre et en Italie n'étaient venues rappeler sur le peintre de la Sixtine et le sculpteur du Moïse l'attention des amis de l'art.

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