Images de page
PDF
ePub

de Dieu, paix ou trève du roi, etc.), qui au moyen âge exprimait surtout les efforts vers la concentration de la juridiction criminelle. Le contrat intervenu entre l'offenseur et l'offensé avait eu nécessairement pour conséquence une trève ou paix, qui éteignait ou assoupissait leurs colères : trygd chez les Scandinaves, treuga chez les Germains; mais pour généraliser cette paix et en faire la paix sociale, ou, comme l'on dit aujourd'hui, l'ordre public, il fallait une institution qui eût l'esprit de paix et qui sût le répandre. C'est ce que fit partout la religion incorporée dans un sacerdoce. Dès les temps les plus obscurs, on trouve partout le germe de ces institutions religieuses, qui, sous le nom plus récent de trève de Dieu, prirent une si grande extension et atteignirent de si heureux résultats jusqu'aux derniers siècles du moyen âge chrétien. C'est à cette paix sociale que présidait la déesse Nerthus des Germains du nord, dont Tacite a décrit en quelques lignes si pleines et si colorées la fête annuelle. Lorsque sur son char mystérieux on la promenait dans la contrée, la trève était établie par le fait. « Elle apaise toute inimitié par sa présence, dit l'historien romain; devant elle, tout combat cesse, tout glaive rentre dans le fourreau; chacun ne connaît plus, ne célèbre plus que le repos et la paix. » Le christianisme s'empressa de s'emparer de ce sentiment, déjà si développé. Les Scandinaves nommèrent la paix « consécration de l'homme, manhaelgi; » l'homme devenait inviolable. Sous cette influence bienfaisante, la miséricorde et la prière acquéraient des droits vis-à-vis de la force. « Si le meurtrier, dit la loi islandaise, se faisant assister de témoins, avait demandé la paix avant le troisième jour écoulé depuis le meurtre, soit au fils, soit au petit-fils de la victime, ceux-ci ne pouvaient pas lui refuser une paix ainsi demandée d'une manière légale. » La manhaelgi consacrait même les objets confiés à la foi publique et les propriétés, tels que les charrues, moulins, sorte de législation religieuse qu'on retrouve chez les peuples les plus barbares, chez ceux de l'Océanie par exemple, où la sanctification du tabou protége contre le pillage les instrumens de culture, les blés jusqu'à la moisson, les fruits jusqu'à la maturité. Le propre de cette nouvelle juridiction toute morale, c'est de suivre le coupable partout où il est; il porte la pénalité sur sa tête, parce que c'est la Divinité même qui la lui impose : de là l'excommunication usitée également partout. «S'il se trouve, dit une loi scandinave, quelqu'un d'assez insensé pour porter atteinte à un accommodement conclu ou pour commettre un meurtre après avoir juré la paix, qu'il soit proscrit et marqué de l'anathème céleste, partout où les hommes poursuivent le loup, où les chrétiens visitent les églises, où les païens font des sacrifices, où les mères donnent le jour à des enfans et où les enfans appellent leurs mères, partout où le feu brûle, où le Finnois patine, où le sapin croît, et où le faucon vole aux jours du printemps, quand le vent vient enfler ses deux ailes et l'emporter dans les airs. » C'est ainsi que le droit en naissant reçoit de la religion la force, l'universalité, même la poésie; celle-ci en grave les austères prescriptions dans la profondeur des consciences naïves en ces temps où la coaction extérieure serait trop insuffisante.

Tels sont les principaux élémens du progrès de la justice criminelle que nous révèlent les trop rares monumens de l'histoire, et qui semblent avoir eu le même cours chez tous les peuples. C'est d'abord le sentiment de la

responsabilité morale, forme pratique du libre arbitre donné à l'homme; c'est ensuite la solidarité de la famille qui est celle de la société même, et qui nécessairement exige une règle pour son exercice et engendre la loi; puis vient la médiation entre les familles, qui prépare une juridiction supérieure; enfin l'autorité religieuse, qui résume un premier progrès et les généralise tous, et qui fonde et fait accepter la justice sociale. Ces élémens ne se présentent point successivement et en manière de découvertes ou de déductions, comme nous sommes obligés de les présenter dans l'analyse; ils coexistent dès l'origine, seulement les uns se développent aux dépens des autres, selon les temps, le degré et la mesure d'ordre que la société possède, selon ses progrès ou ses mouvemens rétrogrades. La société chrétienne en a vu très clairement l'agitation et la lutte dans la période barbare; après Charlemagne, qui tenta une transformation prématurée, ils se trouvèrent engagés dans l'organisation féodale et entraînés dès lors dans le mouvement d'amélioration que l'église et la royauté exerçaient sur elle. L'œuvre fut longue et difficile, comme toutes celles qui exigent un changement profond dans les idées. Longtemps encore la vengeance s'exerça par les guerres privées; elle acquit même sous cette nouvelle forme une plus grande puissance, mais elle ne prévalut point complétement. La civilisation avait pris pied définitivement dans le monde moderne; l'état était créé du moins, et remplaçait l'établissement de conquête; on n'était plus même jugé selon la loi de sa race, mais selon une loi commune dans son principe, quoique variable encore par la diversité des coutumes. Tout dépendait dès lors d'un mouvement qui avait triomphé dans toute l'Europe, et qui fut la civilisation moderne. Dans les deux premiers volumes publiés de cette Histoire du Droit criminel des Peuples modernes, M. du Boys a poussé cette savante et laborieuse étude jusque vers la fin du moyen âge. Pour l'étude de l'histoire sociale, que nous avons seule envisagée, il nous a paru qu'on y trouverait beaucoup de secours. M. du Boys a profité des nombreux travaux qui, en France et en Allemagne, ont débrouillé les obscurités de ces origines; Grimm, Warnkoenig, Stein, Wilda, Pardessus, Laboulaye, Laferrière et beaucoup d'autres ont été mis à contribution. Il a principalement eu en vue l'Europe occidentale, et surtout la France; mais il n'a point négligé les peuples slaves ni la législation musulmane, et s'est attaché à faire ressortir partout ces analogies qui attestent l'unité du principe dans chaque développement humain. En somme, on voit dans ces deux premiers volumes le droit pénal et la juridiction criminelle, ces deux grands et terribles instrumens de la sécurité publique et de la liberté individuelle, sortir de leur état élémentaire encore visible dans les lois barbares, se modifier par le passage de la vie nomade et guerrière à la vie sédentaire et propriétaire, s'adoucir et arriver à des principes rationnels et progressifs par l'influence du christianisme et des canons pénitentiaires de l'église, et passer ensuite à cet état d'élaboration régulière et continue d'où est sorti plus tard, par la centralisation du pouvoir et les transformations de la jurisprudence, un système désormais fondé sur la raison seule, et jusqu'à un certain point perfectible comme la société même.

LOUIS BINAUT.

V. DE MARS.

LES

ÉCRIVAINS A ROME

Parmi les artistes qui vont à Rome, on paraît croire qu'indépendamment des émouvans souvenirs que rappelle la ville aux sept collines et des chefs-d'œuvre d'art qui y sont réunis, le ciel même de Rome est doué d'une vertu particulière, et suffirait seul pour communiquer F'inspiration; c'est une opinion assez générale, surtout parmi ceux qui en sont revenus. Le ciel de Rome a peut-être acquis cette action bienfaisante; mais ce qui est certain, c'est qu'il ne l'a pas toujours possédée. S'il est pour quelque chose dans le caractère qu'a pris le génie de Rome aux temps anciens, cette influence ne justifie guère sa poétique réputation: rien de plus positif, de plus rudement pratique que le génie romain. A côté de vertus plus ou moins constatées, vertus âpres et sèches dans leur énergie, deux faits dominent l'histoire de Rome: au dedans, l'implacable guerre du riche au pauvre, l'usure à outrance, le règne de la chicane, la dépossession sournoise du citoyen; au dehors, la dépossession violente de l'étranger, la guerre de conquête. Ce dernier caractère est encore ce que Rome a de plus idéal; c'est là l'unique rôle que lui assigne le plus grand, le plus humain de ses poètes, Virgile. Quant à ce qui constitue vraiment la civilisation, il lui conseille de laisser cela à d'autres. Si le compliment est étrange, il est au moins mérité. Rome ancienne n'a pas produit un seul artiste, et presque tous ses écrivains célèbres sont nés hors de son sein.

Un seul de ses grands poètes est né à Rome, et précisément il est

TOME XXII.

15 AOUT 1859.

49

de tous celui qui, par l'inspiration, est le moins Romain: c'est Lucrèce. Toutes ses idées sont empruntées à l'une des écoles de la Grèce Épicure est son dieu. Il méprise tout ce que Rome admire, la religion, une si forte partie de la nationalité romaine, et la guerre, et l'activité politique, et les honneurs. Le nom même de Rome n'est pas prononcé dans tout son poème; le nom de Romain s'y trouve une seule fois, au début, quand il souhaite à ses concitoyens et à lui-même la chose la plus antipathique à Rome, la paix.

Il ne faut pas sans doute attacher trop d'importance à ces hasards qui font naître un homme de génie ici plutôt que là, et la géographie n'a pas grand'chose à voir dans l'histoire de la littérature. Cependant, dans une ville qui, de tout temps, resta l'unique foyer de la vie politique, la cité, et qui se chargea d'être l'âme pensant et voulant pour les provinces conquises, il est assez étrange que cette âme n'ait pu tirer d'elle-même un seul accent poétique. Ce fait prend quelque valeur, quand on le compare à ce qui s'est passé chez nous. Comptez combien de poètes sont nés à Paris : Villon, Molière, Boileau, Voltaire, Béranger, Musset, ou, dans un rayon d'une trentaine de lieues, Régnier, Corneille, Rotrou, La Fontaine, Racine. Combien y en a-t-il qui manquent à cette liste? Trois peutêtre : André Chénier, Lamartine et Hugo. Or tracez autour de Rome un cercle d'une dimension égale : outre Lucrèce, vous y trouverez le créateur de la satire romaine, Lucilius, puis des hommes comme Cicéron et César, qu'on ne saurait considérer comme des gens de lettres. Et pourtant jamais la centralisation politique ne fut en France aussi absolue qu'à Rome, même sous la république : quand les Italiens eurent arraché à Rome le droit de suffrage, ce fut à Rome seulement que ce droit put s'exercer, ce qui le rendait le plus souvent illusoire. L'Italie non latine renferme déjà un peu plus de noms célèbres dans les lettres; mais c'est surtout dans les provinces que se recrute la poésie et ce qu'on peut appeler proprement la littérature. Catulle, Virgile, Tite-Live, les deux Pline, sont de la Gaule cisalpine; les deux Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien, sont Espagnols. Poursuivez cet inventaire, et vous verrez ce qui reste au sol latin des hommes qui ont fait la gloire de la littérature latine. Décidément l'air de Rome n'était pas favorable aux nativités poétiques.

Ce fait si remarquable ne nous frapperait pas autant, s'il ne s'était produit qu'après l'extension démesurée de la république et de l'empire, au temps où Rome embrassait le monde connu. Quelles que pussent être alors sur chacun de ces écrivains les influences locales, origine, traditions, souvenirs d'enfance, toutes influences si puissantes pourtant sur des âmes de poète, on conçoit qu'elles aient pu, au temps des césars, être combattues par l'éducation toute la

tine des écoles semées dans les provinces et par le prestige plus étendu de la grandeur romaine. Mais ce fait apparaît au début même de la littérature latine; ses premiers écrivains sont presque tous des étrangers, moins que des étrangers même : quelques-uns sont des esclaves. Des trois grands poètes comiques, la gloire la moins contestable de cette première époque, deux sont esclaves, Térence et Cécilius; le troisième, Plaute, fut réduit à peu près au même sort par la misère: pendant trois ans, il fut contraint pour vivre de tourner la meule d'un moulin à farine. Chez un peuple déjà peu disposé à apprécier les œuvres de l'esprit, on comprend combien la misérable condition des plus anciens poètes dut fortifier le préjugé hostile aux lettres, et diminuer tout à la fois et leur considération personnelle et l'estime qu'on pouvait faire de leur art. A Athènes, les poètes dramatiques, citoyens parmi leurs égaux et revêtus souvent de fonctions publiques, venaient, dans des cérémonies patriotiques et religieuses, concourir aux splendeurs de la patrie devant un peuple dont le théâtre était une des institutions. Ce peuple, fort irrévérencieux à l'égard de bien des choses, conserva toujours le respect de l'art, le culte du beau. Aussi le génie du poète se ressentait de sa dignité personnelle : le plus effréné railleur, fût-ce même Aristophane, retrouvait par intervalles l'accent grave et fier de l'homme libre, et l'idéal apparaissait au milieu de ses bouffonneries les plus effrontées. A Rome, où la comédie seule pouvait toucher la fibre populaire, rien ne relevait aux yeux du peuple les poètes qui se consacraient à ses plaisirs : doublement en dehors de la cité, ils étaient d'abord suspects comme étrangers. Chez les Romains, le même mot servait primitivement à exprimer deux idées, chez nous différentes, au moins pour les hommes éclairés, l'ennemi et l'étranger, hostis. En outre, par leur qualité d'esclaves ou d'affranchis, ils étaient au-dessous du dernier plébéien, et l'on sait ce que le plébéien était à Rome, et de quelle liberté il y jouissait. Pour obtenir quelque sécurité pour sa personne et pour le peu qu'il pouvait posséder, il n'avait qu'une ressource, s'attacher à un grand, devenir son client, vivre dans une sorte de domesticité : ainsi firent les poètes, même ceux qui étaient nés libres comme Ennius. Ce sont ces traditions de patronage que notre littérature a pieusement recueillies; quand on se vantait d'appartenir à M. le cardinal ou à M. le surintendant, c'était encore de l'imitation littéraire, souvenir des grands modèles, respect de la tradition. Nous nous sommes en bien des choses beaucoup trop souvenus des Romains. Boileau luimême, qui avait en lui toute l'étoffe d'un caractère indépendant, ne se fût peut-être pas permis certaines flatteries un peu fortes sans l'exemple et l'autorité d'Horace; mais le pauvre Horace, enchaîné

« PrécédentContinuer »