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l'île; les fleurs ouvrirent à la rosée leur calice parfumé; l'étang et la mer s'argentèrent sous les reflets de l'aube; la nature s'éveilla étincelante et joyeuse comme la veille. Seulement le soir, lorsque le soleil eut quitté l'horizon, quelques touffes d'immortelles sauvages s'inclinèrent sur une terre fraîchement remuée, et deux hommes pleurèrent sous la voûte du four en ruine.

Quelques jours après, le panar devait chercher de nouveau à gagner sa vie; mais sa révocation l'avait marqué d'une tache indélébile. Un habit noir râpé, que l'abbé Tabourel lui avait imposé autrefois pour conduire les élèves aux offices, formait toute la richesse du Franciman, et ce fut pitié que de le voir, manquant de pain et de chemise, courir de village en village et de mas en mas avec ce mince et ridicule habit. Pour comble d'infortune, Picouline, assailli de rhumatismes et obligé de donner sa démission de précom, ne quitta plus le micocoulier de Balaruc, où péniblement il tirait son alène entre ses doigts raidis. Urbain hérita de sa barque, et alla désormais à sa place allumer tous les soirs le phare de Roquerol. Encouragé par Picouline, le panar créa cette petite industrie, inconnue jusqu'alors, qui consiste à promener sur l'étang de Thau les malades de l'établissement des bains. Sa facilité à parler le français, ses manières polies, la propreté de son bateau, rendirent bientôt précieux aux étrangers Urbain le Franciman (c'est ainsi qu'on prit l'habitude de le désigner), et Picouline est mort avec la douceur de penser que sa barque avait assuré à jamais du pain au pauvre instituteur.

Une jolie chapelle s'élève aujourd'hui près de la source des eaux thermales, et chaque Balaruc ayant son capélan, une harmonie parfaite règne entre les deux villages. Les broussonnetias de la grande allée sont un peu décrépits, et c'est à peine si quelques vestiges du four en ruine subsistent encore sur les rochers du Cross de Niou. Le Franciman est toujours le batelier de l'étang de Thau. Il est un peu voûté par l'âge, mais au nom de la naturelle tous les souvenirs de sa jeunesse se réveillent en lui; son cœur reverdit, son regard s'illumine, et pour peu que vous lui en exprimiez le désir, il vous racontera, sans omettre un détail, la triste histoire de ses amours, telle qu'il nous l'a dite un matin en ramant vers la source d'Imbressac.

Mme LOUIS FIGUIER (CLAIRE SÉNArt).

UN ARTISTE

CHEZ

LES PEAUX-ROUGES

Wanderings of an artist among the Indians of North America, by Paul Kane;
London 1859, Longman and Co.

Il faut se hâter de visiter les peaux-rouges. Ces tribus, naguère encore maîtresses de tout un monde, disparaissent rapidement refoulées et anéanties par l'invasion de la race blanche. Leurs destins sont marqués. Avant un siècle peut-être, le dernier Indien de l'Amérique du Nord aura regagné le séjour du Grand-Esprit race malheureuse qui, après avoir vécu en se multipliant dans la barbarie, s'éteint frappée de mort au contact de la civilisation! Dans les ÉtatsUnis, les territoires assignés aux Indiens se dépeuplent dans des proportions effrayantes; il en est de même dans l'Amérique anglaise. Ce n'est point que la race blanche veuille à tout prix dominer et exister seule sur ces immenses régions, qui pourraient aisément nourrir les anciens et les nouveaux maîtres du continent américain. Dans l'origine, aux premières ardeurs de la conquête, lorsque les pionniers européens se sont précipités sur le sol, il y eut sans doute de nombreux actes de violence; mais aujourd'hui, sous l'inspiration d'idées plus humaines, l'administration des États-Unis et le gouvernement britannique tentent de louables efforts pour conserver les

peaux-rouges, pour les civiliser par la religion et par le travail. L'honneur et l'intérêt leur commandent de protéger ces tribus, qui ont été successivement expropriées des vastes espaces demeurés stériles entre leurs mains. Malheureusement il y a des lois fatales. Les Indiens sont condamnés; ils auront le destin de tant de races primitives aujourd'hui disparues. Laissons aux ethnographes et aux philosophes le soin de disserter savamment sur ces grandes révolutions humaines et de prononcer l'oraison funèbre des peuples qui s'en vont. Il s'agit simplement ici de décrire d'après nature, quand il en est temps encore, quelques traits de la vie et du caractère des peaux-rouges, de faire une courte excursion au milieu des tribus qui habitent, sous la domination anglaise, les territoires compris entre le Canada et l'Océan-Pacifique.

I.

Ce n'est pas un voyage de touriste : là point de chemins de fer ni de bateaux à vapeur; à chaque pas, des difficultés, des fatigues et des périls. A l'exception des missionnaires, qui vont partout, et des employés de la compagnie de la baie d'Hudson, qui prennent du service dans ces ingrates régions, les Européens ne sont guère tentés de s'y aventurer. Les missionnaires, on le sait, ne perdent pas au récit de leurs impressions de voyage le temps qu'ils doivent consacrer tout entier à leur apostolat, et les employés de la compagnie d'Hudson, salariés pour s'occuper de l'achat des fourrures, sont généralement plus habiles à tenir leurs comptes qu'à écrire des relations. De là l'extrême rareté des renseignemens qui nous parviennent sur les peaux-rouges. De loin en loin seulement, quelque gentleman se met en tête de visiter ces tribus: c'est un aventurier, blasé de la vie d'Europe et curieux d'essayer de la vie sauvage; c'est un chasseur qu'entraîne dans ces giboyeux parages la passion de saint Hubert, ou bien encore c'est un artiste à la recherche de types nouveaux et de paysages inconnus. M. Paul Kane, dont nous allons suivre les pérégrinations, appartient à la famille des artistes; il a traversé l'Amérique du Nord pour recueillir des portraits de peaux-rouges et se composer un album de dessins. Par surcroît, et en guise de texte, il a écrit un journal de voyage, sans prétention littéraire ni scientifique. Ce journal est sobre de détails et même de descriptions pittoresques, l'artiste qui sait manier le crayon et le pinceau n'ayant que faire de la plume; le récit est très court et juste ce qu'il faut pour expliquer la planche coloriée qui lui sert de motif: tel qu'il est cependant, il suffit pour nous donner une idée assez

exacte des peaux - rouges, de leur caractère, de leurs mœurs, de leurs rapports avec les Européens et de la destinée qui les attend.

La première excursion date de 1845; elle ne dura pas plus de six mois, de juin à novembre; c'était comme un essai pour le grand voyage que M. Kane se proposait d'entreprendre. Parti de Toronto, sa ville natale, qu'il avait vue, dans son enfance, simple bourgade peuplée seulement de quelques familles blanches sur les confins des peaux-rouges, et qui en peu d'années était devenue l'une des cités du Canada, il traversa les lacs Ontario, Érié, Huron, Michigan, et s'arrèta au Saut Sainte-Marie. Les tribus établies sur les bords des lacs ou dans les nombreuses îles qui couvrent ces petites mers intérieures ont conservé leur caractère primitif, à peine altéré par le voisinage des Européens et par les prédications des missionnaires. En lisant les descriptions de M. Kane, on se rappelle les tableaux poétiques que Chateaubriand a consacrés aux Natchez et les romans de Cooper. Les Anglais et les Américains se sont bien gardés de toucher à l'organisation de la tribu; ils n'ont cherché qu'à s'assurer par des présens, et au besoin même par un salaire, le dévouement et l'obéissance des principaux chefs. Chaque année, à une époque fixe, on envoie dans les plus puissantes tribus des approvisionnemens d'armes, de tissus, d'outils, de tout ce qui peut être utile aux Indiens: une partie, selon d'anciennes conventions, est distribuée entre les familles par les soins des chefs; le reste est mis en vente. Les colporteurs se donnent rendez-vous à ce marché annuel, qui est en même temps une occasion de fêtes et de réjouissances. Ordinairement les chefs de tribus y tiennent le grand conseil.

M. Kane assista à l'une de ces réunions politiques sur la rive méridionale du grand lac Michigan, qui dépend du territoire des ÉtatsUnis. Trois mille Indiens environ étaient rassemblés sur ce point. Dès l'arrivée de l'agent américain chargé de remettre les présens annuels, le conseil, composé de trente membres, fut convoqué par son président, Ocosch, le brave des braves, ainsi nommé à cause de ses exploits à la guerre et à la chasse. Lors de l'élection du chef de la tribu, Ocosch, menacé par un compétiteur qui lui disputait les voix du conseil, avait proposé de vider le litige à coups de couteau en combat singulier, et son adversaire l'avait laissé maître de la place. Le président Ocosch ouvrit donc la séance en allumant une pipe qui passa à la ronde, chacun des membres aspirant une ou deux bouffées : le nuage de fumée s'élevant vers le Grand-Esprit est considéré comme l'emblème de l'harmonie qui doit régner dans le conseil. Quand cette cérémonie préliminaire fut accomplie, la délibération commença; elle roula principalement sur les do

léances que les tribus avaient à adresser au président des EtatsUnis par l'intermédiaire de l'agent américain. Plusieurs orateurs prirent successivement la parole. On réclama surtout contre l'exiguïté du territoire laissé aux Indiens : l'espace ne leur suffisait plus pour la chasse, qui est à peu près leur seul moyen d'existence. « Bientôt, s'écria Ocosch, nous nous verrons acculés à la rive, et, semblables au daim poursuivi par la meute, nous serons rejetés dans les eaux du lac. » Tel est en effet le perpétuel sujet de plainte de la part des tribus qui demeurent encore sur le territoire des États-Unis. Les pionniers américains, médiocrement scrupuleux en matière de droit, repoussent sans cesse l'Indien par-delà les sillons de leurs charrues. Le gouvernement intervient, et, dans son équité, il accorde à la tribu dépossédée soit une indemnité pécuniaire, soit des redevances payables en approvisionnemens et en instrumens de travail; mais ce n'est là qu'une compensation insuffisante pour des peuplades qui vivent de chasse et qui ont été habituées à poursuivre le gibier sur de vastes étendues de terre.

Il est impossible de mettre d'accord les deux intérêts. Vainement a-t-on essayé de répandre parmi les tribus les notions de l'agriculture et de changer leurs habitudes nomades. On a échoué, car la chasse est pour les peaux-rouges plus qu'un besoin, c'est une passion. Quand le gibier n'est pas abondant, c'est la pêche qui les nourrit; les lacs et les rivières leur offrent à cet égard de précieuses ressources. En un mot, leurs goûts ainsi que leurs traditions les éloignent de toute occupation régulière et fixe. Il leur faut l'indépendance à travers la plaine inculte ou au fond des forêts. Le fusil et l'arc ont à leurs yeux bien plus d'attrait que la charrue, et ils demeureraient insensibles à l'aspect d'une belle récolte. La civilisation telle que nous la comprenons, le bien-être acheté par le travail, leur est absolument antipathique, même dans les régions rapprochées du Canada. De l'Europe ils n'ont pris jusqu'ici que les vices. Malgré les lois qui prohibent sévèrement la vente des spiritueux aux Indiens, l'eau-de-vie pénètre dans les tribus avec les marchandises apportées à ces foires annuelles que nous décrit M. Kane. Les chefs eux-mêmes, au sortir du grand conseil, où, d'après le témoignage du voyageur anglais, ils ont le maintien si digne et la parole si éloquente, se mêlent aux orgies populaires, qui trop souvent tournent au tragique. L'eau-de-vie abrutit et décime les peaux-rouges; c'est le poison inoculé à la race indienne, poison mortel qui hâte la disparition déjà si rapide des tribus.

Les crayons de M. Kane ne restèrent pas inactifs en présence de ces étranges modèles. Tour à tour curieux et superstitieux comme des enfans, les Indiens posaient avec empressement devant lui, ou

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