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LE BONHEUR DES FOUS.

LA

Sagesse a beau dire et vanter ses adages,
Les fous sont ici bas plus heureux que les sages.
Veut-on plaindre un mortel privé de sa raison,
Reportons-nous vers l'homme en sa jeune saison:
Dans ces momens trop courts où l'inexpérience
Des biens comme des maux lui cache la science,
Ses vœux, moins étendus, sont plutôt satisfaits,
Ses plaisirs sont plus purs, ses transports plus parfaits.
Tout ce qui nous afflige ou nous remplit d'alarmes
A ses yeux quelquefois peut arracher des laimes;
Maís, bientôt oubliant ses volages douleurs,
L'instant qui les vit naître a vu sécher ses pleurs.
Mais lorsque la Raison, saisissant son empire,
De ces jours fortunés fait cesser le délire;

Quand l'homme avec sa force acquiert sa liberté,
Il perd son innocence et sa sérénité.

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A peine est-il entré dans la route commune
Que déjà de son sort il connaît l'infortune;
Ses desirs sont plus vifs, ses vœux plus élevés:
Il court après des biens péniblement trouvés,
Et lorsque de l'amour l'embrasement funeste
Du repos qu'il goûtait a consumé le reste,
Bientôt l'ambition, tyran plus dangereux,
Fait sentir à son cœur des tourmens plus affreux.
L'âge vient; la sagesse, en dissipant ses songes,
Du bonheur des humains lui fait voir les mensonges,
Et, de son espérance humiliant l'orgueil,

Le remplit de regrets qu'il emporte au cercueil.
Le fou, moins malheureux, est plus digne d'envie;
Il parcourt en riant le chemin de la vie :
De l'austère raison dédaignant les discours,
Il est encore enfant au déclin de ses jours.

Le sage au grand éclat craint souvent de paraître;
Mais de ses actions l'autre est toujours le maître.
Le monde en rit: hé bien! fort de son seul appui,
Le fou rit avec ceux qui se moquent de lui;
Et, gardant en tous lieux sa liberté stoïque,
C'est vraiment l'homme-roi vanté par le Portique.

Le fameux Alexandre, au comble des succès,
A l'air moins triomphant que ce jeune Français
Qui, couvert tout à coup d'un vêtement de guerre,
D'une dragonne d'or pare son cimeterre.

Tome X.

Un miroir complaisant, présené par l'Amour,
Lui vante sa beauté, sa taille faite au tour;
Mais il brûle de voir sous un brillant panache
Son visage ombragé d'une large moustache:
Pour cacher sa beauté, qui lui semble un affront,
D'une fureur guerrière il sillonne son front;
Et pour grossir sa voix, trop timide et trop claire,
Il monte ses accens au ton de la colère.

Belles, venez voyez cet Achille du jour;

Il vous fuit, emporté par le bruit du tambour;
Mais s'il revient chargé d'une noble blessure,
Combien sur vous alors sa victoire est plus sûre!
Que ce jeune homme impose aux regards éblouis!
Sa folie est du moins utile à son pays.

Combien devant nos yeux en voyons-nous paraître
De bien plus fous que lui, qui sont heureux de l'être !

Voyez ces merveilleux dont un char effronté
Promène dans Paris la folle oisiveté,

Que l'on voit tous les soirs montrer à nos théâtres
Ces grotesques habits dont ils sont idolâtres;
Dont un vaste mouchoir, par sa triple épaisseur,
De leurs cous effilés corrige la maigreur;
Dont la langue grasseie avec art et méthode,
Qui sont agioteurs pour se mettre à la mode,
Et qui de nos marquis, dont ils ont hérité,
Ont pris tous les travers, sans l'amabilité.
Quand nos sages divers étendent les limites
Qu'au savoir des humains la nature a prescrites;

Pour conquérir la paix quand nos jeunes guerriers
Vont cueillir sur le Rhin de pénibles lauriers;
Lorsqu'un héros enfin, dans un sage silence,
Rêve avec son conseil au salut de la France,
Ils jouissent en paix, au sein de nos remparts,
Des fruits délicieux de leurs nombreux écarts;
Et leur extravagance, à l'abri des tempêtes,
Compte tous les momens par des momens de fètes.

Qu'est-il de comparable à l'orgueilleux travers
De ce jeune écrivain qui, bouffi de ses vers,
Et cédant aux transports de son aveugle ivresse,
Pour la première fois fait gémir une presse?
Si les auteurs du Mois, en faveur de ses ans,
Attachent à son nom quelques mots complaisans,
Ou si, dans leurs feuillets, sa Minerve offensée
Obtient le mois suivant les honneurs du Lycée,
Alors plus de repos; ses fades calembourgs
Inondent par torrens Paris et ses faubourgs.
Si Barré sous son nom affiche un vaudeville,
On
y voit accourir tous les fous de la ville,
Et de son abandon Cuvelier effrayé,

Maudit tant de génie et craint d'aller à pié.

Bien plus, nos parvenus dans leurs tables bruyantes,
Citent de ses couplets les pointes sémillantes,
Et, de concert entre eux, dans un arrêt profond,
Erigent cette idole en Voltaire second.

Voltaire eût dédaigné cette couronne étrange;
Mais le fou se redresse au bruit de la louange,

Et, renfermant en soi des desirs superflus,
Il vit content, heureux; que lui faut-il de plus?

Tel qu'en ses vers galans le chantre de Sulmone,
Nous peint ce jeune dieu qui veut tromper Pomone,
Qui, soldat, bûcheron, moissonneur tour à tour,
Sous des cheveux blanchis cache enfin son amour:
Tel cet attachement que l'on a pour soi-même,
Pour nous tromper aussi change de stratagême.
L'amour-propre aux humains dispense également
Et l'erreur charitable et le contentement.

Connaissez-vous Cléon? Ses immortels chefs-d'œuvres,
Selon lui, de l'Envie ont armé les couleuvres.
L'éclat de sa palette eût partout triomphé,

Si ses rivaux jaloux ne l'eussent étouffé.

Lorsqu'il va visiter ces tableaux pleins de gloire,
Qu'au Louvre ont réunis le Tems et la Victoire,
Si quelque enthousiaste admire le Poussin,
De ses pinceaux, dit-il, j'approuve le dessin;
Il est noble, correct, plein d'esprit et de grace:
Mais j'en sais un second dont le talent l'efface.
Vante-t-on Michel-Ange, aussitôt il répond:
C'est fort beau! cependant je connais son second.

- Dans l'art du coloris le Corrège est le maître. -Fort bien.-Mais son secondpeut se trouver peut-être. Enfin, quoi que l'on dise, ou qu'on mette en avant, Cet artiste inconnu, mais tout gonflé de vent,

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