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AVANT-PROPOS.

Après un long voyage à travers des pays ennemis où il a fallu livrer çà et là des combats acharnés, un général compte ses soldats, examine s'ils n'ont pas perdu leurs armes, ou s'ils en ont conquis d'autres plus puissantes; puis il les range de nouveau en bataille, et se prépare à de nouveaux exploits. Ainsi fait la religion, puissance spirituelle, destinée à soutenir jusqu'à la fin des siècles les combats de la vérité contre toutes les erreurs et les folies humaines. Il n'est pas donné à l'homme de contempler un plus grand spectacle que celui d'une multitude innombrable de chrétiens, disciplinés par la foi, vivant de la foi, combattant tous comme un seul homme pour la foi, non avec des armes matérielles, mais avec le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu.

Le christianisme, depuis l'époque de son établissement, n'a cessé d'appeler ses disciples à cette vie militante, pour le triomphe de la vérité sur la terre. D'abord, ce fut l'âge héroïque, où des âmes neuves et pleines d'un chaleureux enthousiasme, des vieillards, des femmes, des enfants, couraient au martyre comme à un festin, et se livraient comme des agneaux à la cruelle intolérance du paganisme. En vain les Césars, par leurs édits sanguinaires, voulaient emprisonner la pensée humaine dans le réseau du paganisme; cette pensée, que la foi venait d'affranchir de son ancien vasselage, s'échappa vivante et resplendissante des mains de ses oppresseurs ; elle osa croire à Dieu et à son Christ en face des bourreaux qui lui ordonnaient de croire à Jupiter et à Minerve; et le monde, à force d'entendre ces chrétiens proclamer l'Évangile au milieu des supplices, brisa le joug du paganisme, et foula aux pieds les croyances formulées dans les édits impériaux. Jamais plus grand événement ne s'accomplit par des moyens plus faibles. Ces héros, libérateurs du monde, étaient pauvres et ignorants; mais ils avaient la foi et savaient mourir pour la défendre. Il faut plaindre celui qui ne sent pas son cœur palpiter au souvenir de ces combats et de ces triomphes; jamais un tel homme ne comprendra ce qui est beau et ce qui fait la dignité de notre nature.

Après ces trois siècles de combats gigantesques, tels qu'on n'en vit jamais dans l'histoire des peuples, la religion recueillit les ossements glorieux de ses défenseurs, et les écrits composés par quelques-uns d'entre eux en faveur de la vérité chrétienne; car il y en avait dès lors qui combattaient avec la plume, et qui prononçaient leur arrêt de mort en signant l'apologie qu'ils avaient composée

pour leurs frères. Les philosophes, ou ceux qu'on appelait de ce nom, trouvaient fort commode d'argumenter en faveur de la tyrannie, et la dialectique venait en aide à l'échafaud. On se croyait homme d'esprit et de raison lorsqu'on avait démontré qu'il n'y avait rien de plus vénérable que la collection des dieux de l'Olympe, et qu'il n'y avait pas de supplices trop cruels pour ceux qui osaient les braver. En faisant cela, la philosophie prétendait, comme toujours, éclairer les hommes.

L'esprit humain avait marché à la splendeur du soleil levant; et le christianisme avait conquis l'existence sociale; les empereurs eux-mêmes avaient courbé la tête sous le joug de la croix ; et il était assez prouvé que cette immense révolution n'était pas l'ouvrage des puissants du siècle. Toutefois, deux classes d'hommes luttaient encore contre l'évidence: une partie des philosophes, et les grossiers habitants de la campagne, qui prirent, pour cette raison, le nom de païens. La philosophie voulait, bon grẻ mal grẻ, avoir raison, et prouver doctement que les vieux oripeaux de la mythologie étaient préférables aux vérités saintes et graves par lesquelles le Verbe divin s'incorporait l'humanité. A entendre ces Jérémies du polythéisme, la religion chrétienne était pour les humains une affreuse calamité, et le monde ne devait retrouver le bonheur qu'en revenant offrir son encens à tous les bandits que les passions humaines et l'imagination des poètes avaient placés dans le ciel. Mais, chose étrange! ces raisonnements n'exerçaient plus d'influence que sur les classes brutes et incapables de raisonner. Il fallait donc éclairer ces derniers, et préserver de la contagion ceux qui étaient déjà imbus des vérités de la foi.

Ainsi, aux combats du Cirque succédèrent les combats de l'esprit, où l'on vit, d'un côté, l'école d'Alexandrie résumer les systèmes anciens pour accabler l'Évangile, et, d'un autre côté, les docteurs de l'Église mettre à nu les turpitudes du polythéisme, et les misères innombrables de la philosophie. Rien n'est plus curieux que cette polémique ardente et décisive entre le monde ancien qui s'abîme dans la décrépitude, et le monde nouveau, plein de vie, -qui s'élance à la conquête de l'avenir. Comme aucune gloire ne devait manquer à la religion, le moment était venu pour elle de vaincre par l'intelligence et par les travaux scientifiques comme elle avait vaincu par la patience et par le sang de ses disciples.

Enfin, la sagesse humaine, convaincue de folie pour avoir lutté contre la croix, convaincue d'inconséquence pour avoir abjuré les plus nobles enseignements de ses fondateurs, que les saints Pères avaient soin de reproduire à l'appui de leurs croyances, la sagesse humaine, disons-nous, succomba sous le poids de l'Evangile, et l'univers fut sauvé. On avait compris d'abord que les faits de la religion chrétienne ne pouvaient s'expliquer sans admettre l'intervention divine; après ces longs combats du raisonnement, on comprit cncore que l'enseignement de la foi pouvait seul expliquer

Dieu, l'homme et l'univers, autant que la raison humaine peut concevoir ces grands objets. Ainsi, en l'acceptant comme la parole divine, on l'accepta encore comme la plus haute et la plus parfaite philosophie.

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Après cette double victoire, l'Eglise put-elle se reposer et recevoir en paix l'hommage des nations qu'elle avait éclairées et affranchies? Non ce serait mal comprendre les destinées de la vérité sur la terre, que de s'imaginer qu'elle peut exister sans combats. Dès l'âge héroïque des martyrs, un nouveau genre d'attaque avait déjà commencé, qui devait se perpétuer à travers les siècles suivants. Des philosophes à demi chrétiens n'avaient reçu de l'Evangile que comme un système qu'il leur serait permis de modifier à l'instar des systèmes anciens que le temps avait dévorés, au lieu de le recevoir comme une doctrine céleste qui devait subsister dans sa plénitude et se perpétuer par le témoignage. Armés de leur infatigable dialectique, ils mutilèrent l'enseignement divin, torturèrent les Ecritures pour y trouver tout ce qu'ils voulaient, même des mystères pleins d'infamie, et constituèrent ainsi les sectes nombreuses connues sous le nom d'hérésies. D'autres, poussés par l'ambition du pouvoir spirituel dont ils n'avaient pas été jugés dignes, portèrent atteinte à la hiérarchie catholique constituée dans l'unité, s'intronisèrent tantôt par la ruse, tantôt par la violence, dans le gouvernement de l'Eglise, et fondèrent les sociétés schismatiques. Dès lors la controverse chrétienne changea d'objet sans changer de but; prenant pour point de départ, pour premier principe, la divinité du christianisme, elle montra comment cette religion se soutenait par l'autorité des traditions universelles conservées dans l'Eglise pour fixer le sens des Ecritures, et comment l'unité de doctrine était inséparable de l'unité de gouvernement. Puis elle pénétra dans le détail des questions soulevées par l'esprit de séparation; elle prouva par le texte sacré et par le raisonnement philosophique que les hérésiarques abjuraient le véritable enseignement de la foi, et que les schismatiques violaient la constitution de la société chrétienne. D'immenses travaux furent exécutés dans cette double direction; environnée de ses docteurs, la vérité catholique s'éleva radieuse par-dessus les nuages de l'erreur, et proclama partout le monde son symbole immortel.

Tandis que le christianisme se posait en face d'une manière si forte par l'unité de sa doctrine et de son sacerdoce, déjà vingt peuples barbares brisaient à coups de hache les barrières de l'empire romain, et mettaient en pièces ce géant formidable qui avait écrasé toutes les nations connues et s'était gorgé du sang des martyrs. Les Gaules, la Bretagne, l'Espagne, l'Italie, l'Afrique étaient inondées de ces hordes farouches que la Providence semblait amener tout exprès pour balayer les restes d'un monde qui s'était dissous dans les orgies du paganisme. Après Attila devait paraître Mahomet, qui, deux siècles plus tard, s'élança du fond de l'Arabie,

et fonda par le glaive la religion de l'Alcoran. De toutes parts c'était la guerre, une guerre d'extermination, et les hommes frissonnaient d'horreur, tandis que la justice de Dieu passait comme une tempête immense. Au milieu de ces bouleversements inouïs, une seule puissance, celle de l'Eglise, devait rester debout pour reconstituer l'humanité sur un plan nouveau. A l'Eglise était réservée la tâche longue et rude de lutter par l'intelligence contre la force matérielle personnifiée dans les féroces destructeurs de l'Empire. Que des historiens et des philosophes profonds s'appliquent à nous faire connaître les causes de la grandeur et de la décadence de cet empire célèbre, nous pourrons applaudir à leur sagacité, nous nous asseoirons avec eux sur les ruines pour explorer les ressorts innombrables qui font mouvoir la société humaine; mais quand on contemple les événements d'un point de vue plus élevé, du point de vue chrétien, on reconnait les voies providentielles par lesquelles l'humanité est conduite à ses hautes destinées, et l'on dit avec un grand écrivain de ce siècle : Quand Dieu efface, c'est pour écrire 1. La réforme du monde par l'Evangile, la prédication et la perpétuité de l'Evangile par l'Eglise, voilà ce que Dieu voulait; mais il le voulait en respectant toujours le libre arbitre dont nous sommes doués, et qui sera jusqu'à la fin des temps le principe d'une multitude prodigieuse de complications dans les choses humaines, et d'une lutte opiniâtre entre la vérité et l'erreur.

Quoi qu'il en soit de ces considérations sur lesquelles nous pourrions nous étendre, on voit que l'Eglise avait besoin de toutes les lumières et de toute la force dont elle était pourvue, pour parcourir sa périlleuse carrière durant la nuit du moyen âge. Ceux qui connaissent l'histoire de ces siècles de fer savent que la société européenne, à l'état d'enfance, n'avait d'autres précepteurs que l'autorité spirituelle, dont les rois et les sujets sentaient également le besoin, et contre laquelle néanmoins ils se regimbaient souvent, comme un écolier mutin se révolte contre son maître. Ils savent qu'au milieu des désordres et des crimes que traînait après elle la constitution féodale des différents Etats, la lumière de la foi n'a cessé de briller pour opposer une digue puissante à la tyrannie des uns, à la licence des autres, à la corruption et aux scandales de tous; ils savent que si les ministres de la religion l'ont alors souvent déshonorée par leur vie licencieuse, par leur rapacité, par leurs crimes, il faut s'en prendre surtout à la puissance séculière, qui s'arrogeait le droit de gouverner l'Eglise, et lui donnait pour évêques des sujets indignes qu'elle repoussait de son sein ; ils savent que si la papauté, dans laquelle se résumaient toutes les forces mo

Le comte de Maistre.

2 Cette vérité vient d'être mise dans tout son jour dans l'histoire du pape Grégoire VII, par M. Voigt, traduite de l'allemand par M. l'abbé Jager. Après les efforts faits depuis trois siècles pour dénaturer et obscurcir les annales de l'Eglise, il est beau de voir les protestants eux-mêmes venger le catholicisme des outrages que l'ignorance et la mauvaise foi lui ont prodigués.

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