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C'est sur un manuscrit divisé en quinze chants que Darget avait fait à Vincennes, en mai 1755, une lecture de la Pucelle à quelques personnes 1. Cependant la lettre à d'Argental, du 6 février 1755, parle d'un dix-neuvième chant, qui était entre les mains de Mlle du Thil, anciennement au service de Me du Châtelet. Ce dix-neuvième chant, sur lequel je reviendrai, était donc composé avant la mort de Me du Châtelet 2.

La police, continuant ses recherches, soupçonna un abbé de La Chau, ancien habitué de l'hôpital, et brouillé avec l'archevêque, d'avoir vendu des copies manuscrites. De semblables soupçons s'élevaient contre le chevalier de La Morlière.

Au milieu de tous ces ennuis, Voltaire lui-même multipliait les copies. Ce n'était pas seulement à Me de Pompadour et au duc de La Vallière qu'il en envoyait; il en promettait une à Formont3, tout en renouvelant ses plaintes sur leur multiplication. En même temps il recommandait à Mme de Fontaine de faire copier son poëme 5, et de se faire rembourser par son notaire Delaleu les frais de copie". Il n'était pas étonnant que les manuscrits devinssent à bon marché. On en avait offert à Ximenès pour cinq louis, et Colini dit qu'on en avait pour un louis.

Il est assez naturel de penser que les copies envoyées par Voltaire à Mme de Pompadour, au duc de La Vallière, etc., étaient toutes conformes à l'ouvrage tel qu'il voulait l'avouer.

Palissot, qui alla aux Délices en octobre 1755, et qui s'est trouvé ainsi en position de voir ou d'apprendre bien des choses, dit que Voltaire « imagina d'employer à Paris même un grand nombre de copistes occupés jour et nuit à répandre dans le public des manuscrits de la Pucelle. Tous ces manuscrits différaient les uns des autres; tous étaient plus ou moins chargés de vers détestables, ou de turpitudes révoltantes, que lui-même y faisait insérer à dessein. L'empressement qu'on avait de jouir de ce poëme, quelque défectueux qu'il pût être, faisait acheter toutes ces copies. Chacun se flattait d'avoir la meilleure... Il n'était guère de société qui n'eût son manuscrit.

« Ce singulier moyen de défense, qu'on ne peut guère reprocher à un vieillard menacé d'une persécution si cruelle, lui paraissait un prétexte plausible pour désavouer hautement un ouvrage qui semblait être devenu l'objet des spéculations d'une foule de corsaires. »

Si des additions de vers grossiers, défectueux, bizarres, étaient nécessaires, il n'était pas moins important de faire des suppressions. Je possède quatre manuscrits du poëme de la Pucelle j'en ai vu beaucoup d'autres,

1. Lettre de Voltaire à Darget, du 23 mai; et de Darget à Voltaire, du 1er juin 1755. 2. 10 septembre 1749.

3. Lettre à Formont, du 13 juin 1755.

4. Lettre à d'Argental, du 15 juin.

5. Lettre à Mme de Fontaine, du 2 juillet.

6. Lettre du 6 septembre.

7. Lettre à d'Argental, du 22 juillet.

8. Mon Séjour auprès de Voltaire, page 145.

et je n'y ai pas trouvé les vers du chant II (voyez page 46) qu'on appliquait à Mme de Pompadour :

Telle plutôt cette heureuse grisette, etc.

Ces vers ne sont pas non plus dans les premières éditions, de 1755.
Il en est de même de l'hémistiche du chant quinzième sur Louis XV :

qu'on méprise et qu'on aime.

On se demande si des éditeurs qui auraient fait de tels vers ne pouvaient pas ailleurs être aussi bien inspirés. Mais s'il leur était impossible de prendre la manière de Voltaire, il lui était très-facile de faire des vers ridicules ou répréhensibles sous divers rapports.

Je suis d'autant plus porté à adopter l'opinion de Palissot, que des vers cités par Voltaire, et signalés par lui comme affreux 1, ne se trouvent dans aucune des éditions ni dans aucun des manuscrits que j'ai vus. Voltaire, que le fanatisme voulait arracher de son asile, sans lui en laisser aucun autre, devait tout employer pour faire échouer le projet de ses ennemis. Aussi écrivait-il à d'Argental 2: « Il n'y a pas de parti que je ne prenne. ni de dépense que je ne fasse très-volontiers, pour supprimer ce qu'on fait courir sous mon nom avec tant d'injustice. » Voltaire ne pouvait avoir l'idée d'anéantir tous les manuscrits. Il savait depuis longtemps qu'il existait trop de copies de cette dangereuse plaisanterie 3 ». Il voulait done parler du singulier moyen de défense révélé par Palissot.

Il est probable toutefois que quelques vers, omis ou estropiés par les copistes, ont été rétablis ou corrigés par les premiers éditeurs. Il est possible même qu'ils aient méchamment changé ou défiguré des vers ou des passages; mais leur part ne me paraît pas facile à faire, et ne doit pas être bien grande.

Grasset, libraire de Lausanne, était venu, le 26 juillet 1755, offrir à Voltaire de racheter cinquante louis un manuscrit dont l'impression était commencée, et dont il montra une feuille manuscrite. Mis en prison, Grasset avoua qu'il tenait cette feuille de Maubert ; ce capucin défroqué, interrogé à son tour, répondit qu'il l'avait reçue de Lausanne. Les magistrats de Genève conseillèrent à Grasset « de vider la ville 7 », et déclarèrent à Maubert qu'on s'en prendrait à lui si la Pucelle était imprimée. Maubert et Grasset, sortis de Genève, n'avaient qu'à se moquer des magistrats.

1. Lettres à d'Argental, du 28 juillet; à Richelieu, du 31 juillet; à Thieriot, du 10 septembre 1755 : voyez aussi page 38.

2. 23 mai 1755.

3. Lettre à d'Argental, du 8 septembre 1754.

4. Lettres à d'Argental, 28 juillet; à Brenles, le 29 juillet; au syndic de Genève,

le 2 août; à Thieriot, le 4 août.

5. Lettre à Darget, du 5 août.

6. Lettre à Brenles, du 5 août.

7. Lettre à Polier de Bottens, du 5 août 1755.

A la fin d'octobre, Voltaire apprit que la Pucelle était imprimée 1. L'edition que je crois la première est intitulée La Pucelle d'Orléans, poëme divisé en quinze livres, par M. de V***, Louvain, 1755, in-12 de 464 pages, plus le faux titre, le titre, et une préface de deux pages. Sur le faux titre, on lit seulement: La P... d'O..., poëme divisé en quinze livres. Le volume finit par trois lignes de points, et ces mots : Cætera desunt.

Dans sa lettre à l'Académie française, de novembre 1755, Voltaire dit l'édition faite à Francfort, quoiqu'elle soit annoncée de Louvain; il parie même de deux autres éditions exécutées, dit-il, en Hollande.

L'existence des réclames au bas de chaque page indique une impression faite hors de France. Je n'ai pas la témérité de contredire l'assertion de Voltaire sur Francfort; mais, en quelque lieu que cette édition ait été faite, je crois qu'on la doit au capucin Maubert. C'est à lui que Voltaire a toujours persisté à en faire honneur, si honneur y a; c'est à lui seul qu'il s'attache dans une phrase ajoutée, en 1773, à une note de la Préface de dom Apuleius Risorius, et dans une note ajoutée, la même année, au chant XXI.

Les quinze chants de l'édition de 1753 sont aujourd'hui les I, II, III, IV, V, VI, VII, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XX et XXI (sauf variantes considérables pour ces deux derniers).

Il serait fastidieux pour la plupart des lecteurs, et plus difficile encore, de donner une liste complète des éditions de la Pucelle. Je ne parlerai donc que de quelques-unes.

La Pucelle d'Orléans, poëme divisé en quinze livres, par M. de V***, Paris, 1756, petit in-12 de Iv et 498 pages. Le frontispice est orné d'un portrait de Voltaire couronné de lauriers, avec cet exergue: Père des poëtes. Pour le texte, elle ne diffère pas de l'édition de 1755. Seulement le quinzième chant n'est pas terminé par des points, et se trouve ainsi donné pour complet.

La Pucelle d'Orléans, poëme héroï-comique, nouvelle édition, sans faule et sans lacune, augmentée d'une épître du P. Grisbourdon à M. de Voltaire, et un jugement sur le poëme de la Pucelle à M. ***, avec une épigramme sur le même poëme, en dix-huit chants; Londres, 1756, in-32 de ij et 240 pages.

Les chants VIII et XI de 4755 forment, dans l'édition de 1756, les chants VIII et IX, XII et XIII. Le chant de Corisandre y est imprimé pour la première fois, toutefois avec les dix-neuf premiers vers du chant XV de 1755, qui sont aujourd'hui en tête du chant XXI. Le chant XVIII, dont un fragment de 155 vers formait le chant XV en 1755, est en entier dans l'édition de 4756, tel qu'on le lit aujourd'hui dans les variantes du chant XXI; et il y a 329 vers, quoique n'ayant qu'un prologue de 12 vers, au

1. Lettres à d'Argental, du 29 octobre; à Thieriot, du 8 novembre 1755.

lieu des 34 premiers de l'édition de 1755. Cette édition est donc la première où le chant de l'àne soit complet. Ce chant devait être désavoué par l'auteur; mais ce désaveu, commandé par les circonstances, ne fait pas autorité pour tout le monde, quand on se rappelle que Voltaire, dans une lettre à d'Argental 1, parle du chant de l'âne, et craint qu'on ne l'imprime tel que vous l'avez vu d'abord, et non tel que je l'ai corrigé depuis. D'Argental était le seul qui eût eu copie de ce malheureux chant... Le roi de Prusse n'a jamais eu ce maudit chant de l'âne de la première fournée 2; mais Mlle du Thil, qui avait été femme de chambre de Mme du Chàtelet, avait une copie de ce chant, que Voltaire lui-même appelle intolérable 3.

Il est évident que, dès 1749, et conséquemment bien longtemps avant que l'on pût supposer à des éditeurs l'intention de dénaturer la Pucelle, il existait un chant que réprouvait l'auteur après l'avoir composé. Lorsqu'il fut publié, les altérations faites par les éditeurs durent consister tout au plus en quelques interpolations et quelques inexactitudes.

Outre le chant XIV (Corisandre) et le complément du dernier chant, cette édition de 1756 contient çà et là diverses augmentations. Elle est la première qui contienne les vers sur Mme de Pompadour, et le fameux hémistiche sur Louis XV.

Cette édition mérite d'être distinguée entre toutes celles qui ont précédé celle de 1762, la première qu'ait avouée l'auteur.

7

Voltaire accusait d'abord La Beaumelle de l'avoir donnée. Peu de temps après, c'était sur La Beaumelle et d'Arnaud que portaient ses soupçons 3. Mais il ne tarda pas à reconnaître qu'on l'avait trompé, du moins quant à d'Arnaud . D'Alembert disait qu'on attribuait l'édition à Maubert; et Voltaire, tout acharné qu'il était contre La Beaumelle, paraît s'être rendu à l'opinion de d'Alembert, si l'on en juge d'après ce qu'il écrivait dans les deux notes qu'il ajouta en 1773, et dont j'ai parlé à la page précédente.

La Pucelle d'Orléans, poëme héroï-comique, par M. de Voltaire, Genève, 1757, deux volumes très-petit in-8°, de 446 et 92 pages, avec titres gravés, et cette épigraphe :

Desinit in piscem mulier formosa superne. HORAT.

Cette édition est divisée en vingt-quatre chants, mais n'est pas plus ample que l'édition in-32 de 4756. Les chants IV, VI, VIII, IX, X de 4755 ont été, chacun, mis en deux; le chant XI en trois; le chant XIX de 4757

1. Du 7 novembre 1754.

2. Id.

3. Lettre à d'Argental, du 6 février 1755.

4. Lettre à d'Argental, du 1er novembre 1756.

5. Lettres à Thieriot, du 28 novembre; à d'Alembert, du 29 novembre 1756.

6. Lettre à Thieriot, du 19 décembre 1756.

7. Lettre de d'Alembert à Voltaire, du 13 décembre 1756.

est celui de Corisandre, qui était le XIVe dans l'édition de 1756; enfin le chant XII de 1755 forme, en 1757, les chants XX et XXI.

La Pucelle d'Orléans, poëme héroï-comique en dix-huit chants, nouvelle édition sans faute et sans lacune, augmentée d'une épître du P. Grisbourdon à M. de Voltaire, et un jugement sur le poëme de la Pucelle à M***, avec une épigramme sur le même poëme. A Londres, chez les héritiers des Elzévirs, Blaew et Vascosan, 4764, petit in-12 de 180 pages.

Cette édition, qui a pour épigraphe : Non vultus, non color unus, est une réimpression de l'édition in-32 de 1756. Elle présente toutefois une variante remarquable; le vers 43 du chant VI y est ainsi imprimé :

Quel doux espoir, quelle flamme hardie.

Les autres éditions portent :

Quel trait de flamme et quelle idée hardie.

La Pucelle d'Orléans, poëme héroï-comique en vingt-quatre chants, nouvelle édition avec de belles figures. A Londres, aux dépens de la Compagnie, 4764, petit in-80 de 224 pages.

La division en vingt-quatre chants est comme dans l'édition de 4757.

La Pucelle d'Orléans, poëme divisé en vingt chants, avec des noles; nouvelle édition corrigée, augmentée, et collationnée sur le manuscript de l'auteur; Genève, 1762, in-8°, avec vingt figures qui ne sont pas toutes obscènes.

C'est la première édition avouée par l'auteur. Le chant de Corisandre n'en fait point partie; mais elle est augmentée de cinq chants entiers, de la Préface de dom Apuleius Risorius, de notes mises au bas des pages. Elle contient un grand nombre d'additions et corrections dans divers chants. Ceux qui ont été ajoutés sont les VIII, IX, XVI, XVII, XVIII 1 (aujourd'hui les VIII, IX, XVI, XVII et XIX). Le chant XX est une version presque entièrement nouvelle du chant XV de 4755, ou XVIII de 1756.

La Pucelle d'Orléans, poëme divisé en vingt chants, nouvelle édition augmentée de cinq chants nouveaux et de notes, collationnée sur le manuscript de l'auteur, enrichie de variantes, de belles figures, et de jolies vignelles. A Londres, aux dépens de la Compagnie, 1764, grand in-8o, avec figures.

C'est une réimpression de l'édition de 1762; mais on a ajouté des variantes. Le chant de Corisandre est en forme de note au bas du chant XVII. C'est aussi au bas du chant XX qu'est le texte du chant XVIII de 1756. Les cing chants nouveaux promis sur le titre sont ceux qui avaient

1. Le dix-huitième chant de 1762 avait déjà été publié dans le Journal encyclopédique du 1er avril 1761, avec suppression de trois vers.

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