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dans des voitures et sous bonne escorte. Le 29 février, vers midi, le triste convoi faisait son entrée dans la sombre forteresse du Spielberg, en Moravie, « un sépulcre pour les vivants, a dit Pallavicino, un sépulcre, moins la paix de la tombe ». Giorgio Pallavicino n'avait pas vingt-six ans, et c'étaient les vingt plus belles années de sa vie qui devaient se flétrir dans les prisons de l'Autriche !

Nous ne rappellerons pas ici quelles étaient les souffrances des prisonniers politiques au Spielberg. Qui ne se souvient des pages émouvantes de Silvio Pellico? Et pourtant, combien de tortures physiques et morales que, dans son admirable poème de la résignation chrétienne, l'auteur des Prisons a voulu à dessein laisser dans l'ombre! Un travail rebutant, une nourriture misérable, un vêtement sordide, le sommeil sur des planches nues, des fers aux pieds, une chaîne qui allait d'une jambe à l'autre et dont les extrémités étaient fermées par des clous rivés sur une enclume, voilà ce qui constituait le carcere duro. Pas la moindre communication avec le dehors; jamais, pour les prisonniers, de nouvelles de leurs familles ; défense d'écrire, défense de lire ! En quittant l'Italie pour se rendre au Spielberg, chacun des condamnés avait emporté avec lui quelque livre, et ces divers ouvrages réunis au greffe formaient pour les malheureux détenus une bibliothèque précieuse. Les geôliers, vaincus par la pitié, laissaient un volume, mais jamais plus d'un volume, entre les mains des prisonniers ; le commandant de la forteresse fermait les yeux sur ces dérogations à la rigueur extrême des règlements. Tout à coup un ordre arrive de Vienne : l'empereur exige qu'on lui renvoie tous les livres des détenus, et il prévient que, si la moindre lecture est tolérée dans les prisons d'État, il sévira avec rigueur On a flétri, à juste titre, les excès et les crimes de 1793, mais nous ne croyons pas que la démagogie, même la plus effrénée, soit descendue jusqu'à ces raffinements de cruauté impériale.

« Les jours et les mois, écrit Pallavicino, succédaient aux jours et aux mois, hélas ! toujours les mêmes et d'une désolante tristesse; il semblait que le temps eût des ailes de plomb. »>

L'empereur d'Autriche ne permettait que trois genres de distractions à ses prisonniers faire de la charpie, - Pallavicino

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prétendait en avoir préparé de quoi guérir toutes les plaies de l'Empire; se promener de long en large sur une terrasse, chaque jour à une heure fixe, exposés à un vent furieux et à un froid glacial pendant l'hiver, à un soleil brûlant pendant l'été ; - écouter les exhortations de l'abbé dom Stefano Paulowich ou des aumôniers qui lui succédèrent.

Pallavicino n'était point un ennemi des croyances religieuses. « Je suis chrétien, écrit-il dans ses Mémoires, je suis chrétien de toute mon âme. Religion admirable que celle qui est faite tout entière d'amour! » Mais quels sentiments pouvait lui inspirer l'étrange missionnaire qu'avait envoyé au Spielberg la munificence de l'empereur d'Autriche ? L'abbé dom Stefano Paulowich semblait bien moins préoccupé de prêcher le dévouement à la divinité que le dévouement à l'empereur. « Nous sommes les sujets du prince, - tel était le thème favori de ses instructions, - et nous lui devons une obéissance aveugle. » — « Même dans ce qui serait contraire à la loi de Dieu ? » s'exclama un jour Pallavicino. - « Même dans ce qui serait contraire à la loi de Dieu, répliqua imperturbablement Paulowich; dans ce cas, le prince devrait à Dieu un compte sévère de ses actes, mais, en obéissant au prince, les sujets n'auraient fait que strictement leur devoir, »> et il ajouta : « Si Dieu, dans sa toute-puissance, a voulu que l'Italie fût soumise à la domination autrichienne, c'est apparemment que le gouvernement de l'Autriche est le meilleur et le plus paternel qu'on puisse avoir sur cette terre. »

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<«< L'abbé Paulowich, ajoute Pallavicino, jouissait d'un grand crédit à la cour; à chacun de ses fréquents voyages à Vienne, il était reçu par l'empereur en udienza privatissima; d'aumônier des prisons du Spielberg, il devint, au bout de deux ans, chapelain à la cour d'Autriche; puis, au bout de quatre ans, évêque de Cattaro. »

Cependant, la mort éclaircissait les rangs des prisonniers. Oroboni, dont la fin prématurée inspira à Silvio Pellico cette touchante élégie qui est dans toutes les mémoires, avait succombé le premier, puis étaient morts Villa, Moretti, Albertini. Doué d'une grande force d'âme, Pallavicino avait résisté longtemps aux souffrances et aux tortures de chaque jour; mais à la fin son

corps fléchit sous l'épreuve. On le croyait menacé d'aliénation mentale, et il semblait qu'il n'eût plus que quelques mois à vivre. Le médecin en chef de la province de Moravie, étant venu inspecter la prison du Spielberg, écrivit à Vienne pour supplier qu'on permît au malheureux détenu quelque occupation intellectuelle, et il insista vivement sur la nécessité de le transférer dans un climat moins rigoureux. L'empereur envoya immédiatement deux livres, le Tasse et Klopstock, mais pas de réponse sur la demande de translation. Ce ne fut qu'au bout d'un an, par suite d'un concours fatal de circonstances indépendant, nous devons le reconnaître, de la volonté de l'empereur, que Pallavicino fut transféré du Spielberg à Gradisca. Le malheureux prisonnier pouvait espérer qu'un adoucissement allait être apporté à ses souffrances; son erreur était profonde. Écoutons plutôt cette description qu'il nous a faite de sa nouvelle prison :

<< Transportez-vous dans l'enceinte fortifiée d'un bagne, écrit-il dans ses Mémoires. Imaginez-vous un cachot d'une superficie de neuf mètres, avec une lucarne étroite, mesurant avec parcimonie au prisonnier ces deux conditions premières de la vie, l'air et la lumière; cette lucarne doublement grillée par des barreaux de l'épaisseur du bras; à la porte de chêne solidement verrouillée, une sentinelle montant la garde jour et nuit et rendant impossible toute pensée d'évasion; un ameublement misérable, deux planches servant de lits, ces deux lits recouverts d'une mauvaise paillasse et d'une couverture de laine; une table étroite avec quelques livres, l'Office de la Vierge, la Philothée, la Manne de l'âme (du père Segnari, un vero sonnifero), et quelques autres livres de piété; pas de papier, pas de plume pour écrire; mais, par contre, un dévidoir, des écheveaux, tout ce qui est nécessaire pour confectionner des bas, un baquet, deux pots en terre, deux cuillers de bois, et... deux hommes.

« Ces deux hommes, vêtus tous les deux d'un drap grossier, à moitié lacéré, en guenilles, la tête couverte d'un ignoble bonnet, à chaque pas qu'ils font sur les dalles du cachot, font résonner leurs chaînes.

« L'un de ces hommes est un paysan slave, originaire d'un village de Carniole. Son aspect est repoussant et féroce. C'est un

galérien, Ribberschegg, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour brigandages et vols répétés.

<«< L'autre galérien, compagnon du voleur Ribberschegg, c'est Giorgio Pallavicino, Giorgio Pallavicino qui, en partant pour le Spielberg, avait adressé à sa mère cette suprême parole : « Tout est perdu, fors l'honneur. >>

Les tortures et les outrages sans nom qu'il eut à subir dans le bagne de Gradisca, Pallavicino les a racontés dans des pages palpitantes qu'il est impossible de lire sans se sentir un véritable frisson, frisson de dégoût et d'horreur...

Qu'il nous suffise de rappeler qu'un jour, dans un accès de folie furieuse, Ribberschegg menaça d'assassiner Pallavacino pour lui voler quelques billets de banque soustraits à la surveillance des geôliers; que des livres prêtés à Pallavicino par le contrôleur de la prison, touché de compassion pour l'infortunée victime de la politique autrichienne, furent découverts, et que Pallavicino n'ayant point voulu trahir celui de la générosité duquel il tenait ces livres, un roman de Cooper et un volume de Goethe, il en résulta contre lui un redoublement de rigueurs : on augmenta le poids de ses chaînes, on diminua sa ration quotídienne à tel point qu'il se vit menacé un moment de mourir de faim. « La mort d'un galérien est tout bénéfice l'État. » Tel était l'axiome favori du commandant de la forteresse de Gradisca, et cinq, dix, quinze coups de bâton tenaient lieu de réponse à toute velléité de réclamation de la part d'un détenu. Lorsqu'enfin Pallavicino obtint de sortir de cet enfer pour être transféré à la prison de Lubiana, son inflexible geôlier, comme dernier supplice, sous prétexte de s'assurer que le prisonnier n'avait en sa possession ni argent ni armes cachées, le fit déshabiller de la tête aux pieds et fouiller avec un cynisme éhonté, en l'assimilant aux derniers malfaiteurs.

pour

De la prison de Lubiana, Pallavicino fut envoyé et interné à Prague, sa santé profondément altérée n'ayant pas laissé à ses ennemis mêmes le courage de le déporter en Amérique. Enfin, et comme par lassitude de l'oppression, on l'autorisa à rentrer à Milan, mais non sans lui demander sa parole de ne pas essayer de se soustraire à la surveillance de la haute police.

II

De retour dans sa patrie, Pallavicino poursuivit l'œuvre de sa jeunesse : l'affranchissement de l'Italie. Vingt années de persécutions, loin d'affaiblir son inébranlable constance, n'avaient fait qu'ajouter plus d'intrépidité à son patriotisme.

Le 18 mars 1848, à la nouvelle de la révolution de Vienne et de la chute de Metternich, un soulèvement éclata à Milan. Pallavicino fut un des plus glorieux combattants de cette lutte des cinq jours qui chassait Radetzki de Milan et semblait devoir rendre la liberté à l'antique capitale de la Lombardie.

Lorsque les revers suivirent de trop près d'éphémères triomphes, lorsque la fortune trahit encore une fois les espérances des patriotes italiens à Custozza et à Novare, lorsque les Autrichiens rentrèrent dans Milan, puis, malgré l'héroïque défense de Manin et du général Pepe, dans la capitale de la Vénétie, Pallavicino ne perdit rien de sa foi profonde en la grandeur future de l'Italie. A la suite du désastre de Novare, pour échapper aux vengeances de l'Autriche, il se retira à Turin et se fit naturaliser sujet du roi de Sardaigne.

Ce ne fut qu'après ses victoires, en des temps calmes, en 1856, que l'Autriche fit lever le séquestre mis sur les biens du dévoué patriote. Le premier sentiment qu'en éprouva Pallavicino fut, comme il l'a dit, un sentiment d'angoisse. S'agissait-il d'une mesure générale envers tous les proscrits, ou seulement d'une mesure exceptionnelle en sa faveur? Était-ce la réparation d'une grande injustice? N'était-ce pas plutôt un piège de l'Autriche cherchant à discréditer aux yeux de ses concitoyens celui que l'admiration publique avait nommé le martyr du Spielberg? Depuis vingt-quatre heures, écrivait Pallavacino à Manin, à la date du 1er janvier 1856, je souffre comme un damné. Ce décret qui lève le séquestre, j'ignore encore dans quel sens il est conçu... S'il s'agit d'une mesure générale pour tous les condamnés, je suis heureux, très heureux; mais si par malheur il allait en être autrement, si une exception faite en ma faveur pouvait donner lieu à des interprétations blessantes pour mon

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