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n'est point achevée... je vous rebâtirai à neuf le cloître et j'achèverai votre église... et cela d'ici à une année tout au plus. Consentez-vous à poursuivre ma sécularisation en cour de Rome, consentez-vous à me donner la liberté sur-le-champ, sur-le-champ, comprenez-vous?

Je vous accorde le premier point, je vous refuse le second, répondit le prieur, dont les traits avaient repris toute l'austérité et toute l'inflexibilité du commandement.

Imprudent vieillard, s'écria Berthold en souriant à la manière des démons, tu ne sais donc pas que j'ai ici, ajouta t-il en montrant les larges manches de sa robe, de quoi réduire ton opiniâtreté. Il ne tiendrait qu'à moi de renverser ces murailles, de faire trembler la cité de Fribourg jusque dans ses fondements de faire vomir aux sépultures de ses églises les ossements qu'elles renferment, aussi rapidement que si la trompette de la vallée de Josaphat annonçait le grand jour du jugement?

Un léger sourire d'incrédulité passa sur les lèvres du vieillard et alla se perdre dans les ondes incultes de sa barbe blanche.

Tu doutes comme un autre saint Thomas, prieur, reprit Berthold, qui paraissait agir et parler sous une étrange influence; eh bien! puisqu'il te faut des preuves évidentes, palpables, vois, écoute et tremble.

Et plus prompt que l'éclair, le fougueux Schwartz tire de sa robe une boîte de carton goudronnée terminée par une mèche, l'approche de la lampe qui brûle perpétuellement devant l'image de saint François... Aussitôt une horrible détonnation se fait entendre, les meubles de la cellule se trémoussent comme les pâles acteurs de la danse macabre, le vitrail de la fenêtre éclate et tombe en poussière de diamant, le plancher frémit et une épaisse fumée, une fumée pareille à celle qui s'élève de l'enfer, obscurcit les rayons du jour.

Le vieux prieur frappé d'épouvante à la vue de ce prodige était tombé à genoux.

Ah! partez, partez, frère Berthold, s'écria-t-il en pressant

contre ses lèvres tremblantes la croix de son chapelet, partez; la maison du Seigneur ne peut plus être la vôtre... que Dieu pourtant ait pitié de vous!!

-Adieu prieur, fit Schwartz, j'aurais désiré vous épargner cette leçon; mais vous l'avez voulu, adieú; - j'obéis à l'ordre que vous m'avez donné, rappelez-vous-le bien, et je vais accomplir la mission que le ciel m'a confiée.

L'audacieux moine se retira aussitôt, et profitant du désordre qu'une explosion si soudaine et si nouvelle avait causé dans le couvent, il franchit, sans coup férir, les limites de l'asile sacré qu'il ne devait plus revoir.

Berthold Schwartz se rendit en Italie. Les Vénitiens faisaient alors la guerre aux Gênois et la victoire flottait incertaine entre les deux armées. Berthold écrit au Conseil des Dix, et quelques heures après avoir jeté sa requête dans la terrible gueule de bronze, il est admis à expliquer son aventure devant le doge et ses impénétrables ministres. L'invention du moine allemand paraît excellente,· car les nations marchandes font assez peu de cas du sang humain; et Berthold Schwartz, comblé d'or, de promesses et de dignités, est envoyé, sous la conduite ou plutôt sous la garde d'un provéditeur de la République, au camp de l'armée vénitienne.

L'Enfer et Schwartz avaient donné la recette de la poudre à canon; un grec de Corinthe, nommé Perdiccas, se chargea d'en faire l'application. Ce Grec fit couler de longs tubes de fer qu'on appela couleuvrine à cause de leur forme allongée, et entassa dans ces engins des lingots sphériques de plomb et d'airain, que la poudre chassait avec fracas. Dès cette année: 1380 l'artillerie était inventée.

Avec de semblables auxiliaires les Vénitiens ne pouvaient manquer de triompher. Aussi les Gênois, tout intrépides, tout supérieurs qu'ils étaient aux Esclavons et aux troupes mercenaires de Venise, ne tardèrent-ils pas à s'avouer vaincus en acceptant de la sérénissime République un traité de paix, plus onéreux et plus honteux qu'une défaite.

Berthold Schwartz, toujours sous la conduite d'un provéditeur, fut envoyé à Candie et dans quelques îles de la Grèce, où la domination vénitienne, encore mal assise, étouffait à grand peine des germes de révolte. Ce fut dans une de ces îles que le moine apostat, que l'inventeur de la poudre à canon disparut un beau jour comme Romulus au milieu d'une fête militaire. Ceux qui avaient le plus profité de son invention diabolique, n'accordèrent à sa mémoire ni une statue, ni un deuil public; ce qui fit présumer aux politiques du quatorzième siècle que la sérénissime République, toujours ingrate et toujours soupçonneuse, s'était débarrassée de Berthold pour jouir tout à son aise du sanglant monopole de son secret.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que vers l'an 1383, les cordeliers de Fribourg reçurent par une voie inconnue, une somme de quarante mille ducats destinée à rebâtir leur couvent et leur église. Etait-ce un acte de reconnaissance ou un acte d'expiation du moine Berthold Schwartz? C'est un fait que les annalistes d'Allemagne n'ont jamais pu éclaircir.

On a disputé au moine allemand la priorité de l'invention de la poudre à canon: sans compter les Chinois, qui, avec leur modestie ordinaire, prétendent qu'ils font usage de la poudre depuis plus de trois mille ans, les Maures, si l'on en croit Pierre Mexia, l'ont découverte avant lui. Ces Maures, assiégés en 1343 par Alphonse XI, roi de Castille, tirèrent sur les troupes chrétiennes certains mortiers de fer qui faisaient un bruit semblable à celui du tonnerre. Ce fait singulier est confirmé par don Pèdre, évêque de Léon, dans la chronique du roi Alphonse, qui assure que dans un combat fort rude que se livrèrent le roi de Tunis et le roi maure de Séville, les soldats tunisiens avaient certains tonneaux de fer dont ils lançaient des foudres. D'un autre côté, notre savant et judicieux Ducange, affirme que les registres de la Chambre des Comptes, en France, font mention de poudre à canon en l'année 1338. Enfin, et ceci est d'un poids bien plus considérable, il paraît que Roger Bacon eut connaissance de la poudre plus de cent cinquante ans avant la naissance de Schwartz. Cet habile et savant religieux en

fait la description en termes exprès dans son traité de Nullitate Magic, publié à Oxfort en 1216. Vous pouvez, dit-il, exciter du tonnerre et des éclairs quand vous voudrez vous n'avez qu'à prendre du souffre, du nitre et du charbon, qui séparément ne font aucun effet, mais qui étant mêlés ensemble, et renfermés dans quelque chose de creux et de bouché, font plus de bruit et d'éclat qu'un coup de tonnerre.

Quoiqu'il en soit, Berthold Schwartz, malgré les Chinois, les Maures, Pierre Mexia, l'archevêque de Léon et le grand Roger Bacon lui-même, est resté en possession de l'honneur — - lugubre et déplorable honneur! -d'avoir inventé la poudre à canon. Cette invention qui, avec la découverte de la boussole et de l'imprimerie, a si profondément ébranlé le monde et a amené le miracle naval de Christophe Colomb et la réforme de Luther, a déplacé toutes les qualités héroïques, toutes les forces naturelles individuelles. En effet, depuis la poudre à canon, depuis que les haches, les framées, les lances, les piques, les épécs, les rondaches, les arcs et les dagues ont fait place aux fusils à mêche et à rouet, aux espingoles, aux escopettes, aux pistolets, aux mousquets, aux carabines, et enfin, aux fusils à silex ou à percussion, la force musculaire, la vigueur léonine, comme disait Montaigne, est devenue inutile. Le courage ne consiste plus à affronter la mort, il consiste à l'attendre, à la voir venir de pied ferme. La bravoure qui se remue sans relâche a dû céder le pas à l'intrépidité, qui ne bouge pas plus qu'un bloc de granit. Cette politique militaire a peut-être été bien favorable aux nations flegmatiques, mais elle a été généralement désastreuse pour la France. Voyez donc combien nous avons perdu de batailles et presque sans combattre depuis François Ier jusqu'à la fin du règne de Louis XIV. C'est que le Français aime à courir après toute chose après l'amour, après la gloire, après la mort; il se refroidit dans l'attente, il se morfond dans l'immobilité. Nous avons reconquis les qualités des enfants de Brennus depuis l'invention de la baïonnette qui a poétisé, si l'on peut s'exprimer ainsi, le bâton à feu, le fusil de nos ancêtres. Peut-être le

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