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qui l'a aggravée, qui a ajouté à la provocation au meurtre, au piliage, à l'incendie, prévu par la loi de 1885, la provocation au vol, qui a visé l'apologie du crime, et qui a fait plus encore, qui a augmenté les pénalités prévues dans la loi de 1885.

Que vous manque-t-il alors pour atteindre les actes individuels qui ne sont ni des actes d'exécution, ni même des actes de préparation? Voilà le point que je précise et sur lequel j'attends une réponse. Cet acte de propagande individuelle, c'est une provocation non directe et non publique. Vous avez rédigé votre projet dans ce but, et c'est là le délit nouveau que vous voulez introduire dans nos lois.

Je dis que cela est contraire aux principes de toute notre législation antérieure, comme à tout principe de législation. La provocation non suivie d'effet n'est punissable que si elle est directe et publique. La loi de 1885 en a décidé ainsi. La commission qui à cette époque, avait préparé cette loi libérale, après avoir proposé de punir la provocation non suivie d'effet, y avait renoncé ; c'est l'honorable M. Ribot, que j'aperçois à son banc, qui demanda le rétablissement dans la loi de cette disposition que la Commission spontanément en avait effacée. Mais dans quelles conditions le demandait-il? Voici quels étaient les termes de son amendement :

Quiconque, soit par des écrits distribués, soit par des discours proférés dans des lieux ou réunions publics, aura « directement >> provoqué à commettre un crime puni de la mort, des travaux forcés ou de la déportation, sera puni...

Il s'agissait donc bien de la provocation directe. Je vois M. Ribot me faire un signe d'assentiment qui prouve qu'il ne l'a pas oublié.

M. Ribot. J'avais raison à ce moment, et vos amis, et vous, vous avez refusé de voter mon amendement.

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M. René Goblet. Nous ne voulions même pas, en effet, de la provocation dans ces termes, et la Chambre nous avait donné raison. Mais quand le Sénat a rétabli la disposition dans la loi, il a dû être procédé devant la Chambre à une nou

velle délibération et nous avons accepté la décision du Sénat. Voilà le souvenir bien exact de ce qui s'est passé en 1881.

Mais que disiez-vous, au cours de la discussion, pour justifier Votre amendement?

L'article 24 c'est celui qui punit la provocation suivie d'un crime, et qui, par conséquent, constitue la complicité l'article 24 n'assimile la provocation au crime lui-même qu'à la condition bien expressément entendue par nous et formulée dans le texte, qu'il y ait un lien appréciable, direct, certain, entre la provocation et le crime. Devons-nous nous en tenir là? Ne devons-nous en aucun cas atteindre la provocation même non suivie d'effet, si directe qu'elle soit, si violente, si redoutable qu'elle puisse être ?

N'allez pas jusqu'à dire que la provocation, lorsqu'elle est brutale, directe, lorsqu'elle est manitestement criminelle, est chose indifférente, est un délit d'opinion qu'on n'a pas le droit de saisir.

M. Ribot n'avait pas fait triompher son opinion devant la Chambre; elle a eu gain de cause devant le Sénat, et la Chambre, je le répète, s'est inclinée dans sa nouvelle délibération; mais à cette condition que la provocation non suivie d'effet serait une provocation directe et qu'elle aurait un lien indéniable avec un crime déterminé.

Etait-ce là une innovation dans la loi de 1881? Reportez-vous au Code pénal et notamment à l'article 202, qui prévoit les provocations qui peuvent être commises par un ministre du culte, par des discours, à la désobéissance aux lois et aux actes de l'autorité publique, et punissables à la condition que ces provocations aient été directes. Jamais, jusqu'à présent, on ne l'avait entendu autrement.

Vous supprimez ces mots a provocations directes » dans le délit nouveau que vous créez. Cela est bien entendu ; il faudra que M. le garde des sceaux ait l'obligeance de s'expliquer à cet égard.

Il est bien entendu que ces mots que vous aviez maintenus dans la loi de 1893, vous les faites disparaître du projet de

1894.

Vous faites disparaître aussi une autre condition qui est plus

essentielle encore, car elle est la condition constitutive même du délit, c'est celle sans laquelle le délit ne peut juridiquement exister, la condition de publicité.

On parle toujours, à propos de la presse, du droit commun et on nous dit : « Il n'est pas nécessaire d'avoir une législation spéciale sur la presse, il suffit de la soumettre au Code pénal » .

Messieurs, si l'on renvoyait purement et simplement la presse au Code pénal, la provocation que l'on a visée par la loi de 1881, comme elle l'était par les lois de 1819, de 1822, de 1835, de 1848 et de 1849, cette provocation que vous visez par votre loi de 1893 et par le projet de loi actuel, ne serait pas punissable. Elle ne l'est précisément que parce qu'il y a une législation de la presse et elle constitue le délit spécial de la presse.Je vous montrerai, d'ailleurs qu'il n'y en a, en réalité, plus d'autres aujourd'hui.

Mais pourquoi en est-il ainsi? Parce que, d'après le Code pénal,la simple provocation, quand elle n'est pas suivie d'effet, n'est pas punie, et ce n'est pas moi seulement qui le dis; déjà en 1835, lors de la discussion des lois de septembre, un député d'alors qui était en même temps un savant magistrat, M. Nicot, avocat général à la Cour de cassation, s'exprimait ainsi :

S'il y a crime, l'auteur de l'écrit est puni comme complice. Ce n'est pas là un délit de presse, c'est la complicité d'un délit commun. La peine n'est pas dans les lois de la presse, mais dans le Code pénal.

Si, au contraire, la provocation n'a produit aucun effet, si elle n'a été suivie d'aucun attentat, d'aucun crime, alors la criminalité se renferme tout entière dans la publication.

Cette publication constitue à elle seule un délit. C'est là précisément et seulement le délit de la presse, délit spécial, délit qui ne trouve pas de répression dans le droit commun, dans le Code pénal, mais seulement dans les lois de la presse.

Ainsi, d'après les principes du droit; c'est la publication qui constitue le délit, et vous allez créer un délit où il n'y aura pas de publication, et vous prétendez qu'il n'y a là qu'un retour au droit commun, que ce n'est pas une loi de réaction, une loi d'exception que vous faites!

On vous a dit hier, et j'y insiste aujourd'hui, que jamais, à aucune époque, même à ces époques qu'on est convenu d'appeler les plus mauvaises de notre histoire, jamais personne, aucun gouvernement, n'a imaginé une pareille proposition. On vous a rappelé la loi de sûreté générale de 1858; l'honorable rapporteur vous a dit qu'elle allait bien plus loin.

Entendons-nous. En ce qui concerne l'application de la peine d'internement ou de la relégation, il est vrai que la loi de 1858 s'en rapportait aux autorités administratives, mais après condamnation prononcée contre les individus ou à condition qu'ils eussent été déjà l'objet de mesures du même genre.

A cet égard, je reconnais que votre loi ne va pas aussi loin que la loi de 1858. Je veux bien vous l'accorder; ce n'est pas sur ce point qu'elle dépasse la loi de 1858; où elle la dépasse, et d'une façon beaucoup plus grave, c'est quand elle crée un délit nouveau que la loi de 1858 n'aurait jamais osé créer. La loi de 1858 avait visé deux délits : d'abord, le délit « de manœuvres et d'intelligences, soit à l'intérieur, soit à l'étranger, dans le but de troubler la paix publique ou d'exciter à la haine ou au mépris du Gouvernement ». Cela ressemble singulièrement au délit d'entente. Mais la loi de 1858 n'admettait l'existence de ce délit de manoeuvres ou d'intelligences qu'à la condition qu'il y aurait au moins l'habitude, ce que vous n'exigez pas pour le délit individuel dont nous nous occupons en ce moment.

C'est en effet ce que M. Baroche, alors président du conseil o'Etat, répondait à M. Ollivier :

La loi, disait-il, doit-elle chercher à atteindre ceux qui voudraient troubler la paix publique ?... Une lettre saisie, renfermant un blâme, une critique, une attaque même contre le Gouvernement, ne constitue pas une manœuvre dans le sens de la loi. Ce qui caractérise la manœuvre, c'est l'habitude et le but coupable.

L'habitude! Et vous n'exigez pas l'habitude ici. Au surplus, ce n'est pas du délit d'intelligences que votre nouveau délit se rapproche, puisqu'il s'agit d'actes individuels, mais il se rapproche du délit de provocation.

Que fait la loi de 1858 au point de vue du délit de provocation? C'est l'autre délit prévu par cette loi. Je sais bien que l'honorable rapporteur nous disait que la loi de 1858 ne s'applique qu'aux attentats contre la sûreté de l'Etat ; sans doute, mais parmi ces attentats figurent ceux contre la vie de l'empereur et des membres de la famille impériale. C'est bien là un de ces crimes que vous appelez de droit commun, et c'est sous cette qualification que vous allez poursuivre le crime abominable commis l'autre jour à Lyon.

L'article 86 était visé dans la loi de 1858, et non pas seulement les attentats politiques. Or voici ce que disait l'article 1er de 1858 au point de vue de la provocation. Il punissait «< tout individu qui aurait provoqué publiquement, d'une manière quelconque aux crimes prévus par les articles 86 et 87. »

Provoqué publiquement! Vous l'entendez bien; et savez-vous ce qui s'est passé dans la discussion? Un membre qui s'appelait M. Legrand trouvait que ce mot « publiquement » restait équivoque. Il rappelait que la loi de 1819, qui est la loi fondamentale de la liberté de la presse, avait prévu les provocations commises << soit par des écrits publiés et colportés, soit par des discours proférés dans des lieux ou réunions publics. »

« Et pourquoi, disait-il, ne vous servez-vous pas de cette formule que nous connaissons, pourquoi lui substituer ce mot publiquement » qui laisse place à quelque doute? »

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Il me semble, quant à moi, que le doute n'était guère fondé. On a pris cependant la peine de lui répondre, et voici ce que disait M. Langlois, conseiller d'État, commissaire du Gouver

nement:

Cet article s'applique à ceux qui auront commis une provocation, mais quelle sorte de provocation? Celle qui aura été faite publiquement. Cette expression n'est pas nouvelle. C'est celle qu'emploient toutes les lois sur la presse, sauf la loi de 1819. On peut discuter sur tout. Mais en réalité jamais la jurisprudence n'a été embarrassée sur le sens de cette expression. L'appréciation du fait appartient aux tribunaux. Jamais devant les tribunaux on a confondu ce qui était du domaine de la vie privée et confidentielle avec des attaques publiques.

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