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pays, pouvait mépriser la plupart des injures que lui adressaient les partis, cependant, lorsque l'outrage devenait un système, lorsque, depuis le magistrat suprême jusqu'au dernier anneau du pouvoir, tout était attaqué dans le but avoué de substituer une autre forme de gouvernement à celle que les mandataires du pays avaient juré de maintenir, il fallait que les personnages revêtus de hautes fonctions publiques s'efforçassent de faire respecter leur autorité.

« Sans prétendre, ajoutait le rapporteur, juger dès à présent le gérant du journal la Tribune, la commission a cru devoir résoudre affirmativement la question. Avant d'avoir entendu les explications et la défense du gérant, il serait difficile de ne pas regarder comme offensant le reproche adressé à certain nombre d'hommes parlementaires, de puiser dans la caisse des fonds sccrets, ou pour payer leurs paroles hardies, ou pour récompenser leur silence, ou pour décider leurs consciences incertaines. Il en est de même de la qualification de Chambre prostituée.

«En nous confiant une partie de sa souveraineté, le pays a remis en nos mains le dépôt et la garde de sa propre dignité. Chacun de nous peut mépriser les injures personnelles; mais nous trahirions le plus sacré de nos devoirs, si nous montrions la même indifférence pour la dignité nationale.

« Il nous a donc paru que c'était le cas d'appeler le gérant à la barre de la Chambre. »

L'article 15 de loi du 25 mars 1822, confirmée depuis la révolution de juillet par la loi du 8 octobre 1830, laissait 'à la Chambre le choix ou de traduire le prévenu à sa barre, ou de le renvoyer devant les tribunaux ordinaires. La commission fit observer qu'il y aurait de graves inconvéniens à se dessaisir de cette juridiction qu'elle considérait comme aussi salutaire qu'exemplaire, et que la dignité de la Chambre ne pourrait qu'en souffrir. M. Persil s'appuyait des paroles mêmes du rapporteur de la loi du 25 mars.

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Le sentiment de délicatesse et de susceptibilité, dit-il encore, qui pourrait faire désirer le renvoi devant les tribunaux ordinaires, n'est certainement pas assez réfléchi.

« Ou semble croire qu'ils'agit de faire juger par les membres de la Chambre une offense qui leur soit personnelle; c'est évidemment une erreur : sauf M. Viennet, qui à juste titre peut se trouver outragé par les articles de la Tribune, il n'est aucun de nous qui soit personnellement désigné et offensé. C'est le pays qui est attaqué dans sa représentation, c'est lui qui pourrait souffrir de l'offensante qualification de Chambre prostituée; c'est la société qui pourrait être blessée par l'outrageante supposition que la Franceserait représentée par une Chambre vénale. En jugeant ce délit, les membres de la Chambre ne jugeront pas dans leur intérêt, mais unique

ment pour la société qui demande une éclatante justice par le pays luimême, par ce grand jury que nul en France n'a le droit de récuser.

Ces considérations nous ont déterminés, messieurs, à vous proposer de ne pas renvoyer devant les tribunaux, et de décider que le gérant du journal lá Tribu̟ne serą cité à votre barre.

La commission s'était en outre occupée du mode de procéder. Le droit commun accordait au prévenu l'appui d'un défenseur quant au jugement, voici ce qu'elle avait réglé:

«

Aprèsa voir entendu la défense, la Chambre doit entrer en délibération, Une proposition quelconque doit en faire la base, autrement la Chambre D'arriverait que péniblement et avec une grande perte de temps à son but. Cette proposition a paru à votre commission ne pouvoir être autre que celle-ci: Le prévenu est-il coupable?

« La discussion fermée, il s'agirade voter. La gravité de la décision ne permet pas qu'elle soit prise par assis et levé. Le scrutin secret, en la manière accoutumée, avec boules blanches et noires, nous a paru le seul mode à adopter.

« Si la Chambre est d'avis que le prévenu n'est pas coupable, M. le président proclamera son absolution. Dans le cas contraire, il devra immédiatement faire voter sur l'application de la peine.

"

<< Mais ici devaient encore se présenter de nouvelles difficultés. Attendrat-on les propositions des membres de la Chambre? elles peuvent être trèsmultipliées : l'échelle à parcourir entre le minimum et le maximum de ces mêmes peines est étendue, et il peut y avoir autant de propositions que de fractions de ces mêmes peines; ce serait une opération interminable.

« Votre commission a pensé qu'elle éviterait toutes ces difficultés, et ees lenteurs, en vous proposant de voter par bulletin écrit, chacun de vous écrirait sur son bulletin la peine qu'il croirait devoir être indigée dans les limites déterminées par les lois. (Mouvemens divers.) ».

La proposition de renvoyer au lendemain samedi la discussion de ce rapport fut vivement combattue par M. GlaisBizoin, qui voulait qu'avant de juger quelques paroles offensantes, la Chambre achevât les lois sur l'instruction primaire, sur les attributions municipales, et par M. Salverte, qui demanda le renvoi au lundi suivant ce terme fut adopté.

8, 9, 10 avril. En ouvrant la discussion, le président invita la Chambre à faire preuve de modération', de calme, de dignité dans une cause toute personnelle. Plusieurs orateurs combattirent et appuyèrent tour à tour le projet de résolution. M. Gaëtan de la Rochefoucauld soutint que la Charte de 1830 avait aboli la loi qui conférait à la Cham

bre le privilége monstrueux d'être à la fois pouvoir législatif et judiciaire, d'accuser et de juger dans sa propre cause.

« Soyons de bonne foi, messieurs, dit-il, que voulez-vous en ce mo ment? et que veut le ministère public dans les procès continuels et pour ainsi dire dans les procès permanens qu'il livre à la liberté de la presse? Vous conviendrez tous avec moi que ce que vous voulez, c'est de réprimer les abus de cette liberté.

«Eh bien, messieurs, c'est là ce que voulait la restauration'; c'est ce qu'ordonnait textuellement l'art. 8 de la Charte de 1814. Veuillez en prendre de nouveau lecture; vous verrez qu'il portait ces mots : les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant anx lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté. Voilà pourquoi la Restauration a fait et a dû faire des lois répressives des abus de la liberté de la presse; elle agissait conformément à la Charte constitutionnelle du royaume, elle était done dans son droît ; et je dirai plus : la Charte lui imposait, l'obligation d'agir ainsi, elle était dans son devoir.

« Mais souvenez-vous aussi que la Charte a été modifiée le 7 août 1830, et que l'on a rayé les mots que les lois doivent réprimer les abus de cette liberté. Ce fut à tort ou à raison: il est permis à chacun d'en juger à son gré. Mais on ne peut pas nier que si vous voulez réprimer encore les abus de la presse, vous rétablissez dans la Charte du 7 août l'article que la révolution de 1830 a effacé de la Charte de 1814; vous rentrez dans le gouvernement de la restauration ; yous adoptez én son entier son régime légal. »

Suivant l'orateur, il ne s'agissait pas de savoir si la loi du 25 mars 1822 avait été renouvelée par celle du 8 octobre 1830, mais si une telle loi pouvait exister en opposition avec la Charte. MM. Salverte, Laurence, Gauthier de Rumilly, Garnier Pagès, Thouvenel, Bertrand, Lafayetle, se prononcèrent dans le même sens. Ils argumentèrent de l'esprit réactionnaire des deux époques où la loi qu'on invoquait avait été faite et appliquée. Ils rappelèrent que MM. Humann et Sébatiani, alors simples députés, s'étaient opposés au jugement du journal du Commerce; et ils citèrent leurs paroles. L'un d'eux (M. Garnier Pagès) donna lecture d'un article de journal injurieux pour l'opposition, et pourtant dédaigné par elle. Du côté contraire, et en faveur de la mesure proposée, MM. Petit, Pataille, de Rémusat, Lemercier et Dumon furent entendus. Le premier de ces orateurs alla jusqu'à refuser un défenseur au gérant du journal inculpé, malgré le précédent de 1826.

De même que M. Petit, M. de Rémusat regardait le pro

cès comme une question politique, c'est-à-dire une question liée à l'état général des affaires. A l'autorité de l'Angleterre il joignait celle des États-Unis, dont le congrès avait plusieurs fois sévi contre des écrits diffamatoires. Quant à l'argument tiré de la restauration, M. de Rémusat le repoussait ainsi :

« La Chambre de 1824 a mal fait de faire ce qu'elle a fait, et pourquoi ? c'est qu'elle prétendait juger au nom du pays, et qu'elle ne représentait pas le pays. Est-il donc singulier que la décision de la Chambre de 1824 n'ait pas été confirmée par le pays? Si vous appliquez la même objection à la Chambre actuelle, vous êtes obligés de dire qu'elle ne représente pas non plus le pays. Mais si, comme j'en ai la conviction, elle le représente, elle parle au nom du pays, le pays confirmera sa décision. C'est quelque chose, messieurs, que d'avoir tort ou d'avoir raison. (Mouvement prolongé en sens divers). »

Un autre orateur, M. Dumon, concluait également de la comparaison des circonstances dans lesquelles se trouvait la Chambre de 1826 et de celles qui environnaient la Chambre actuelle, que le premier procès avait été superflu et que le second était nécessaire.

Une proposition d'ordre du jour motivé avait été faite par M. le baron Mercier, et une proposition d'ordre du jour pur et simple par M. de Lafayette. D'autres membres demandèrent sous diverses formes la question préalable. L'ordre du jour pur et simple ayant obtenu la priorité, on procéda au scrutin, qui eut pour résultat 179 boules noires contre 168 boules blanches : l'ordre du jour fut donc écarté à une majorité de 11 voix seulement.

Dans la séance suivante, M. Jollivet proposa de rédiger ainsi l'ordre du jour motivé : « Considérant que les articles qui ont donné lieu à la communication de M. Viennet ne sauraient atteindre la Chambre, que les intérêts du pays réclament tous ses instans, la Chambre passe à l'ordre du jour. » Le débat s'engagea sur ce point: MM. Duvergier de Hauranne et Jaubert combattirent fortement la proposition de M.Jollivet, qu'appuya M. Odilon Barrot.

Après M. Odilon Barrot, M. Persil, en sa qualité de rap

porteur, occupa la tribune. Un incident signala ce passage de son résumé :

« Il faut, nous dit-on, pour se décider à citer à la barre de la Chambre, autre chose que la culpabilité du journal : vous êtes corps politique, et comme tel il vous faut un motif politique pour agir. Je partage cette opinion. La Chambre doit faire remise d'une culpabilité même avérée ; mais elle ne peut pas reculer devant une nécessité politique d'où dépend le salut du pays. Je ne comprends pas comment la majorité de cette Chambre, ordinairement si sage, n'aperçoit pas où l'on veut la conduire....»

En ce moment des rires éclatèrent aux extrémités de la Chambre : « Messieurs, vos rires sont scandaleux, »> dit M. Persil, en se tournant vers l'extrême gauche. A cette apostrophe, M. Dupont (de l'Eure) répondit par ces mots presque couverts par le tumulte : « Vous êtes un insolent! >> Rappelé à l'ordre par le président, M. Dupont (de l'Eure) ne désavoua pas ses expressions; cherchant au contraire à prouver qu'il était dans son droit, il ajouta :

« Messieurs, je n'ai pas l'habitude d'interrompre. Je professe la plus grande tolérance pour toutes les opinions, mais je réclame le même droit pour les miennes. Je demande qu'on me traite comme je traite les autres, et j'ai le droit de traiter les autres comme on me traite moi-même. Je déclare donc encore une fois à M. Persil que toutes les fois que, se tournant vers moi, il traitera de scandaleux mon rire ou mes paroles, quand je n'ai ni ri ni parlé, je dirai qu'il est un insolent. (Marques d'improbation aux centres.). >>

Malgré ces explications, le président ayant persisté dans le rappel à l'ordre, M. Persil reprit son discours

« J'avais l'honneur de dire à la Chambre qu'il ne suffisait pas, pour faire l'application des dispositions de la loi, qu'il y eût culpabilité de la part du prévenu, mais qu'il fallait encore, pour qu'elle exerçât ce pouvoir suprême, qu'il y eût un motif politique. Je disais: une loi a reconnu à la Chambre ce droit; non seulement c'est la loi de 1822, mais c'est la loi du 8 octobre 1830, présentée à cette Chambre par M. Dupont (de l'Eure) lui-même, en sorte je suis autorisé à dire que cette loi.... (Interruption des extrémités).

«En ouvrant le Bulletin des Lois, on trouvera que la loi du 8 octobre 1830 est contresignée Dupont (de l'Eure); d'où je suis autorisé à conclure que la loi du 8 octobre, qui reconnaît le droit à la Chambre, est une loi constitutionnelle; et que non seulement on peut, mais qu'on doit, car c'est un devoir imposé à la Chambre comme pouvoir de l'état, la faire exécuter. »

Rappelant ce qu'il avait déjà dit sur la nécessité d'un motif politique, M. Persil trouvait ce motif dans la situation du gouvernement fondé par la révolution de juillet, en

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