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Le président, attendu que le nombre de trois cent vingttrois était supérieur à celui qu'exigeaient la Charte et le réglement, déclara la Chambre constituée, et ordonna l'introduction du prévenu et de ses défenseurs. Après que le sieur Lionne eut répondu aux questions légales, M. Marrast éleva une question préjudicielle tendant à savoir si le sieur Lionne serait reçu à exercer le droit de récusation pour les motifs qui, soit dans l'institution du jury, soit dans la procédure civile, font ordinairement règle en pareille matière. Le président crut devoir lui répondre qu'il n'admettait pas le droit de récusation contre aucun membre de la Chambre. Les députés tenant leur mandat de leurs commettans, chacun d'eux était maître de s'abstenir, mais il n'appartenait à aucun citoyen d'interdire un député de ses fonctions par une récusation quelconque. M. Odilon Barfot fit observer au président qu'il portait une décision que la Chambre seule pouvait rendre. Il pensait d'ailleurs, que le prévenu n'aurait qu'à donner lecture du nom des membres sur lesquels il entendait faire porter ses récusations, et il ne doutait pas que tons n'allassent au-devant des exigences de la défense. M. Isambert demanda, comme M. Odilon Barrot, que la Chambre fût consultée : M. Mauguin parla en faveur du droit réclamé, et le président mit la question aux voix. Que ceux qui sont d'avis, dit-il, que le droit de récusation n'est pas admissible, veuillent bien se lever. Une grande majorité se leva : le droit de récusation ne fut donc pas admis.

Le président ayant donné la parole aux défenseurs,

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M. Cavaignac la prit le premier, et commença son plaidoyer en ces termes :

« Messieurs, nous comparaissons devant vous, mais nous ne vous reconnaissons pas le droit de nous juger.

« Ce n'est pas parce qu'il y a guerre entre vous et nous; ce n'est pas parce que nous vous avons, majorité, opposition, tous et toujours, sans ménagement attaqués;

» Ce n'est pas, en un mot, parce que nous sommes vos ennemis et que vous êtes les nôtres. En politique, on est toujours jugé par ses ennemis. Chance commune, toute simple, qui, pour nous, dure depuis près de quinze ans, qui, un jour peut-être, vous atteindra aussi.

« Ce n'est pas non plus, messieurs, parce que vous êtes parties, accnsateurs et juges, improvisant pour vous-mêmes, et dans votre propre cause, une juridiction en dehors de toutes les formes, des règles les plus vulgaires de la justice. La représentation nationale exerce la souveraineté nationale; elle peut tout faire, hors attenter à cette souveraineté du peuple dont elle est la délégation; et ce n'est pas nous, républicains, qui contesterons en principe une telle omnipotence: nous la proclamons, au contraire, y voyant l'instruction et la sanction de l'avenir. »

C'est parce qu'ils n'étaient pas les représentans du peuple que M. Cavaignac déniait aux députés le droit de juger les citoyens. Il soutenait ensuite que non-seulement les accusations contre la Chambre étaient permises, mais encore que celles-là surtout devaient être exemptes de pénalité.

Le défenseur cherchait la preuve de cette assertion dans l'impossibilité de confier aux tribunaux ordinaires le jugement d'une affaire de ce genre. La Chambre ne pouvait accepter d'autre juridiction que la sienne, et alors plus l'accusation aurait été juste, plus la condamnation serait infaillible et sévère. N'était-il pas évident qu'une Chambre corrompue frapperait plus violemment qu'une Chambre tyrannique l'écrivain qui l'aurait dénoncée au peuple?

« Non, messieurs, continuait M. Cavaignac après diverses considérations, au privilége qui vous rend seuls éligibles entre tous, privilége qui, entre tous les citoyens, fait pour vous un tirage de 200,000 électeurs, vous ne pouvez joindre celui de l'inviolabilité! Enfin, pourquoi ne dirait-on pas de la Chambre des députés même qu'elle se prostitue?

"Cela peut-il être vrai? Oui certes. Si cela est vrai, peut-on le dire? Oui. Si on le croit vrai, peut-on le dire encore? Oui, ouí.»

Abordant la question de la corruption, M. Cavaignac la représentait comme envahissant tout, fermentant, suivant son propre langage, par la peur, l'amour du pouvoir, l'amour et l'omnipotence de l'argent, le besoin de briller.

La corruption, disait-il, n'est-elle donc pas un moyen de gouvernement avoué, proclamé même à cette tribune? Et la clef d'or n'ouvre-t-elle pas toutes les portes? Qui donc parla de faire de la cupidité une vertu de ministre dirigeant? Non, non, nous ne nous rétracterons point. Faites que notre accusation soit incroyable, stupide; qu'elle semble seulement une bruyante parade, et qu'on puisse dire, comme cet ancien, de la vertu: O corruption, tu n'es qu'un grand mot!

<< Messieurs, c'est parce que nous la voyons reine dans ce temps et dans le régime qui nous gouverne; c'est parce qu'elle nous apparait partout, incurable et sans ressource, que nous nous rejetons ailleurs avec un dégoût amer et violent qui n'attend rien, ne ménage rien de ce qui existe. Si la Tribune s'est réunie à ces doctrines républicaines qui vous animent plus contre elle (vos amis doivent aimer à le croire) que sa querelle avec vous, si elle met à en appeler la réalisation une constance qui est aussi en cause dans ce procès, c'est qu'elle y voit, avec la prospérité et la liberté de tous, la seule source possible des bonnes mœurs politiques et du véri¬ table ordre public par l'extirpation de tous les désordres.»

L'orateur résumait ses convictions dans l'avenir des doctrines républicaines, et il terminait ainsi, en s'adressant aux députés :

«En attendant, usez de votre règne. Quand on a la force, il faut s'en servir, car c'est une belle et bonne chose.

«Tant que le mandat législatif ne sera point donné, non par les notabilités comme aujourd'hui, non, ainsi qu'on le proposait, par les capacités, dénomination vague et vaniteuse, mais par toutes les utilités, désignation universelle et morale, c'est-à-dire par tout ce qui travaille par tout ce qui produit aussi bien que par ceux qui possèdent oufquilprofessent, par tout ce qui a un intérêt et rend un service, en un mot par le peuple, ce mandat sera toujours vicieux et suspect. Ne cherchez pas le mal que le pouvoir parlementaire peut faire, le mal qu'on peut dire de lui, ailleurs que dans ce défaut de sanction populaire.

«Messieurs, c'est pour cela que nous avons protesté d'avance contre votre arrêt, et au même titre qui nous a donné le droit de protester si souvent, si hautement, contre tout ce qui s'est fait depuis 1830.

«Ainsi condamnez-nous, frappez en nous cette pensée républicaine qui est réunie avec nous jusque dans cette enceinte, et qui n'a besoin que d'elle-même pour tout envahir. Mais persuadez-vous bien ceci :

<< Condamnez-nous, la presse nous a toujours trouvés prêts à la défendre contre ses ennemis; elle est d'elle-même assez forte contre tous. Le pays ne l'abandonne pas, son apparente indifférence vous trompe, et le concours de citoyens émus par ces débats prouve que l'attente d'une parole franche produira toujours l'attention. »

Après ce discours, écouté dans le plus grand silence, la séance fut suspendue quelques instans. Ensuite M. Marrast prit la parole:

« Messieurs, dit-il, obligé d'aborder la question précise du procès dans ce qu'elle a de plus irritant, je ne puis me dissimuler tout ce qu'il y a de vulnérable dans ma position comme dans la vôtre.

« Nous ne sommes ici ni pour vous blesser comme juges, ni pour vous irriter comme accusáteurs. Mais nous n'y sommes pas non plus pour faire fléchir notre caractère, ou pour éluder hypocritement une accusation que nous acceptons telle qu'on l'a faite.

Ann. hist. pour 1833.

13

« Ne craignez donc pas que la défense descende au scandale de la chronique, mais n'espérez pas non plus qu'elle rende pour cela la logique moins rigoureuse ou l'histoire moins sévère.

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Pourquoi feindre, d'ailleurs? En présence de vous nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier hors de cette enceinte, ce que nous serons demain.

« Vous êtes juges au même titre que nous sommes défenseurs, c'est-àdire qu'il y a ici deux camps: nous sommes pour vous la mauvaise presse: vous êtes pour nous une Chambre....... sans accord avec le pays.

« C'est donc la guerre, toujours la guerre! Seulement il est inutile de surcharger son arme, surtout quand elle est meurtrière de sa nature et que l'on tire à bout portant.

« Nous acceptons donc, messieurs, l'accusation telle qu'elle est posée par la majorité de cette Chambre, ou plutôt par la portion de cette majorité seule conséquente avec elle-même. Vous êtes à ses yeux le parti de l'ordre, de la conservation du patrimoine.... Nous sommes, au contraire. nous, les hommes de l'anarchie, du renversement, du pillage même. Et l'on invoque contre nous la force, la violence, l'anéantissement,

« C'est votre langue que je parle, messieurs, elle vous disposera sans doute à écouter la nôtre.

Eh! oui, sans doute, il y a deux systèmes, non pas nuancés, mais profondément contrastans; non pas divisés, mais hostiles; hostiles comme le privilége l'est à la liberté; l'usurpation, aux droits qu'elle ravit ; le monopole à ceux qu'elle exploite.

« Ce sont deux systèmes qui se retrouvent partout, luttant sans cessse omme le bien et le mal.

«En économie politique, le travail et l'oisiveté; en morale, l'égoïsme et le dévouement; en politique, l'arbitraire et la liberté, ou pour prendre des expressions qui sont à la fois principe et histoire, la révolution et la contre-révolution.

« Eh bien! messieurs, liberté et justice, travail et dévouement, c'est pour nous la république : usurpation, égoïsme, privilége, c'est pour nous la monarchie. Nous plaidons pour l'une, nous attaquons l'autre, et le v rai juge en cette cause, ce n'est pas vous, c'est le pays.

«Le pays, messieurs! Entendez bien! non pas une élite de quelques cent mille hommes sur 32 millions; non pas seulement cette population électorale qui vous a donné mandat, et qui ne forme guère pour la majorité de cette Chambre qu'un total de 50,000 individus. Le pays, la masse entière des habitans, riches, pauvres, propriétaires, industriels, prolétaires, la réunion de tous ces intérêts comptés, respectés, nou pas au gré d'une importance dont on est juge soi-même, mais suivant le nombre, la justice et l'égalité.»

Ici le défenseur examinait les différentes formes que la corruption avait prises sous les divers régimes qui s'étaient succédé en France, et notamment sous la restauration.

Dans cette période, ajoutait-il, la corruption ne se déguise plus, elle s'étale pour ainsi dire. C'est publiquement que l'on trafique des secrets de bourse, publiquement que l'argent placé chez M. Piet rapporte 50, 100, 200; la Chambre de 1824 ne laisse pas une seule partie du corps social qu'elle n'y applique son exutoire.

« La prostitution marche le front haut, toute la France la marque du doigt, et tandis que l'opinion tout entière s'en indigne, ne voilà-t-il pas qu'un membre des centres, un demi-homme de lettres, un fonctionnaire

préludant à la loi d'amour, s'avise de réclamer de la Chambre des trois cents la citation à la barre du gérant d'un journal qui s'était permis de douter quelque peu de la virginité de la Chambre Villèle et de son entier désintéressement.

«Eh bien ! cette Chambre s'adjuge par arrêt un brevet de pureté de conscience et d'honneur. Mais ses procès-verbaux restent! mais ses actes sont publics! mais le peuple, débarrassé de ses langes parlementaires, n'a pas même besoin de les presser ou de les tordre pour en faire jaillir la prostitution!...

« Et plus tard, quand les trois cents sont tombés sous le mépris public, la corruption disparait-elle?

« Loin de là, messieurs, c'est encore sous un ministère de transition que la preuve officielle de la corruption parlementaire est acquise.

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« Vous savez tous que c'est en recevant le bureau même de la Chambre chargé de présenter à Charles X la loi sur la dotation de la pairie, que celui-ci demanda à M. Pas de Beaulieu ce qu'il fallait communément à un député pour vivre à Paris, et sur sa réponse que 500 fr. par mois suffisaient avec de l'économie, l'ex-roi lui répondit : « Ce n'est pas assez : je donne mille francs à mes députés, et ils se plaignent. »

« Le ministre de l'intérieur trouva le mot maladroit; d'autres le jugèrent naïf. Il était profond; car c'était tout un système. La tendance de la monarchie, c'est la concentration en elle de tous les pouvoirs ; que le parlement soit sévère, la lutte commence, au bout de la lutte la force, mais la corruption aplanit tout; elle affaiblit le contrôle, elle rend la représen tation dérisoire, les députés ne deviennent plus les gardiens, mais les dissipateurs des deniers publics; ils ne sont plus les surveillan's du gouvernement, mais ses complices.

« C'est là tout le représentatif, tel que nous l'avons subi pendant quinze ans; ainsi donc, nous pouvons le dire avec l'histoire ;

« La Chambre qui consentit aux tribunaux d'exception et aux Cours prevótales, prostituée; la Chambre qui toléra les conspirations de la police, prostituée; la Chambre qui laissa violer la Charte impunément, prostituée; la Chambre qui prodigua les trésors de l'état aux intérêts dont elle profitait la première, prostituée; la Chambre qui abandonna la sûreté individuelle des citoyens à l'arbitraire des ministres, prostituée; la Chambre qui poursuivit à outrance la liberté des opinions, prostituée; la Chambre qui accrut incessamment les traitemens des fonctionnaires, qui les livra ensuite, pieds et poings liés, à l'administration qui s'en proclame propriétaire; la Chambre qui entassa emprunt sur emprunt, qui prodigua des fonds secrets, qui maintint tous les priviléges, qui éleva tous les autels aux basses passions de l'avidité, qui encouragea l'agiotage par l'amortissement, qui fit tout graviter vers le centre impur de la Bourse, qui jeta honneur, dignité nationale, trésor public à la voirie des loups-cerviers, prostituée! prostituée !

« J'ai fini l'histoire du parlement sous la restauration, et je touche à la révolution de juillet. »

Alors M. Marrast se plaignait des spéculations honteuses, dont on aurait abusé pour des jeux de bourse. Il se plaignait de ce que la prime à l'exportation des sucres se fût augmentée depuis 1830 de sept millions à dix-neuf, et de ce que, dans les ordonnances de répartition, la maison Périer frères figuråt pour 900,000 francs; la maison Delessert, la maison

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