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lieu dans tout l'empire, à l'exception des gouvernemens où une levée avait déjà été faite en vertu de l'ukase du 27 avril, et de ceux du Sud, où la récolte s'annonçait sous les apparences les plus fâcheuses.

Les craintes que ces apparences excitaient se réalisèrent d'une manière si déplorable, par suite des sécheresses extraordinaires de l'été, qu'une disette effrayante régna dans les provinces ordinairement les plus fertiles de la Russie. Un tel état de choses appelait des soulagemens auxquels l'empereur pourvut, en assignant des sommes considérables sur le trésor, pour les subsistances et pour l'ensemencement des terres; en autorisant l'importation en franchise des grains par tous les ports et toutes les frontières de l'empire; en suspendant le recouvrement des impôts et la levée des recrues; en ajournant à trois années les paiemens dus sur les emprunts des particuliers à des établissemens de crédit ; en augmentant dans les provinces du Sud la masse des travaux publics, enfin, en ordonnant de délivrer gratuitement des passeports à tous ceux qui voudraient aller vivre ailleurs, et de changer les cantonnemens des troupes, afin de diminuer la consommation des grains dans les endroits où elles se trouvaient.

Rien n'accuse plus fortement toute la grandeur du mal, que ces mesures destinées à y remédier. Les habitans, livrés au plus cruel désespoir, étaient obligés de manger des racines. Les grains, dont il y avait défaut presque absolu, étaient montés à plus de quinze fois leur valeur ordinaire. L'empereur voulut alors que les farines des magasins de la couronne fussent vendues en détail au prix d'acquisition. La disette n'en prit pas moins le caractère d'une véritable famine qui décima les populations et les bestiaux. Aussi, dans l'Ukraine, si fameuse par la fertilité de son sol et l'excellence de ses pâturages, les propriétaires de troupeaux, se voyant hors d'état de les nourrir, les abandonnaient à d'autres, qui étaient un peu mieux approvisionnés, à condition de partager ce qui en survivrait au printemps suivant. Dans les villages

des nobles, les serfs succombaient fréquemment à des maladies produites par la nourriture peu salubre à laquelle ils étaient réduits, et même la mortalité était grande parmi les paysans de la couronne. Aux environs d'Odessa, il y avait des villages où l'on ne trouvait plus que des vieillards et des infirmes ; tous les autres habitans avaient émigré pour chercher du pain ailleurs.

Cette pénurie si profonde, ces obstacles au recrutement de l'armée et à la levée des contributions, venaient d'autant moins à propos que, par suite de la tournure qu'avaient prise les affaires d'Orient, le gouvernement russe devait tenir davantage à développer tous les moyens de sa puissance. Habile à recueillir les fruits du service qu'il avait rendu à Mahmoud en lui conservant sa capitale, c'est-à-dire le seul point important que les troupes égyptiennes eussent encore à occuper, ce gouvernement avait envoyé, en avril, le comte Orloff à Constantinople, en qualité d'ambassadeur extraordinaire. Le résultat de la mission du comte fut de traité du 8 juillet (voy. le chapitre suivant ), qui excita en France et en Angleterre une sensation telle qu'elle fit douter si une rupture n'éclaterait pas entre ces deux puissances et la Russie. La froideur qu'avait laissée après elle la question polonaise, et qui s'était trahie, à diverses reprises, dans les Chambres législatives et dans les journaux ministériels, prit un ton menaçant et presque belliqueux, surtout en Angleterre, dès que la conclusion du traité du 8 juillet eut été connue, et bien que la Russie eût retiré ses troupes de la Turquie. En Angleterre, comme en Russie, on s'attacha avec une insistance remarquable à signaler réciproquement les points vulnérables de la puissance opposée ici, l'Inde anglaise, là bas, la Pologne et les ports de la Baltique ou de la mer Noire. La Gazette de Moscou, par une boutade du moment, qui devient sérieuse lorsqu'on sait que le gouvernement russe prend, depuis plusieurs années, ses précautions en Asie, pour le cas éventuel d'une collision avec l'Angle

terre, cette gazette avait été jusqu'à dire que le premier traité entre l'Angleterre et la Russie serait signé à Calcutta. Plus d'une fois la guerre des armes, en Europe, avait eu ainsi pour préliminaire une guerre de plume, et ce qui aidait encore mieux les esprits à entrer dans cette analogie, ce sont les conférences de Munchen-Graetz (voy. plus haut, pag. 384); c'est qu'une escadre anglo-française occupait la Méditerra⚫ née, tandis que la Russie concentrait des forces vers les embouchures du Danube; et que l'ordre avait été donné à Sébastopol de tenir une forte division de la flotte russe prête à mettre en mer au premier avis.

Indépendamment des efforts faits par la France et l'Angleterre à Constantinople pour neutraliser le traité du 8 juillet, des représentations furent adressées à Saint-Pétersbourg. La note du chargé d'affaires français exprimait la profonde affliction que son gouvernement avait éprouvée en apprenant la conclusion du traité du 8 juillet, et déclarait que ce traité assignait aux relations de l'empire ottoman et de la Russie un caractère nouveau, contre lequel les puissances d'Europe avaient le droit de se prononcer. En conséquence, si les stipulations du traité devaient plus tard amener une intervention armée de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, le gouvernement français se tiendrait pour entièrement libre d'adopter telle ligne de conduite qui lui serait suggérée par les circonstances, et d'agir comme si le traité n'existait pas. Une déclaration analogue avait été remise à la Porte- Ottomane par l'ambassadeur français à Constantinople.

Dans la réponse de M. de Nesselrode à cette note, remise en octobre, on lisait qu'il lui était impossible de comprendre les motifs des regrets du gouvernement français et les objections auxquelles le traité du 8 juillet pouvait donner lieu. Le traité était purement défensif; il avait été conclu entre deux puissances indépendantes, dans la plénitude de leurs droits; il ne portait préjudice aux intérêts d'aucun autre

état quelconque. Cet acte changeait, à la vérité, la nature des relations entre la Russie et la Porte, car il faisait succéder à une longue inimitié des rapports d'intimité et de confiance dans lesquels le gouvernement turc trouverait désormais une garantie de stabilité et un moyen de défense propre à assurer sa conservation. C'est dans cette conviction, et guidé par les intentions -les plus pures comme les plus désintéressées, que l'empereur était résolu de remplir fidèlement, le cas échéant, les obligations résultant du traité du 8 juillet, agissant ainsi comme si la note du chargé d'affaires de France n'existait pas.

Le ton de ces deux pièces n'était pas précisément d'une couleur amicale, néanmoins les escadres française et anglaise rentrèrent dans leurs stations d'hiver à Toulon et à Malte; et ces escarmouches diplomatiques, cette polémique des journaux, ces explications mêlées d'aigreur et d'animosité n'eurent pas de conséquences plus sérieuses.

CHAPITRE IV.

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TURQUIE. Tentatives de négociation entre la Porte et le pacha d'Egypte. -L'empereur de Russie fait offrir ses secours au sultan. On négocie pour la paix sous la médiation de la France. Mouvemens d'Ibrahim en avant. Le sultan réclame les secours de la Russie. - Bases d'accommodement posées par le pacha d'Egypte et l'envoyé de la Porte. — Arrivée d'un ambassadeur français à Constantinople. — Arrivée des vaisseaux russes dans le Bosphore. — Traité conclu entre l'ambassadeur français et la Porte. Nouveaux progrès d'Ibrahim. Nouvelles concessions de la Porte. - Troubles dans la Bosnie.-Les Musulmans sont expulsés de la Servie. — Débarquement des Russes sur la côte d'Asie.— Conclusion de la paix. — Arrivée d'un ambassadeur extraordinaire de Russie à Constantinople. L'armée égyptienne rentre en Syrie. — Départ des troupes russes. Traité conclu entre la Porte et la Russie. Représentations de la France et de l'Angleterre contre ce traité. Etat général de la Turquie.

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Le gouvernement français n'avait point attendu les revers essuyés par les armées ottomanes en 1832, pour essayer mettre un terme à la guerre qui s'était allumée entre la Porte et le pacha d'Égypte, en inspirant aux deux parties le désir d'un rapprochement. Mais, ni la prise de Saint-Jean-d'Acre, ni la conquête de toute la Syrie par Ibrahim pacha ne purent déterminer la Porte à écouter les avis du chargé d'affaires de France (M. de Varennes). Cependant une sorte de trève tacite avait suspendu les hostilités en août. Ibrahim qui s'était avancé jusqu'à Adana dans la Caramanie, y concentrait ses forces; et les débris de l'armée ottomane allèrent se rallier à Koniah. Pour la Porte, ce temps d'arrêt attestait l'impossibilité de reprendre l'offensive; pour Méhémet-Ali cette suspension d'armes semblait d'accord avec le but qu'il ve

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