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CHAPITRE III.

Loi qui accorde des pensions aux vainqueurs de la Bastille. Loi relative aux pensions accordées aux orphelins des victimes de juillet. - Loi relative à un crédit pour secours aux familles des victimes de juillet. Loi relative à un crédit supplémentaire pour indemnités de juillet.

Dès le mois de novembre de l'année 1831, une pétition, appuyée par MM. de Lameth et Lafayette, et dans laquelle plusieurs Gardes-Françaises demandaient des récompenses, comme vainqueurs de la Bastille, avait été présentée à la Chambre des députés, qui la renvoya au gouvernement. Le 8 mai de l'année suivante, une ordonnance du roi, instituant une commission pour examiner les titres des pétitionnaires, accorda aux ayans-droit un secours de 500 francs pour 1832, en attendant qu'une loi eût pu statuer sur cet objet. La commission fit son rapport le 12 septembre, et le 29 décembre suivant, un projet de loi fut soumis à la Chambre élective. Une nouvelle commission fut nommée par la Chambre; M. le colonel Paixhans, son rapporteur, exposa d'abord (14 janvier 1833) l'état de la législation, analysa les divers décrets de l'Assemblée constituante en faveur des vainqueurs de la Bastille, et finit par proposer, au nom de la commission, de réduire à 250 francs le taux des pensions, que le projet de loi portait à 500, estimant que ce qui est convenable serait fait dignement et sans parcimonie, donnant aux vainqueurs de la Bastille la même pension qu'aux membres de la Légion-d'Honneur.

en

23 janvier. Un seul orateur (M. Gaëtan de la Rochefoucauld), parla contre le projet, qui, dans son opinion, contenait plusieurs questions à résoudre, une d'économie, une de politique, et une d'honneur national; mais il

pensait que les deux premières devaient être soumises à celle-ci :

En effet, messieurs, disait-il, lorsqu'une commission vient d'être chargée par le gouvernement de réviser les pensions les mieux acquises par de grands services rendus à l'état dans les temps de périls de la patrie, lorsqu'on se croit forcé par la nécessité d'inquiéter les citoyens et les familles qui jouissent des pensions qu'ils ont obtenues pour prix d'un long dévouement à l'ordre public et à la prospérité de leur pays, il semble étrange de remonter quarante-trois ans en arrière de nous pour aller chercher des titres à des pensions nouvelles.`

« Il semble étrange aussi que lorsque l'armée française, couverte de gloire et admirable pour sa discipline, revient dans nos foyers se joindre à cette garde nationale qui suffisait seule pour maintenir la paix publique, on prétende qu'il est nécessaire, pour la conserver, d'accorder des pensions å 400 vieillards qui semblent très-redoutables, puisque le plus jeune, nous a dit M. le rapporteur, a 63 ans.

« Mais enfin, s'il était vrai qu'il y eût un grand événement, glorieux pour la France, heureux par ses résultats autant que célèbre par les belles actions qui l'auraient accompagné, admirable surtout par le dévouement et la vertu de ceux qui y auraient pris part, je conçois que l'honneur national voulût remonter jusqu'à lui pour en faire une époque de gloire historique et de commémoration patriotique.

« Vous voyez, messieurs, que pour savoir si vous célébrerez le 14 juillet 1789, et si vons allouerez des pensions à ceux qui se disent les vainqueurs de la Bastille dans cette journée, il est malheureusement indispensable d'apprécier cet événement. La tâche est pénible, elle n'est pas de mon choix; j'aurais désiré laisser la parole à de plus habiles et peut-être même à de plus prudens que moi; mais quand j'ai vu que pas un seul de mes collègues n'était inscrit contre le projet de loi, j'ai craint qu'il ne passât pour ainsi dire inaperçu, sans discussion; et j'ai regardé cómme un devoir de conscience de protester, fussé-je seul, contre ce projet de loi, au nom même de l'honneur national. >>

L'orateur, évoquant les souvenirs de la révolution française, cherchait à prouver que le 14 juillet n'était pas, ainsi qu'on se le représentait faussement, le jour où la nation avait reconquis ses droits par une insurrection légitime, car ce jour avait lui pour la France le 5 mai 1789, à l'ouverture des États-Généraux. Depuis cette époque, il ne s'agissait plus que d'une réforme législative; l'Assemblée constituante avait accepté cette tâche, et la poursuivait avec ardeur. Le 14 juillet ne fit donc pas la révolution : au contraire, il la détourna de sa marche naturelle, en la précipitant dans tous les excès de l'anarchie; en donnant le premier exemple des émeutes, des massacres, et de tous les genres d'atrocités. Au tableau de cette journée souillée de trahison, de barba

rie, l'orateur opposait celui des dernières journées de juillet si glorieuses et si pures, et il se demandait comment, après les avoir vues, on pouvait considérer de sang-froid la prise de la Bastille.

« Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de vous rappeler toutes les horreurs malheureuses qui ont été commises; j'adresserai donc seulement un dilemme à ceux qu'on nomme les vainqueurs de la Bastille. Je leur dirai: Qu'avez-vous fait le 14 juillet 1789? Étiez-vous de ces amis de la liberté, qui, saluant avec enthousiasme les premiers pas d'une révolution qui devait rendre à chacun le libre exercice de ses droits, attendaient l'issue d'un combat qu'ils croyaient livré à la tyrannie? Si cela est, vous vous trompiez; mais je vous honore.

<< Etiez-vous même en ce jour-là un de ces citoyens du faubourg SaintAntoine, qui, se donnant la main, formaient une haie autour de la forteresse, afin de n'y laisser arriver aucun secours? Si cela est, je ne vous approuve pas, mais je vous honore encore.

« Etiez-vous enfin de cette foule de peuple qui est restée, ainsi que l'histoire le dit, en dehors des ponts jusqu'à ce que la forteresse ait été rendue, et que toute résistance ait cessé ? Si cela est, je n'ai point à vous blâmer.

Mais, dans toutes ces hypothèses, vous n'êtes point des vainqueurs de la Bastille.

Si vous voulez être reconnus pour tels, il faut que vous ayez fait partie de ce petit nombre d'assaillans qui, en révolte à main armée contre le gouvernement et l'ordre public, se sont introduits dans la forteresse par trahison, y ont égorgé des vieillards et des invalides qui ont capitulé, ont promis, foi de militaires français, toute sûreté aux officiers qui ont capitulé, et ont ensuite massacré ou laissé massacrer à côté d'eux leurs pri

sonniers.

« Eh bien! non, messieurs; ces hommes dont les noms sont sur les listes ne sont point des vainqueurs de la Bastille. Ce sont d'honnêtes citoyens qu'on a trompés en les engageant à se faire inscrire comme tels. Je ne les connais point, mais je suis persuadé qu'ils sont estimables et estimés; ils n'ont jamais commis et n'auraient jamais laissé commettre à côté d'eux les crimes de cette journée; ils seraient morts en défendant leurs prisonniers, s'ils en avaient fait, et qu'on cût voulu les leur arracher.»

M. Gaëtan de la Rochefoucauld blâmait le gouvernement d'inscrire et de rémunérer comme vainqueurs de la Bastille des hommes qu'il savait être restés étrangers à cet événement, dont il appréciait d'ailleurs le vrai caractère. Il s'étonnait de le voir se constituer avec tant de facilité le dispensateur des récompenses nationales, quand la nation savait fort bien faire elle-même ses libéralités, et, comme preuve, il citait le million donné aux enfans du général Foy, les quatre millions offerts aux veuves et orphelins des victimes de juillet. N'é

de grever

tait-ce pas s'éloigner étrangement de ces voies, que les contribuables, en portant sciemmment sur la liste des pensions des hommes qui ne les avaient pas méritées ?

M. le général Lafayette entreprit de justifier et la commission, que M. le maréchal Jourdan avait présidée, et le 14 juillet, qui avait été le signal de la révolution européenne. On voulait fixer le complément de cette révolution au 5 mai 1789, mais tout le monde savait qu'elle avait duré plus long-temps. Le général rappelait les circonstances qui avaient amené la prise de la Bastille, la situation de l'Assemblée constituante, entourée de troupes étrangères, les complots dirigés contre elle, le projet de la dissoudre, de saisir douze de ses membres et de les immoler. A la vérité, le 11 juillet, une voix s'était élevée pour proposer et proclamer la première déclaration des droits, à l'imitation de l'Amérique; mais celui qui la proposait croyait faire un testament plutôt que le premier article d'une constitution.

« Je ne pourrais pas dire, ajoutait M. de Lafayette, que j'avais l'honneur de me trouver à la prise de la Bastille, mais j'avais celui de présider l'Assemblée constituante dans ces fameuses nuits pendant lesquelles nous nous regardions tous comme dans l'état le plus critique ou assemblée nationale se pût trouver. C'est dans ce moment que l'assemblée des élec tears de 89, la plus vertueuse qui ait existé, se réunit à l'Hôtel-de-Ville, prit le commandement de la ville et appela les citoyens aux armes.

« Les Gardes-Françaises appelées pour dissoudre l'Assemblée nationale refusèrent de se prêter aux complots de la faction liberticide qui entourait le trône et trompait le monarque.

«Eh bien! c'est cette résolution généreuse, celle du peuple de Paris, qui sauva la révolution. Ici, je dois parler de la jeunesse parisienne, qui fut principalement représentée par ce qu'on appelait alors la Bazoche, c'est-à-dire les clercs du Palais et du Châtelet. Déjà, dans les troubles des parlemens, ils avaient joué un rôle très-patriotique. C'est à cette réunion de patriotes, messieurs (et vous n'avez qu'à lire les procès-verbaux des électeurs de 89 et tout ce qui a été écrit à ce sujet); c'est à cette réunion, dis-je, qu'a été due la prise de la Bastille. Les vainqueurs n'étaient pas seulement cinquante, avec quelques Gardes-Françaises ils étaient extrêmement nombreux. Par un très-grand bonheur, un boulet cassa la chaîne qui retenait le pont-levís, et le citoyen Hullin, depuis devenu général, y entra le premier.

« De même que le 4 juillet 1776 a été l'ère américaine de la liberté du monde, c'est-à-dire d'une liberté fondée sur la simple doctrine des droits naturels et sociaux, de même la prise de la Bastille a été reconnue de tout temps comme le signal de l'émancipation européenne, seulement retardée par beaucoup d'obstacles, mais que rien n'empêchera de s'accomplir, (Mouvement.)

« Voilà, messieurs, ce qui s'est passé le 14 juillet 1789. Tout le monde a connu les événemens dont je parle; on les connaît tellement que je suis embarrassé d'avoir à les rappeler ici.

« Quant au travail de la commission, je demande également à rappeler quelques faits. Nous avions dit. je l'avoue, à cette tribune, que le nombre des vainqueurs de la Bastille était très-peu considérable, mais nous nous étions trompés à cet égard; nous sommes plus heureux que nous ne l'avions cru: les recherches que l'on a faites nous en ont retrouvé plusieurs que nous croyions morts; il me sera permis de m'en réjouir. »

Après ce discours, dont l'impression fut vive, M. Gaëtan de la Rochefoucauld déclara qu'il persistait néanmoins dans son opinion, parce qu'il la croyait conforme aux récits des historiens véridiques. M. d'Argout, ministre de l'intérieur, pour justifier les intentions du gouvernement, rappela que la pétition des vainqueurs de la Bastille, présentée à la Chambre des députés, avait obtenu une adhésion presque générale; que M. Casimir Périer lui-même l'avait accueillie avec empressement; que la promesse d'un projet de loi sur ce sujet avait été faite, une commission nommée. Quant au travail de cette commission, il alléguait diverses preuves de sa sévérité. En définitive, après de nouvelles explications, de nouveaux renseignemens donnés par le rapporteur, le projet de loi mis aux voix fut adopté à la majorité de 150 contre 86.

Dans la Chambre des pairs, à laquelle M. d'Argout soumit le projet (23 février), M. Mathieu Dumas, au nom de la commission chargée de l'examiner, proposa de l'adopter .tel qu'il sortait de l'autre Chambre (6 mars). La discussion s'ouvrit trois jours après le rapport (9 mars). M. le marquis de Dreux Brézé parla le premier, et avec une certaine véhémence d'opposition.

«Messieurs, dit-il, le projet de loi qui vous est présenté n'est pas une de ces mesures purement fiscales destinées à apaiser des exigences ou à satisfaire des intérêts qu'on accueille sur la parole d'un ministre et qu'on vote sans examen. Quelques centaines de mille francs de plus ou de moins ne sont rien dans ce gouffre où s'engloutit la prospérité matérielle de la France, mais il ne faut pas que l'ordre, la morale, l'honneur du pays et notre propre considération tombent dans cet abîme; c'est ce qui m'engage à examiner le principe de ce projet avant de lui accorder mon suffrage.

« Si ce principe est en harmonie avec l'opinion et les vœux de la nation, s'il répond à ce besoin généralement senti de l'ordre public et de ses con

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