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paragraphe suivant, M. de Brigode proposa un amendement tendant à préciser les cas où l'intervention de la loi serait nécessaire, et portant qu'elle aurait lieu toutes les fois qu'il y aurait dissidence d'opinion entre l'autorité locale et les commissions d'enquête. M. de Rambuteau fit observer qu'il se présenterait par année trois ou quatre mille cas de cette espèce, et qu'on se préoccupait trop d'une pensée qui tendrait à compliquer les formalités. En considérant l'amendement comme dicté par le désir d'attacher la sanction de la loi à toute entreprise considérable, M. Legrand, commissaire du roi, affirma que le vœu de son auteur était rempli d'avance.

« Les travaux importans, dit-il, sont exécutés sur les fonds du trésor, ou par les soins des compagnies.

« Vous vous rappelez, messieurs, que dans la dernière loi des finances, vous avez introduit un article d'après lequel aucune route nouvelle, aucun canal, aucun chemin de fer, etc., ne peut être entrepris qu'en vertu d'une loi spéciale ou d'un crédit ouvert à un chapitre spécial du budget. Ainsi, dans ces cas, les Chambres seront toujours mises à même de juger non seulement l'utilité, mais même l'opportunité de l'opération.

<< Si l'entreprise est concédée à une compagnie, les Chambres seront également appelées à en connaître : l'Administration n'a pas, et ne peut avoir l'intention de délivrer des concessions de quelque importance sans l'intervention du législateur; elle vous en a donné aujourd'hui même un exemple.

« Mais pourriez-vous admettre la nécessité de la loi, lorsqu'il s'agit d'un redressement ou d'un élargissement de route, des abords d'un pont, de l'etablissement d'une chaussée, etc.?

« L'amendement me paraît donc inutile; la législation établie prévoit le cas auquel il veut pourvoir. »

L'amendement fut mis aux voix et rejeté. Néanmoins on insista encore pour que les cas où la loi serait rigoureusement nécessaire fussent spécifiés. Plusieurs orateurs se succédèrent à la tribune. M. Odilon-Barrot y remplaça M. Thiers, et soutint qu'il y avait désaccord sur le principe entre le ministre des travaux publics et le rapporteur de la commission: cette assertion provoqua une réponse du ministre.

« Messieurs, dit-il, examinons si, dans la question qui nous occupe, on pourrait être exposé à laisser au gouvernement une faculté dont il aurait intérêt à abuser.

»Toutes les fois qu'il y a une dépense à faire, il est convenu qu'il faut obtenir le vote de la Chambre ou des conseils-généraux pour légi

timer la dépense. Dans ce cas, les autorités compétentes sont consultées. Il y a plus, toutes les fois qu'il faut, n'importe dans qu'elle étendue, user du domaine public, il faut encore une loi, et tout à l'heure nous vous en avons donné un exemple.

« Si nous nous sommes adressés à vous pour le chemin de Montbrison, c'est que dans ce cas il faut toucher au domaine public.

Il reste les cas où il ne faut toucher ni aux fonds de l'état, ni aux domaines des communes, mais seulement aux domaines des particuliers, à la condition de les acheter. Pouvez-vous supposer que le gouvernement abuse de la faculté qu'il réclame? Il a dans ce cas, comme le pays, comme tout le monde, intérêt à ce qu'il s'établisse de nombreuses voies de communications, et il ne peut avoir intérêt à entraver des entreprises de

ce genre.

Ainsi, pour empêcher un abus qui ne peut exister, vous vous exposez à charger la loi de difficultés, et à retomber dans les inconvéniens dont on a voulu sortir.

En effet, pourquoi discutons-nous aujourd'hui ce projet ? Ce n'est pas parce qu'il existe dans la législation antérieure des principes contraires à la propriété, mais parce qu'elle renferme de telles formalités, de telles difficultés, de tels délais, de telles dépenses, soit pour les compagnies, soit pour l'état, qu'il n'est pas possible d'arriver à une prompte exécution des travaux.

» Encore une fois, prenez garde, pour obvier à un abus qui ne peut avoir lieu, de compliquer la loi de délais inutiles, qui suspendent les travaux commencés dans la belle saison, par exemple, et les reportent à l'hiver, époque où les Chambres sont ordinairement réunies, pour obtenir un projet de loi. En exigeant cette formalité pour de si minces détails, vous manqueriez le but que vous vous proposez en faisant cette loi, but qui n'est pas de donner de nouvelles garanties à la propriété, suffisamment protégée par la législation existante, mais d'abréger les délais qui entravaient l'exécution des travaux d'intérêt général. »

M. Odilon-Barrot trouva dans les paroles mêmes de M. Thiers une confirmation de ce qu'il avait avancé.

M. Thiers releva une erreur de fait dans ce que venait de dire M. Odilon-Barrot. Quant aux droits de péage, on ne pouvait accuser le gouvernement d'arbitraire, puisqu'il n'avait pas la faculté d'accorder à une compagnie le droit d'établir des péages, soit sur les ponts, soit sur les routes : l'établissement s'en opérait par voie d'adjudication, et l'intérêt public avait pour garantie la concurrence. D'ailleurs la légalité de ces péages était chaque année consacrée par une disposition du budget. Le rapporteur, M. Martin (du Nord), déclara que c'était à tort qu'on avait cru voir une dissidence entre le gouvernement et la commission. M. Charamaulle proposa un paragraphe additionnel, portant qu'une loi devrait intervenir chaque fois que l'exécution des traAnn. hist. pour 1833.

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vaux entraînerait un péage; mais la Chambre le rejeta et adopta l'article entier, à peu près tel que l'avait rédigé la commission. Enfin, dans la séance suivante, elle accueillit un amendement de M. Laffitte, d'après lequel la limite entre la loi et l'ordonnance était déterminée, non plus selon le péage, mais selon l'importance des travanx.

Une ordonnance de 1831 exigeait une enquête préalable pour constater l'utilité, et en réglait les formes. La commission avait pensé que la loi nouvelle devait contenir exactement les mêmes dispositions. Le ministère ne repoussait pas la demande de la commission: seulement, comme l'art. 14 donnait aux tribunaux le droit d'examiner si toutes les formalités préliminaires de l'expropriation avaient été remplies, il était à craindre, suivant le ministère, que l'omission d'une des seules fornies de l'enquête n'amenât le tribunal à annuler toutes les opérations précédentes. De là des pertes de temps et d'argent incalculables; de là des retards fàcheux dans les travaux. L'enquête avait pour but, non de garantir les droits des propriétaires, mais de constater l'utilité publique. Les intérêts privés avaient pour garantie la commission de la sous-préfecture, les tribunaux chargés de prononcer l'expropriation, le jury chargé de régler l'indemnité. L'enquête n'étant point faite à leur intention, elle devait donc rester étrangère à l'examen des tribunaux qui ne s'occupaient que des intérêts privés, et non de l'intérêt public. La Chambre se rendit à ces raisons; elle inséra dans la loi le principe de l'enquête, mais n'en régla point les formes.

M. Jousselin proposa que la commission d'enquête, présidée par un membre du conseil général, et composée de trois membres du conseil d'arrondissement et du maire de la commune où les propriétés seraient situées, se réunît au local de la préfecture, et que les conseils de département et d'arrondissement nommassent, chaque année, dans leur session ordinaire, les membres qui, le cas échéant, devraient

faire partie de ladite commission. Mais le ministre du commerce et des travaux publics combattit cette proposition comme une violation des prérogatives àdministratives de la couronne. La Charte attribuait à la royauté le droit d'administrer, et c'était un acte essentiellement administratif qué celui de régler la direction des routes. Cependant, comme le gouvernement voulait s'entourer de toutes les lumières nécessaires pour que les travaux s'exécutassent d'une manière convenable, et ne pussent blesser aucun intérêt, il avait admis la création de commissions d'enquête; mais de ce que le gouvernement s'était imposé lui-même, avec l'assentiment des Chambres, cette formalité, il ne s'ensuivait pas qu'il pût se des-aisir d'une prérogative aussi importante que celle dont on voulait le dépouiller.

M. Mauguin parla dans le même sens que le ministre, et vint demander, outre le rejet de l'amendement de M. Jousselin, un nouvel examen des dispositions sur lesquelles la chambre allait être appelée à voter. Il établit qu'en pareille matière toutes les garanties se réunissaient en faveur de l'intérêt privé, et qu'une fois qu'il était bien reconnu qu'on n'avait point de vexations à craindre, il fallait retrancher toutes les formalités inutiles.

« Je vous demande, ajoutait l'orateur, à quoi servira la commission qu'on vous propose d'établir? Elle va, dit-on, recueillir les plaintes des divers propriétaires. Remarquez que le projet de loi qui vous est soumis a été conçu dans les mêmes idées que la loi de 1810; on ne peut élever aucun doute à cet égard, puisqu'on a pris les formalités que cette loi même prescrivait. Or, quel était l'état des esprits en 1810? Le mouvement commercial ou industriel n'avait pas encore éclairé la France; on regardait une route, un travail public quelconque comme devant être funeste aux prop iétaires qui étaient expropriés. A présent, c'est le contraire: on a appris par l'exemple de l'Angleterre qu'une nouvelle route, qu'un chemin de fer, venaient augmenter la valeur des propriétés voisines. Dans cet état de choses, on conçoit que chaque propriétaire cherchera à obtenir auprès de la commission les avantages, les plus-values, les augmentations de valeur qui doivent résulter pour sa propriété de l'exécution du projet.

Eh bien! ce n'est pas là ce qui doit vous occuper. Ce qui doit faire l'objet de votre examen, ce n'est pas le gain que des propriétaires peuvent faire, c'est la perte que d'autres peuvent éprouver.

a Le grand propriétaire gagnera toujours à l'existence d'une commission; il intriguera, il cherchera à faire valoir ses propriétés ; vous verrez la com

mission changer plusieurs fois d'avis; on demandera des ajournemens. Vous verrez enfin ce qui arrive à Paris. Depuis un an on a décidé qu'il y aurait un entrepôt. La première pierre n'en est pas encore posée; bien plus, on ne sait pas même encore où elle sera posée. »

On parlait d'une commission: mais de Paris à Marseille il y en aurait trente ou quarante. Si un chemin de fer ou ane route traversait un département ou un arrondissement; s'il passait par trente communes, nommerait-on trente commissions? Si l'on n'en nommait qu'une seule, on aurait donc trente ou quarante maires, et comment espérerait-on les accorder? Sur quelle question aurait-on à délibérer ? Sur celle de savoir s'il convient à tel ou tel grand propriétaire que le canal ou la route passe à travers ses propriétés, tandis que les réclamations des propriétaires plus modestes resteraient dans l'oubli.

« Que faisons-nous, disait encore M. Mauguin, en parlant toujours de l'intérêt individuel et de localité? nous faisons du patriotisme de village. (Bien, très-bien!) Il faut cependant que l'intérêt privé ne puisse pas prévaloir contre l'intérêt général. L'intérêt général, celui de la France, voilà ce qui doit nous occuper! la France, voilà tout ce que nous devons voir! Gardons-nous, par trop de respect pour l'intérêt individuel, de compromettre des travaux qui intéresseraient toute la France. (Trèsbien, très-bien!)

« C'est la France que nous devons voir dans cette discussion, et non pas les convenances de tel ou tel propriétaire. »

La Chambre rejeta l'amendement de M. Jousselin et adopta l'article de la commission. Elle s'occupa ensuite des formalités nécessaires pour mettre fin à l'expropriation. La discussion fut longue et embarrassée; il s'agissait de maintenir un des principes fondamentaux de nos lois, la séparation constitutionnelle du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, ainsi que de protéger les intérêts des tiers, mêlés par suite de notre régime hypothécaire aux débats d'expropriation. Plusieurs séances furent employées à régler ces divers points.

Parvenue à la disposition principale du projet de loi, la Chambre admit le jury spécial, proposé par le gouvernement, en lui donnant pour directeur, comme l'avait demandé la commission, un magistrat pris dans le sein du tribunal,

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