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DIX-HUITIÈME LEÇON.

250. Je traiterai dans cette leçon des crimes et délits commis par les fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions: c'est là une classe spéciale d'infractions, car la qualité de l'agent et les devoirs particuliers qu'il enfreint leur impriment un caractère tout à fait distinct. Nous avons déjà eu l'occasion d'examiner quelques-uns des délits que peuvent commettre les officiers publics; il s'agit particulièrement ici des abus de la fonction, des crimes et délits auxquels elle sert d'auxiliaire, des infractions qui sont commises en son nom et sous le voile de son autorité.

Ces infractions portent le nom générique de forfaiture, foris factura, faits commis en dehors des règles.

« ART. 166. Tout crime commis par un fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions est une forfaiture. >>

« ART. 167. Toute forfaiture, pour laquelle la loi ne prononce pas de peines plus graves, est punie de la dégradation civique. »

a ART. 168. Les simples délits ne constituent pas les fonctionnaires en forfaiture. »

Ces trois articles, à peu près reproduits des art. 641, 642 et 643 du Code du 3 brumaire an IV, ont été avec raison considérés comme inutiles et contraires à l'économie générale de notre Code; ils sont inutiles, car le Code ayant prévu et puni choque cas de forfaiture, la déclaration théorique de ces articles n'a aucun objet; ils sont contraires à l'économie de la loi qui a partout écarté, excepté dans cette seule circonstance, les définitions qui n'ont aucune application immédiate.

Nous allons examiner, en suivant l'ordre de notre Code, les différents crimes et délits, qu'il a groupés sous cette qualification générale de forfaiture, quoique, d'après la définition même qu'il en a donnée, elle ne s'applique qu'à quelquesunes de ces infractions.

§ 1. Des soustractions commises par les dépositaires publics.

251. Le Code a compris sous ce paragraphe deux sortes de soustractions: celles qui sont commises par les comptables publics et celles qui sont commises par les fonctionnaires et officiers publics. Les premières sont prévues par l'art. 169, les autres par l'art. 173.

« ART. 169. Tout percepteur, tout commis à une perception, dépositaire ou comptable public, qui aura détourné ou soustrait des deniers publics ou privés, ou effets actifs en tenant lieu ou des pièces, titres, actes, effets mobiliers qui étaient entre ses mains en vertu de ses fonctions, sera puni des travaux forcés à temps, si les choses détournées ou soustraites sont d'une valeur au-dessus de trois mille francs. »

Cet article s'applique à tous les comptables publics qui sont dépositaires, en vertu de leurs fonctions, des deniers, des effets, ou de valeurs quelconques. La jurisprudence a compris dans cette qualification l'huissier qui détourne les deniers résultant d'une vente de meubles à laquelle il a procédé, l'économe d'un

lycée, qui dissipe les fonds qui étaient entre ses mains, en vertu de ses fonctions, le piqueur de l'administration des ponts et chaussées qui détourne la somme qu'il a reçue pour le payement des ouvriers, le régisseur intéressé des droits d'octroi, qui soustrait une partie des perceptions qu'il a faites. Il suit de là que ce n'est pas à la qualité de fonctionnaire qu'est attachée l'incrimination, mais à la qualité de dépositaire, en vertu d'un titre public quelconque. Le fait matériel, constitutif du crime, est ici le détournement des deniers confiés : c'est un abus de confiance aggravé par la qualité de l'agent. Il faut donc qu'il y ait eu, non point seulement une main mise momentanée sur les deniers déposés, mais un détournement frauduleux de ces deniers avec une intention d'appropriation ou de dissipation. C'est d'ailleurs ce qu'indique clairement le mot soustraction mis en regard du mot détournement, comme ayant un sens identique.

Je ne m'arrête point aux art. 170, 171 et 172, qui n'ont d'autre objet que de graduer la peine suivant la quotité des valeurs détournées ou soustraites.

252. L'art. 173 prévoit la soustraction, non plus des valeurs monétaires, mais des actes et titres :

ART. 173. Tout juge, administrateur, fonctionnaire, ou officier public qui aura détruit, supprimé, soustrait ou détourné les actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité, ou qui lui auront été remis ou communiqués à raison de ses fonctions, sera puni des travaux forcés à temps. Tous agents, préposés ou commis, soit du gouvernement, soit des dépositaires publics, qui se seront rendus coupables des mêmes soustractions, seront soumis à la même peine.

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Il y a lieu de remarquer d'abord sur cet article qu'il prévoit, non-seulement, comme l'art. 169, le détournement ou la soustraction, mais aussi la destruction et la suppression des actes et titres; cette addition tient à la nature des pièces que cette disposition de la loi a pour objet de sauvegarder. Ces pièces sont, en général, les actes et titres dont l'agent est dépositaire; il est évident, toutefois, qu'il ne faut comprendre sous cette qualification que les pièces dont la destruction ou la soustraction peut causer quelque préjudice, qui constituent un titre, qui sont le fondement d'un droit, car c'est le dommage qui est la base de l'incrimination.

Je dois ensuite porter votre attention sur le rapport qui existe entre l'art. 173 et deux articles dont nous nous occuperons bientôt, les art. 254 et 255. Ceux-ci, comme celui-là, ont pour objet les soustractions d'actes par les dépositaires publics. Sont ce donc les mêmes faits qui sont prévus et punis par ces différents articles? Non. Les dépositaires publics auxquels s'applique l'art. 173 sont ceux qui, dépositaires d'actes et de titres à raison de leur qualité ou de leurs fonctions, ne sont pas chargés de la garde d'un dépôt public, et ne sont responsables que des actes et titres qu'ils ont entre les mains. Les art. 254 et 255 s'appliquent spécialement aux soustractions des pièces, actes et effets, contenus dans les archives, greffes et dépôts publics ou remis à un dépositaire public en cette qualité.

§ 2.

Des concussions commises par les fonctionnaires publics.

253. La loi a clairement énoncé les éléments du crime de concussion :

« ART. 174. Tous fonctionnaires, tous officiers publics, leurs commis ou préposés, tous percepteurs des droits, taxes, contributions, deniers, revenus publics ou communaux, et leurs commis ou préposés, qui se seront rendus coupables du crime de concussion, en ordonnant de percevoir, ou en exigeant ou recevant ce qu'ils savaient n'être pas dû, ou excéder ce qui était dû pour droits, taxes, contributions, deniers ou revenus, et pour salaires ou traitements, seront punis, savoir : les fonctionnaires ou les officiers publics, la peine de la réclusion, et leurs commis ou préposés, d'un emprisonnement de deux ans au moins et de cinq ans au plus. >>

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On peut, d'après ce texte, définir la concussion, toute perception illégale faite avec connaissance de l'illégalité par les officiers ou commis préposés à une perception publique. Les éléments du crime sont donc l'abus de l'autorité, l'illégalité de la perception et la connaissance de cette illégalité par l'agent.

Là où il n'y a pas abus d'autorité, il n'y a pas concussion. « Ce crime existe, disait l'exposé des motifs, toutes les fois qu'un fonctionnaire exige ou reçoit ce qu'il sait ne lui être pas dû, ou excéder ce qui lui est dû ; et l'on conçoit aisément que, s'il importe de poser des barrières contre la cupidité, c'est surtout quand elle se trouve unie au pouvoir; cette circonstance tient à l'essence du crime. » Le pouvoir est le droit de percevoir la taxe ou le revenu; l'abus de droit est l'extension de la perception au delà de ses limites légales. Il suit de là que le premier élément du crime est une qualité donnant pouvoir de percevoir.

Le deuxième élément est l'illégalité même de la perception : cette illégalité existe 1° quand elle n'est pas autorisée par la loi ou les règlements; 2o quand la taxe, quoique légale, n'est pas due par la personne à qui elle est demandée; 3o quand la somme exigée excède la somme réellement due.

Enfin, le troisième élément est la connaissance que l'agent doit avoir de l'illégitimité de son acte. Si la perception illicite est le résultat soit d'une erreur, soit d'une fausse interprétation, il est clair qu'il n'y a pas de crime. C'est ainsi qu'un avis du conseil d'Etat a décidé qu'il n'y avait pas lieu de mettre en jugement un sous-préfet qui avait illégalement perçu un droit d'expédition sur la vente de biens communaux, parce que cette perception, établie ostensiblement, et avouée par ce fonctionnaire, avait été basée sur une assimilation des biens communaux aux biens nationaux. Il importe peu d'ailleurs que la perception excessive soit faite au profit de l'Etat ou au profit de l'agent; la loi n'a point voulu faire de distinction à cet égard, bien qu'il y ait entre ces deux faits toute la différence qui sépare l'excès de zèle du détournement frauduleux, parce qu'elle a craint de favoriser l'exagération des taxes au préjudice des parties. En conséquence, elle punit la perception non de ce que les officiers savaient ne leur être pas dû, mais de ce qu'ils savaient n'être pas dû.

Mais la loi du 13 mai 1863 a introduit en cette matière une distinction fondée sur l'importance des sommes indûment perçues. L'art. 174 est maintenu

dans sa teneur « lorsque la totalité des sommes indûment exigées ou reçues ou dont la perception a été ordonnée a été supérieure à 300 francs. » Et la loi ajoute à cet article les dispositions suivantes :

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« ART. 174. 2e §. « Toutes les fois que la totalité de ces sommes n'excédera pas trois cents francs, les fonctionnaires ou les officiers publics ci-dessus désignés seront punis d'un emprisonnement de deux à cinq ans, et leurs commis ou préposés d'un emprisonnement d'une année au moins et de quatre ans au plus. La tentative de ce délit sera punie comme le délit lui-même. Dans tous les cas où la peine d'emprisonnement sera prononcée, les coupables pourront, en outre, être privés des droits mentionnés en l'art. 42 du présent Code, pendant cinq ans au moins et dix ans au plus, à compter du jour où ils auront subi leur peine; ils pourront aussi être mis par l'arrêt ou le jugement sous la surveillance de la haute police pendant le même nombre d'années. Dans tous les cas prévus par le présent article, les coupables seront condamnés à une amende dont le maximun sera le quart des restitutions et des dommages-intérêts, et le minimum le douzième. Les dispositions du présent article sont applicables aux greffiers et officiers ministériels lorsqué le fait a été commis à l'occasion des recettes dont ils sont chargés par la loi. »

Cette disposition apporte dans notre Code une triple innovation : elle fait descendre au rang des délits un fait de concussion jusque-là qualifié crime, elle base cette qualification sur le chiffre de la somme illégalement perçue, de sorte que la même concussion est un crime si cette somme excède 300 fr., et un délit si elle ne dépasse pas ce chiffre; enfin, elle décide la question controversée de savoir dans quels cas les officiers ministériels peuvent commettre ce crime. On lit dans le rapport fait au Corps législatif : « Il est impossible de contester l'utilité pratique de cette division nouvelle. On ne voit plus guère aujourd'hui de grandes concussions, et ce n'est le plus souvent que chez des fonctionnaires d'un ordre tout à fait inférieur et pour des sommes le plus souvent très-minimes que cette infraction se rencontre; mais on peut se demander si la différence de qualification du même fait, selon l'importance du préjudice qui en résulte, est bien conforme aux principes et surtout en harmonie avec le système général de notre Code. Il semble que la criminalité d'un acte ne doive se mesurer qu'à la perversité de l'agent, et qu'elle ne varie pas avec l'étendue du préjudice qui en résulte. Et cependant, s'il n'y avait rien de vrai dans l'opinion contraire, comment comprendrait-on qu'elle fût si généralement répandue ? » On peut ajouter que le Code pénal offre déjà quelques exemples de cette distinction; mais, en général, ce n'est pas la perversité de l'agent, comme le dit ce rapport, qui doit seule être prise en considération, c'est surtout la nature du fait, la criminalité qu'il suppose, le péril dont il menace la société, qui doivent être les éléments de la pénalité.

Le paragraphe additionnel placé à la suite de l'article a eu pour objet de faire disparaître une difficulté d'interprétation. On demandait si les officiers ministériels, auxquels appartient le caractère d'officiers publics, commettent le crime de concussion lorsqu'ils exigent des taxes supérieures à celles qui leur sont dues d'après les tarifs. La loi a admis une distinction: si l'officier ministériel exige un salaire supérieur à celui qui lui est alloué, il ne commettra qu'une contravention disciplinaire; si, au contraire, il est chargé par la loi d'opérer une recette soit pour le compte du Trésor, comme les greffiers en ce

qui concerne les droits qu'ils perçoivent pour l'Etat ; soit pour le compte des particuliers, comme les commissaires-priseurs et les huissiers dans le cas d'adjudications dont ils doivent recevoir le prix, la perception de toute somme excédant ce qui leur est dû légitimement sera une concussion. Dans ces circonstances, on retrouve l'abus du mandat légal autorisant l'aggravation de peine attachée à la perception illégitime.

§ 3.

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Des délits des fonctionnaires qui se seront ingérés dans des affaires ou commerces incompatibles avec leur qualité.

254. Les art. 175 et 176 prévoient l'immixtion des fonctionnaires, soit dans les entreprises ou affaires qu'ils sont chargés de surveiller, soit dans des spéculations sur les grains ou boissons. Ils considèrent qu'il y a abus de pouvoir dans le seul fait de cette immixtion, quel qu'ait été son résultat.

« ART. 175. Tout fonctionnaire, tout officier public, tout agent du gouvernement qui, soit ouvertement, soit par actes simulés, soit par interposition de personnes, aura pris ou reçu quelque intérêt que ce soit dans les actes, adjudications, entreprises ou régies, dont il a ou avait, au temps de l'acte, en tout ou en partie, l'administration ou la surveillance, sera puni d'un emprisonnement de six mois au moins et de deux ans au plus, et sera condamné à une amende qui ne pourra excéder le quart des restitutions et des indemnités, ni être au-dessous du douzième. — Il sera de plus déclaré à jamais incapable d'exercer aucune fonction publique. La présente disposition est applicable à tout fonctionnaire ou agent du gouvernement qui aura pris un intérêt quelconque dans une affaire dont il était chargé d'ordonnancer le payement ou de faire la liquidation. »

Cet article a été expliqué par l'exposé des motifs du Code : « Un fonctionnaire devient coupable lorsqu'il prend directement ou indirectement intérêt dans les adjudications, entreprises ou régies, dont sa place lui donne l'administration ou la surveillance. Et que deviendrait, en effet, cette surveillance quand elle se trouverait en point de contact avec l'intérêt personnel du surveillant ? Et comment parviendrait-on, sans blesser l'honneur et la morale, à concilier ce double rôle de l'homme privé et de l'homme public? Tout fonctionnaire qui se sera souillé d'une telle turpitude sera donc justement puni d'emprisonnement et déclaré indigne d'exercer désormais des fonctions dans lesquelles il se serait avili. » Il résulte de ces paroles et du texte même de la loi que le délit réside tout entier dans le fait du fonctionnaire d'avoir pris un intérêt quelconque dans les entreprises dont il avait la surveillance, ou dans les affaires qu'il était chargé d'ordonnancer ou de liquider. C'est cet intérêt pris qui constitue l'abus du pouvoir, l'abus de la confiance publique, car, par qui l'intérêt public sera-t-il garanti, s'il ose y associer le sien? Il enlève donc par là même, à l'Etat, la surveillance qu'il y exerçait; il trahit sa confiance dans son intérêt privé. Faut-il aller plus loin, faut-il exiger, pour constituer le délit, non-seulement que l'intérêt ait été pris, mais que l'entreprise ait été injustement favorisée par la fonction? La loi ne l'exige point; c'est le seul fait de la participation du fonctionnaire qu'elle punit, parce que cette participation, même isolée de toute pensée frauduleuse, est non-seulement une violation du devoir du fonctionnaire, mais une violation pleine de périls, puisqu'elle con

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