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gem quam ipse tulisti. C'est toi qui as fait la loi, supporte-la. » Poyet fut condamné.

5. Cependant, malgré la célébrité d'un tel exemple, les principes désastreux contenus dans l'ordonnance de 1539 restèrent en pleine vigueur jusqu'à l'ordonnance de 1670, par laquelle Louis XIV voulut publier un corps de législation, ou plutôt d'instruction criminelle, comme il avait, trois ans plus tôt, fait publier un corps de procédure, d'instruction civile. Il est même à remarquer que la jurisprudence avait encore enchéri, dans un assez grand nombre de parlements, sur les rigueurs de l'art. 162, et que, comme cet article, qui refusait à l'accusé le ministère d'un avocat, était muet sur la question de savoir s'il obtiendrait un conseil, non pas pour plaider, mais pour le guider, les tribunaux en avaient conclu qu'il leur appartenait, suivant la nature et la gravité des cas, d'accorder ou de refuser à l'accusé le droit de communiquer, le droit de consulter. Nous verrons, tout à l'heure, cette questión agitée solennellement lors de la discussion de l'ordonnance de 1670.

Cette dernière ordonnance a reçu, dans l'origine, d'assez grands éloges. Elle avait, en effet, le mérite, précieux en tout temps, de contenir un corps complet, régulier, uniforme dans celle de toutes les matières du droit où la régularité, la fixité, l'uniformité importent le plus. Aussi, un criminaliste moderne, séduit sans doute par ce mérite incontestable de l'ordonnance, a-t-il cru pouvoir dire que cette ordonnance parut être et fut un grand bienfait. Cependant, sans contester, sans discuter la vérité de cet éloge, il est sûr que, pour l'admettre, il nous faudra supposer que d'intolérables abus avaient précédé l'ordonnance. En effet, vous verrez les rigueurs de l'ancien esprit en matière de procédure criminelle se reproduire à chaque pas dans les détails de cette ordonnance. Je procède également par quelques exemples.

L'un des éléments, le premier, le plus simple de tous les éléments de l'instruction, c'est l'interrogatoire qu'on fait subir à l'accusé ; c'est là, vous le sentez tous, un élément essentiel, un élément nécessaire de toute procédure criminelle. Il paraît que, depuis longtemps, s'était introduit en France, sans aucun texte de loi, un usage d'une étrange bizarrerie; il consistait à contraindre l'accusé, avant de subir l'interrogatoire, à prêter serment de la vérité des réponses qu'on l'appelait à faire. Cet usage le plaçait, vous le voyez, surtout dans les affaires graves, dans les matières capitales, entre la nécessité de se parjurer ou celle de s'accuser lui-même ; cet usage ne lui laissait que l'insupportable alternative ou d'une violation de sa foi religieuse, ou d'une sorte de suicide. Aussi, lorsque dans le projet de l'ordonnance de 1670 on eut inséré, pour l'accusé, l'obligation de prêter serment, de dire la vérité dans son interrogatoire, lorsqu'on voulut convertir en loi ce qui jusqu'alors n'était qu'une affaire d'usage, les plus vives, les plus sérieuses réclamations s'élevèrent. Le premier président du parlement, M. de Lamoignon, réclama vivement l'abolition de cet ancien usage; il fit sentir, avec la plus grande force, quel inconvénient il y avait à placer un accusé dans une telle alternative; à le contraindre, en quelque sorte, à se parjurer, pour sauver sa vie, à profaner par là même l'usage et l'emploi du serment; il démontra, et ses raisons, fort développées, sont bonnes à lire dans le procès-verbal de l'ordonnance, il démontra que cette prestation

de serment, imposée à l'accusé, n'avait pour elle l'autorité d'aucune loi, d'aucun édit, d'aucune ordonnance; qu'elle avait pris sa source, à ce qu'il semblait, dans la procédure de l'inquisition, telle qu'elle avait été décrite, en 1360, dans un livre intitulé : Manuel des inquisiteurs. Cependant, et nonobstant sa gravité, la puissance de ces réclamations, ce qui n'était qu'usage devint loi. Vous verrez les réponses insignifiantes qui furent faites à M. de Lamoignon. La nécessité du serment continua d'être imposée, ou plutôt fut formellement imposée avant tout interrogatoire.

La même rigueur apparaît dans les matières plus importantes pour la sûreté de l'accusé, pour la bonne administration de la justice. Ainsi il ne fut pas question, dans l'ordonnance de 1670, d'accorder aux accusés ce que l'art. 162 de l'ordonnance précédente leur avait formellement refusé; il ne fut pas même question, de la part de Lamoignon, qui représente dans tous ces débats, quoique avec peu de succès, la cause de l'humanité et aussi de la raison, il ne fut pas question d'accorder à l'accusé le ministère, l'appui d'un avocat. Mais le projet allait plus loin, et il proposait de refuser à l'accusé, au moins dans la plupart des cas, le droit de communiquer, même après son interrogatoire, avec un défenseur, le droit de requérir ses conseils, que l'ordonnance de 1539 ne lui avait pas refusés, du moins expressément.

Ici reparurent, avec toute leur force, les objections de M. de Lamoignon. II disait que refuser à l'accusé le droit de s'éclairer d'un conseil, c'était violer cette loi de la nature, ce sentiment si puissant qui porte le plus faible, le moins habile, à recourir à l'appui d'un plus fort, d'un plus habile; qu'à la vérité, l'emploi des conseils au profit des accusés, la liberté de communiquer après leur interrogatoire, pouvaient dans certaines affaires entraver, par quelques lenteurs, l'administration de la justice; que certains conseils profiteraient sans doute de leur communication avec l'accusé pour lui suggérer des moyens, des chicanes sans fondement, à l'effet de retarder, d'arrêter la procédure; mais que cet inconvénient était minime, en présence du danger contraire; qu'il valait infiniment mieux entraver par quelques lenteurs la procédure criminelle; s'exposer même au danger de laisser échapper quelques coupables, que d'exposer, comme on le faisait chaque jour, un innocent à périr faute d'avoir pu communiquer.

Cependant ces réclamations ne prévalurent pas; l'usage ancien, défendu, et durement défendu par M. Pussórt, l'emporta encore sur les réclamations d'une partie des parlements. M. Pussort répondit qu'au moyen des conseils il n'y aurait pas possibilité de voir la fin d'un procès; qu'un accusé assez riche pour payer des avocats trouverait moyen d'entraver éternellement la procédure dirigée contre lui.

En conséquence, le projet fut maintenu, et maintenu avec la plus étrange, la plus inconcevable des distinctions. En effet, on fut d'abord bien d'accord, et la chose était fort sage, qu'avant l'interrogatoire l'accusé ne pourrait communiquer avec personne. On conçoit qu'on ne veuille pas lui laisser les moyens de consulter un avocat, de préparer, de combiner ses premières réponses. Mais, une fois l'interrogatoire achevé, on se demandait s'il était bon d'autoriser, dans certains cas, pour l'accusé, le droit de communiquer avec qui bon lui semblerait, et par conséquent avec un conseil. On distingua, à cet égard, entre les

crimes capitaux, ceux qui entraînent les peines dont j'ai parlé tout à l'heure, et les crimes non capitaux. Le titre XIV de l'ordonnance, art. 8 et 9, consacra cette distinction. Dans les uns, on permit à l'accusé de communiquer; dans les autres, on lui refusa cette faculté, on le laissa sans conseil, voulant que le secret fût rigoureusement maintenu jusqu'après la condamnation. Mais dans quels cas Jui permettait on, dans quels cas lui refusait-on le conseil?

La réponse ne semblerait pas douteuse : apparemment dans les accusations capitales, dans celles qui ont pour l'accusé les conséquences les plus terribles, dans celles dont la gravité peut à l'avance l'effrayer, l'épouvanter, paralyser son esprit, lui enlever les moyens de se bien défendre. Il est naturel de croire, qu'avec la force de la peine, va s'accroître et s'augmenter la sollicitude du législateur; qu'à cet accusé, découragé d'avance par les conséquences fatales de son procès, on permettra, précisément à raison de ce péril, de communiquer avec un conseil qui pourra le défendre. Ainsi le fouet, le bannissement, les galères à temps, toutes ces peines non capitales, on les infligera sans doute sans accorder de conseil à l'accusé; mais du moins son sang ne coulera pas, mais du moins les supplices que détaille Pothier ne lui seront pas infligés sans qu'il ait pu recourir aux conseils d'un homme plus habile, à l'effet de discuter les charges, de peser la procédure. Eh bien, non; c'est précisément le contraire : dans les crimes non capitaux, l'accusé interrogé peut, d'après l'art. 9, réclamer le droit de communiquer, peut obtenir un conseil; du reste, s'il ne le réclame pas, l'ordonnance dit formellement que le juge ne lui en donnera pas. Quant aux crimes capitaux, à ceux qui entraînent la mort, avec ou sans tortures, les galères perpétuelles, le bannissement à vie, il n'y aura pas pour lui possibilité d'obtenir, non pas un avocat, mais même un conseil.

La raison en est curieuse, il faut l'entendre donner dans le procès-verbal par M. Pussort; il faut l'entendre débattre tout aussi froidement par Pothier. C'est que, dans les cas de meurtre, d'incendie, d'assassinat, de vol à main armée, c'est-à-dire dans ces cas graves où il s'agit de voir si l'accusé a commis ou non le fait, il n'a pas besoin de conseil pour avouer ou pour dénier. M. Pussort et Pothier, qui répètent froidement cette raison, auraient pu y ajouter encore quelque chose de plus : c'est que, d'après l'ordonnance qui simplifie et réduit à ce point les moyens de défense de l'accusé, à son aveu se joignait encore un moyen plus précis et plus simple d'arriver à la vérité. En effet, les aveux volontaires provoqués par le serment ont-ils manqué? on a la ressource de la question; de la question autorisée par l'ordonnance, précisément dans ces crimes capitaux, à raison desquels cette même ordonnance refuse formellement à l'accusé tout conseil; de la question, dont Pothier, dans le même passage, répète et donne les détails avec un inconcevable sang-froid.

Au reste, ces moyens de tortures, employés contre toute raison, pour arracher, contre un accusé, des preuves que l'instruction n'a pas fournies, sont encore présentés, justifiés dans l'ordonnance de la plus singulière façon; justifiés, je me trompe, car, à propos de l'article même où la question est établie, on voit d'abord M. de Lamoignon demander qu'au moins, tout en conservant la question, on prenne la peine de fixer quelques limites pour en déterminer la nature et la durée, pour empêcher, ce qui arrive dans certains endroits, que les accusés n'en demeurent estropiés. M. Pussort répond que ces détails se

raient indécents dans l'ordonnance, et en conséquence on laisse aux juges la faculté de faire durer la question autant qu'ils le voudront; Pothier ajoute seulement qu'un médecin sera présent pour arrêter la question au cas de danger. M. de Lamoignon ajoute que jamais la question n'a produit de résultats utiles, Talon en dit autant. M. Pussort reconnaît la vérité du fait; et, tout le monde étant bien d'accord que, dans la pratique, les tortures ne menaient à rien, on maintient cependant la question (Pothier, même section v, § 3).

Ce qui est inconcevable c'est ce qui suit : « Cette question dont nous parlons ici n'est pas celle que les juges ordonnent contre un accusé convaincu et condamné, pour lui faire révéler ses complices; non; c'est la question à laquelle les juges soumettent un accusé contre lequel les preuves ne paraissent pas complètes. » Ainsi il faut qu'il y ait déjà un commencement de preuves considérable; il faut, de plus, que le crime imputé à l'accusé soit de nature à entraîner la mort. Mais vous sentez que la première de ces conditions a laissé tout à l'arbitraire, que la conscience du juge décidera, quand et comme il l'entendra, si le commencement de preuves est déjà considérable. En outre, cette question a précisément pour danger de suppléer, par les aveux de l'accusé, à l'insuffisance des preuves déjà produites contre lui. La conséquence naturelle semblerait être que, si l'accusé résiste, si les tortures qu'on lui impose n'arrachent de lui aucun aveu, il sera renvoyé acquitté, puisqu'en effet la question a été ordonnée à cause de l'insuffisance des preuves; puisque la question, loin de donner aucune preuve nouvelle, n'a fait qu'ajouter une présomption de plus à l'innocence de l'accusé, il semblerait naturel de le renvoyer de l'accusation. Pas du tout, l'ordonnance décide qu'alors, si l'accusé a résisté à la question, s'il n'a fait aucun aveu, on ne pourra pas le condamner à la mort, mais que toute autre peine peut lui être infligée; par exemple, celle des galères perpétuelles, vous dit Pothier. Voilà, à coup sûr, la plus singulière de toutes les logiques, surtout en matière pénale. On n'a pas de preuves suffisantes, et précisément, faute de preuves, on a cherché un supplément dans cet étrange usage de la torture; elle n'a rien produit; l'accusé est condamné non plus à la mort, mais aux galères! on n'est pas assez convaincu du crime pour lui ôter la vie, mais on en est assez convaincu pour lui infliger une autre peine! Ai-je besoin de dire qu'il n'y a pas de milieu possible entre la conviction qui condamne, et la conviction, ou même la simple incertitude, qui entraîne forcément l'acquittement d'un accusé?

Enfin, une des raisons de M. de Lamoignon pour réclamer, en faveur de l'accusé, le droit d'obtenir des conseils, c'était, disait-il, que la plupart des accusés étaient par leur position absolument hors d'état de vérifier les procédures dirigées contre eux; absolument hors d'état de reconnaître les nullités qui auraient pu se glisser dans les instructions, qui d'ailleurs ne leur sont pas communiquées par écrit et qu'ils ne connaissent que par une lecture rapide, instantanée. MM. Pussort et Pothier ont encore trouvé une réponse à cela : c'est que les juges auront la mission de vérifier la régularité de la procédure. Ainsi, Pothier dit, section iv, art. 6, § 1 in fine : « Dans les autres crimes capitaux où il n'est question que de savoir si un accusé a fait ou non telle chose, on ne permet pas aux accusés d'avoir un conseil, parce qu'on n'a pas besoin de conseil pour convenir de la vérité de tels faits. » Et il ajoute : « Mais, comme

les accusés pourraient prétexter qu'ils ont besoin de conseils pour relever les nullités qui peuvent se trouver dans la procédure et qu'ils ont intérêt de relever, l'ordonnance charge les juges d'y suppléer et de faire eux-mêmes cet

examen. >>

Voilà, je l'avoue, une bien singulière prévoyance, une bien singulière preuve d'humanité. L'ordonnance prévoit que des nullités peuvent avoir été commises, que l'accusé a un intérêt capital à les relever, puisque sa vie en dépend; et qui charge-t-elle du soin de les découvrir, de les rechercher, de prononcer sur ces nullités? Les juges eux-mêmes qui ont commis ces nullités.

A coup sûr, une législation qui refuse à l'accusé et un défenseur et un conseil, une législation qui impose d'abord à sa conscience la torture du serment avant l'interrogatoire, puis la torture du corps quand il est interrogé, n'a pas dû servir de modèle aux lois, bonnes ou mauvaises, qui nous régissent aujourd'hui, et ne peut être pour nous que de peu de secours dans l'interprétation et dans l'explication de ces lois.

6. Et toutefois cette observation ne doit pas être prise dans un sens trop absolu. Les lois nouvelles, lors même qu'elles inaugurent un système nouveau, ne naissent pas d'un seul jet: elles ne font en général que remplacer sous une autre forme des matériaux dont le sol est couvert et qui conservent l'empreinte qu'ils ont précédemment reçue. Notre législation pénale, par l'esprit dont elle est animée, par les principes qu'elle développe, et surtout par les formes de sa procédure, doit être considérée comme ayant commencé une nouvelle ère en 1789; mais ce serait une grave erreur que de croire que toutes ses dispositions sont de création récente et ont surgi subitement à cette époque. En matière pénale, l'échelle et la gradation des peines ont été radicalement changées, mais la plupart des incriminations ont été maintenues; et c'est dans l'ancien droit et surtout dans les travaux qu'il a suscités qu'ont été puisées la division des faits punissables et toutes les règles relatives à leur appréciation. En matière de procédure, il serait facile de constater que toutes les dispositions du Code d'instruction criminelle relatives à l'exercice de l'action publique et de l'action civile, aux droits et aux obligations du ministère public et de la partie civile appartiennent à la législation fondée par les ordonnances de 1539 et de 1670; que les principales formes de la procédure écrite remontent, à travers ces mêmes ordonnances, à une source plus ancienne encore, aux règles du droit ecclésiastique; que les principes de l'instruction orale et publique ne sont qu'un retour aux principes qui ont régi la France pendant dix siècles, qu'une reproduction des formes de notre procédure antérieure au seizième siècle, qu'une imitation des règles plus anciennes encore de la procédure grecque et de la procédure romaine; enfin que les dispositions qui ont pour objet l'appel et les voies de recours retrouvent leur origine dans les dispositions du droit féodal. Sans aucun doute, il faut reconnaître que les rédacteurs de nos Codes ont, en général, profondément modifié les institutions qu'ils empruntaient à des législations éteintes ; ils les ont appropriées à nos institutions modernes; ils les ont mises en harmonie avec nos lois, avec nos mœurs, avec notre constitution politique. Mais, sous les formes nouvelles qu'elles ont revêtues, elles ont conservé en partie leur esprit, leurs tendances, leur autorité. Il

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