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Un autre parti se présente, celui de faire durer perpétuellement la déportation contre l'individu qu'une peine grave aura frappé, cette peine fût-elle actuellement, simplement temporaire; de décider, par exemple, que tous les actes que nous punissons maintenant des travaux forcés à temps ou de la réclusion, en un mot, que tous les actes que la loi frappe d'une peine afflictive, d'une peine criminelle proprement dite, entraîneront la déportation perpétuelle de celui qui s'en rendra coupable. Cette idée ou cette règle aurait certainement pour effet d'atteindre le but auquel nous tendons, de prévenir le danger des récidives que nous redoutons. Mais à quel prix l'atteindrait-elle ? Elle l'atteindrait, en supprimant toute différence, toute gradation dans la nature et dans la durée des peines; elle l'atteindrait, en bouleversant un système de gradation qui est essentiel à toute législation pénale; en ne laissant plus qu'un degré entre la peine de mort et les condamnations de simple police; en enlevant au coupable tout motif, tout intérêt de s'arrêter à moitié chemin et de rétrograder dans la route du crime; en frappant également l'auteur d'un vol assez léger et l'auteur de vingt vols commis avec effraction, avec violence, avec toutes les circonstances que vous pouvez y ajouter. Or, s'il est essentiel à tout système pénal de faire varier et de graduer les peines, en les appropriant le mieux possible à la variété infinie des délits ou des crimes qu'elles ont pour objet de châtier, il est sensible qu'une déportation perpétuelle, appliquée indistinctement à tous les crimes, de quelque intensité et de quelque nature qu'ils soient, manque absolument le but et que, pour éviter le danger des récidives, on s'expose à punir d'une manière infiniment trop grave des faits, coupables sans doute, mais bien moins coupables que d'autres. On enlève à la société l'une de ses plus puissantes garanties, celle qui tient précisément à cette crainte qui, à chaque échelon, à chaque degré dans le crime, montre au coupable un intérêt pour s'arrêter.

Ainsi, en consultant même la théorie pénale de la déportation, on est assez embarrassé de voir à quels faits et de quelle manière on pourrait l'appliquer pour atteindre un résultat heureux, pour obtenir, sans de trop grands sacrifices, sans de trop grandes injustices, le rempart qu'on veut élever contre le danger des récidives, dont on est si journellement et à si juste titre effrayé.

Que si maintenant nous sortons de ces considérations théoriques, et à ce titre conjecturales, si nous voulons sous ces deux points de vue considérer la déportation effectuée, la mise en pratique, nous verrons que les résultats qu'elle a produits jusqu'ici sont, de l'aveu à peu près unanime des parties les plus intéressées, exactement conformes aux solutions, aux résultats auxquels ces considérations toutes théoriques nous ont conduits.

En effet, l'Angleterre, forcée de renoncer à l'usage de déporter dans les colonies de l'Amérique devenue libre, a précisément rencontré, à quatre ou cinq mille lieues d'elle, à ses antipodes, un terrain réunissant toutes les conditions désirables pour l'essai de ce système tant vanté alors et depuis ; elle a fondé à Botany-Bay, dans la Nouvelle-Galles du Sud, ce grand système de colonie pénale. Peu nous importe de rechercher en détail ce qu'est la colonie envisagée comme colonie pénale, on y trouve à la fois des colons libres et des colons condamnés; je vous dirai seulement que, malgré tous les moyens de surveillance, d'entretien que l'Angleterre peut avoir sous la main, les résultats de

l'entreprise au sein de la colonie sont extrêmement loin de ce que vantent, de ce que désirent parmi nous les partisans de la déportation. Depuis la présence même des colons libres, et indépendamment du nombre des colons condamnés, la colonie de Botany-Bay, placée de l'aveu de ses fondateurs sous toutes les conditions de localité favorables à sa prospérité, a été en peu d'années affamée trois fois, et tellement affamée, qu'on n'a pu la sauver, en attendant les secours d'Europe, qu'en rationnant les colons comme on rationne les marins d'un vaisseau naufragé. Cela suffirait pour montrer que ce moyen ne présente pas, sous le rapport politique, de grandes garanties de succès.

Mais, encore une fois, cette question n'est pas la nôtre. C'est sous le rapport pénal, quant à son efficacité répressive, que nous devons envisager la déportation; c'est-à-dire que c'est au cœur de l'Angleterre même qu'il faut regarder pour voir comment, en essayant de purger le sol de la mère patrie aux dépens de la colonie, elle est arrivée à diminuer notablement chez elle le nombre des crimes dont nous espérons prévenir le retour. Or, il s'en faut bien que, depuis que le système de la déportation a été introduit en Angleterre, le nombre des crimes de tout genre y ait diminué. Ainsi, en 1812, le nombre des déportés était de 622; en 1828 et 1829, ce nombre était déjà de 4,500, c'est-à-dire qu'il était à peu près quadruplé pour chaque année. Ne pensez pas, du reste, que celle augmentation effrayante dans le nombre des déportés, augmentation qui atteste à coup sûr que le nombre des crimes n'a pas diminué, ne pensez pas que cette augmentation puisse tenir à ce que le système de la déportation ayant pris faveur, on a appliqué cette peine à des actes auxquels elle ne s'appliquait pas jusque-là. Des documents fort authentiques montrent que cette progression effrayante s'applique non-seulement aux faits pour lesquels la déportation avait été primitivement admise, mais à l'ensemble des condamnations criminelles prononcées par les tribunaux anglais.

Ainsi, on a divisé vingt-une des dernières années qui viennent de s'écouler en trois périodes de sept ans chacune, et, en dressant pour chacune de ces périodes la statistique judiciaire des condamnations criminelles, voici à quels résultats les commissaires anglais sont arrivés : ils ont trouvé, de 1810 à 1817, 35,000 condamnations prononcées; de 1817 à 1824, c'est-à-dire dans la période de sept années qui a suivi, 62,000 condamnations, le nombre a presque doublé; de 1824 à 1831, le nombre est de 85,000, c'est-à-dire que la progression continue à monter d'une manière effrayante.

Pourquoi donc, en présence de ce système si salutaire, en présence de cette Zéportation si puissante, a-t-on dit, pour épargner à la métropole le retour et la renaissance des crimes, de cette déportation qui, chaque année, fait partir pour toujours du territoire de l'Angleterre quelques milliers de criminels, pourquoi donc rencontre-t-on cette augmentation si sensible, si effrayante dans le nombre des condamnations?

L'Angleterre n'a pas dû tarder à s'adresser à elle-même une question si importante, et en 1832 une commission nommée dans le Parlement, après avoir relevé les détails de statistique que je viens de vous communiquer, ajoutait que la principale cause de cette triste augmentation dans les crimes tenait à l'inefficacité, à l'impuissance reconnue du système de la déportation; elle disait qu'une opinion généralement répandue dans les plus basses classes du peuple

consiste à penser que la déportation est, pour la plupart de ceux qu'elle atteint, un moyen d'aisance, une voie presque assurée de fortune ; qu'on avait acquis à peu près la certitude que plusieurs crimes avaient été commis par des personnes réduites à la misère, sans aucun intérêt, sans aucune passion, sans autre idée que celle de se faire déporter et aller chercher aux terres australes, par un voyage fait aux frais de l'Etat, des chances de fortune et de bonheur que ne présentait pas l'Angleterre. Vous sentez que si de pareils faits sont exacts, etje le répète, c'est une commission nommée par le parlement qui les déclare, si de tels faits sont exacts, s'il est possible de penser que la déportation ait été dans quelques cas, à raison des chances d'avenir qu'on croit y trouver, si elle a été une occasion directe de certains crimes, il faut bien reconnaître qu'il y a tout lieu de craindre que, dans un très-grand nombre de cas, elle ne soit qu'une fragile et impuissante barrière.

Toutefois, il importe de connaître que, depuis 1832, l'état des choses s'est beaucoup modifié en Angleterre. Les attaques, qui n'ont cessé de s'élever dans le parlement jusqu'à 1838, avaient surtout pour objet le système de l'assignation, qui consistait à soumettre les condamnés déportés, après de certaines épreuves, à une sorte de domesticité obligatoire ou d'esclavage mitigé. Ce système fut remplacé en 1842 par le régime de probation. Voici en quoi il consis tait le transporté, à son arrivée dans la colonie, était enfermé dans des stations pénales où il était occupé à des travaux pour le compte du gouvernement. Le temps de cette première période, considéré à la fois comme une punition, une épreuve, n'était pas limité. En quittant la station pénale, le condamné recevait un laissez-passer pour entrer au service d'un colon. Un traité, fait sous l'autorité du gouverneur de la colonie, réglait les conditions de ce service qui comportait un salaire et pouvait durer plus d'une année. Ce délai expiré, le condamné n'était plus tenu qu'à la résidence dans la colonie jusqu'à l'expiration de la peine. Les résultats de ce second système n'ayant pas été satisfaisants, on a commencé en 1847 à combiner le régime cellulaire avec la déportation. Après divers essais, on est arrivé à une idée qui se résume en ces termes : L'association, dans un ordre successif, de l'emprisonnemant séparé, du travail en commun et de la transportation. La peine se trouve ainsi divisée en trois périodes, dont les deux premières sont destinées à servir de préparation à la troisième. Le condamné subit d'abord à Pontonville l'épreuve du régime cellulaire; il est ensuite soumis à Portland à la discipline sévère du travail commun; puis, cette double probation terminée dans la mère patrie, il est conduit dans une colonie avec un permis de séjour et y demeure jusqu'à l'expiration de sa peine. La durée des premières épreuves varie suivant la gravité de la condamnation encourue et suivant le caractère et la conduite du condamné. Les résultats obtenus par ce mode nouveau ont été reconnus excellents, et c'est là le système qui, en combinant l'isolement, le travail, la discipline, l'éducation professionnelle et morale, constitue aujourd'hui le système pénal anglais.

Appliquons maintenant brièvement à la peine de la déportation, considérée théoriquement et abstraction faite du mode d'exercice, les moyens d'analyse que nous avons employés à l'égard des diverses peines que nous avons examinées.

Cette peine, si vantée par ceux qui n'y regardent pas de près, offre, quand on l'examine avec soin, la plupart des inconvénients que nous avons signalés dans chacune des peines prises isolément, sans offrir presque aucun de leurs avantages.

Au premier rang des qualités que nous avons considérées comme nécessaires, ou du moins comme désirables dans l'institution des peines, nous avons dit qu'elles devraient être, autant que possible, égales et appréciables; égales, c'est-à-dire frappant non pas précisément du même coup, la chose rigoureusement prise est absolument impossible, mais frappant d'une manière à peu près analogue, à peu près semblable, tous les individus qu'elle atteint; appréciables, c'est-à-dire de telle nature que le juge, que la société, en la prononçant, sachent au juste quel degré de souffrance elle inflige, quel degré de bonheur elle retire. Or, la déportation est de toutes les peines, peut-être, la plus inégale et la plus inappréciable.

La plus inégale, en ce que, si, dans quelques cas assez rares, pour quelques individus, elle est une source d'effroi, un moyen puissant de répression, elle n'est au contraire pour d'autres qu'une chose tout à fait indifférente, ou même, en certains cas, un objet de désir. Ainsi, la commission du parlement britannique, tout en déclarant que la déportation inspirait une vive terreur à cerlaines classes de coupables, par exemple aux laboureurs, à des hommes attachés au sol, à la patrie, unis au pays par des habitudes sédentaires, par des liens permanents de famille et d'affection, reconnaît que, pour tous ceux au contraire qui ne mènent qu'une vie errante et vagabonde, pour les criminels d'habitude, pour les voleurs de métier, c'était la chose du monde la plus indifférente et souvent la plus désirée.

Elle est, en outre, la plus inappréciable; car, en cessant même d'examiner l'inégalité qui résulte de la condition, de la position spéciale des individus qu'elle atteint, elle varie par elle-même et à raison de circonstances impossibles à prévoir et à des degrés vraiments surprenants. Ainsi, il est à désirer qu'on sache, quand une condamnation est appliquée, quelles seront les conséquences qu'elle produira, quel degré de bien elle enlèvera, quel degré de mal elle infligera. Or, la déportation pour les uns, non-seulement en espérance, mais en fait et en réalité, c'est la liberté, c'est l'aisance, c'est presque la forJune. Les condamnés transportés par l'Angleterre dans cette colonie pénale y trouvent des moyens d'existence, de bonheur, que l'Angleterre ne leur offrait pas; il s'y trouve aussi des occasions de crimes assez fréquentes et des moyens de répression très-souvent impuissants. Des tableaux publiés par les gouverneurs mêmes de la colonie attestent qu'entre les condamnés, auxquels on s'efforce de laisser une assez grande liberté, il existe une lutte, un concert à peu près général contre tous les efforts de la justice pour découvrir un crime et pour en déterminer les auteurs les témoins ne veulent pas déposer, les officiers de justice peuvent à peine faire leur devoir. Aussi, pour les coupables, être déportés à la Nouvelle-Galles, c'est faire un voyage qui leur présente quelques chances de fortune, qui leur offre au bout du compte une liberté d'action qui rend ce séjour fort préférable pour eux à celui de la métropole. Pour d'autres, au contraire, la condamnation à la déportation, c'est la mort, la mort sous bien des formes, la mort imprévue, appliquée sans loyauté et sans

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distinction. Ainsi, de 1787 à 1795, on a constaté que, sur 5,000 et quelques centaines de condamnés embarqués, plus du dixième était mort en route, par la famine, par la peste, par des maladies contagieuses qu'entraîne le séjour d'individus entassés sur des vaisseaux. Obligé que l'on est de les tenir attachés, presque enchaînés, il est fréquent, il est perpétuel que les germes des maladies contagieuses contractées dans les prisons se développent dans le voyage, et que les condamnés y meurent par centaines. Aussi ce moyen prétendu d'humanité, ce moyen qui devait conduire à l'abolition, à la suppression de la peine de mort, entraîne indirectement des morts infiniment plus nombreuses que celles que les tribunaux prononceraient directement, mais avec cette différence qu'elles sont appliquées indistinctement par le hasard et sans aucune gradation, sans aucune nuance de culpabilité.

Si la peine de la déportation n'est ni égale ni appréciable, je n'ai guère besoin d'ajouter qu'elle n'est pas, qu'elle ne peut pas être exemplaire; c'està-dire que le seul avantage auquel on pourrait tendre, en l'achetant à un prix *si cher, lui manque dans la plupart des cas. Elle est exemplaire, nous dit le parlement anglais, pour ceux qui tiennent au sol, pour ceux que leurs habitudes, leurs affections, leur famille y rattachent et y lient impérieusement; c'est-à-dire elle est exemplaire pour la classe de la population du sein de laquelle le crime ne sort que rarement et par accident. Quant à ceux de qui les crimes sont fréquents, quant à ceux avec qui la société est en état permanent de garde et d'hostilité, loin d'être un moyen d'épouvante, elle est, le fait est bien constaté, ou un sujet d'indifférence, ou bien de désirs coupables.

Je n'entends pas dire, sans doute, que l'organisation actuelle de notre pénalité, que le système des bagnes et des maisons de force soit le dernier degré de perfection en matière de peines; ce système est bien loin de répondre aux exigences que l'humanité et la raison commandent. Mais chercher un correctif à ce système dans l'introduction difficile, dans l'établissement peut-être impossible d'une déportation réellement effectuée, c'est aller acheter à grand prix, à grand hasard, un remède qui ne ferait probablement qu'augmenter

le mal.

Aussi, je ne comprends guère, en vérité, comment on a pu, malgré la proposition faite de supprimer de nos lois la peine de la déportation, en reconnaissant, d'une part, qu'elle était maintenant inexécutable, d'autre part, que, quand même on pourrait l'exécuter, ce ne serait certes pas pour l'appliquer à ceux à qui la loi l'applique maintenant, comment on a pu, dis-je, en 1832, conserver dans le § 3 de l'art. 7, et dans les art. 17 et 18, la peine de la déportation, dont la suppression aurait dû dès lors être prononcée de droit, comme elle l'est véritablement et le sera probablement pour toujours de fait et en réalité.

Néanmoins ces critiques, reproduites par d'autres criminalistes, n'ont pas empêché le législateur de tenter un nouvel essai d'application de cette peine. Nous avons déjà vu (suprà no 49) que la loi du 8 juin 1850 avait remplacé la peine de mort, abolie en matière politique, par la déportation, Ce n'était là toutefois qu'une application partielle de cette peine; mais le décret du 27 mars 1852 et la loi du 30 mai 1854 en ont fait une application générale en déclarant que la transportation à la Guyane française serait désormais un

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