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périodiquement dans la rue. Il s'agissait bien de cela! Les moines conspirent!

Dans les loges et les ventes, on jurait sur le poignard haine à la religion, haine à la royauté. L'infortuné duc de Berry tombait sous le fer d'un fanatique admirateur de Robespierre. Et le cri qui dominait la plainte de la France indignée, quel était-il? le même toujours Les moines conspirent!

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Cependant l'armée du désordre se recrutait et s'organisait dans l'ombre; et quand l'heure favorable au complot eùt sonné, il se trouva que ce n'étaient plus le parti-prêtre, la congrégation, les Jésuites, mais leurs bruyants dénonciateurs qui dressaient les barricades, envahissaient les Tuileries, chassaient Charles X, profanaient Saint-Germain l'Auxerrois, pillaient l'archevêché et rejetaient la France dans les aventures.

Le tour joué, l'étrange frayeur que le clergé inspirait à ces singuliers défenseurs de l'Etat, se dissipa tout-à-coup. « La Restauration est tombée, écrivait le National1, et avec elle les Jésuites. On le croit du moins. Cependant toute la France a vu la famille des Bourbons faire route de Paris à Cherbourg et s'embarquer tristement pour l'Angleterre. Quant aux Jésuites, on ne dit pas par quelle porte ils ont fait retraite; personne n'a plus songé à eux le lendemain de la Révolution de Juillet ni pour les attaquer, ni pour les défendre. Y a-t-il, n'y a-t-il pas encore des petits-séminaires, des congrégations non autorisées par la loi? Il n'est pas aujourd'hui de si petit esprit qui ne se croie avec raison au-dessus d'une pareille inquiétude, et de très-grands esprits (?) s'étaient consacrés sous la Restauration à inspirer à la France la haine et la peur de cette fameuse congrégation jésuitique qui n'existait peut-être point ou ne valait pas la peine qu'on s'enquit de son existence. On savait bien que la société de Jésus proprement dite n'offrait pas de bien grands dangers. On n'en voulait qu'à l'esprit jésuite, l'esprit dévot, l'esprit Tartufe 2; c'était l'esprit de la dynastie régnante. On s'entendait à merveille sur la valeur du mot jésuitisme : il était synonyme de dévouement à la légitimité. On disait dans ce temps-là jésuite pour royaliste. » On dit aujourd'hui Jésuite pour catholique, pour conservateur.

Rédigé par A. Carrel, 17 octobre 1832.

2 Voilà un mot que les hommes d'un certain parti ne devraient jamais écrire ou prononcer sans rougir.

III

Ce fut surtout durant les quatre dernières années de la Restauration, que le parti révolutionnaire, pour conspirer à l'aise, dénonça bruyamment à l'opinion publique les sourdes menées et les dangereux complots des religieux et des prêtres.

Mgr Frayssinous, ministre des affaires ecclésiastiques, dans un discours prononcé le 27 mai 1826, à propos de la discussion du budget, essaya vainement, à force de franchise, de calmer des inquiétudes fort peu sincères; il ne fit que fournir de nouvelles armes aux ennemis de l'Eglise. On évoquait, avec un effroi très-bien simulé, le spectre noir de la congrégation et des jésuites; Mgr d'Hermopolis prit la peine de démontrer sérieusement à l'opposition ce qu'elle n'ignorait guère, que ni les Jésuites ni la congrégation n'étaient si redoutables. Certes, la picuse association dont le ministre du roi détaillait avec complaisance les pratiques de religion et de charité, << n'avait rien de suspect, ni en elle-même, ni dans l'esprit qui l'animait. >> Quant aux Jésuites, leur action sur l'éducation publique était vraiment trop restreinte pour éveiller la moindre susceptibilité. « Il existe en France, disait Mgr Frayssinous, trente-huit collèges royaux, plus de soixante collèges communaux et plus de huit cents maisons particulières, institutions et pensions, quatre-vingts séminaires et au moins cent écoles ecclésiastiques préparatoires ou petitsséminaires. Eh bien! il n'est pas un seul collège royal, pas un seul collège communal, pas une seule pension particulière qui soient dans les mains de ces hommes si redoutables connus sous le nom de Jésuites. » Et non sans une pointe d'ironie, l'orateur suppliait l'opposition de ne pas croire tout perdu, parce que sur les cent petitsséminaires, les Jésuites en dirigeaient sept, par l'expresse volonté et sous l'active surveillance des évêques.

Qui le croirait? Cette innocente révélation, qui n'apprenait rien à personne, suffit à soulever une tempête. Casimir Périer, qui ne se doutait pas encore qu'il devait devenir un homme de gouvernement, s'élance à la tribune et s'écrie avec emphase : « La voilà donc officiellement reconnue, cette congrégation mystérieuse! » Et tous les carbonari d'applaudir, en manifestant l'indignation la mieux jouée. Un journal, avec lequel son homonyme d'aujourd'hui n'a de commun que le titre, le Constitutionnel répand la terreur chez tous les honnêtes boutiquiers qui cachent au fond de leur armoire le fusil chargé pour la prochaine émeute: « Toutes les inquiétudes de l'opposition sont officiellement justifiées... Le feu est à la maison et l'on nous conseille de nous tenir tranquilles! » Le Journal des

Débats, dès lors fameux par ses palinodies et ses habiles volte-faces, exprime les frayeurs des francs-maçons de « la classe éclairée. » « Le nom sinistre des Jésuites est dans toutes les bouches. Il est répété dans les feuilles publiques avec l'expression de l'épouvante; il parcourt la France entière sur l'aile de la terreur qu'il inspire1. » Et, de fait, au mot d'ordre donné, d'un bout du royaume à l'autre, s'éleva une immense clameur, multipliée par les mille échos de la presse et de la tribune, accueillie avec une niaise curiosité dans la rue. Il ne fut plus question que d'évêques, de curés, de moines, de couvents, de séminaires, de bulles, de mandements, de billets de confession, de missions, d'indulgences, d'inquisition, d'église gallicane, et surtout de Jésuites.

Les Jésuites gouvernaient le Pape, le Roi, les Chambres, la noblesse, le peuple et sans doute l'opposition elle-même à son insu. Saint-Acheul était une forteresse; Montrouge un souterrain plein d'armes ; et les oreilles de certains journalistes étaient si fines ou si longues, qu'elles percevaient distinctement le bruit du canon tiré par les novices. Les fables les plus ridicules obtenaient faveur; il était avéré que les Jésuites fondaient des boulets et des balles pour les Turcs en guerre avec nos amis les Grecs; qu'ils entassaient dans leurs caves les lingots de la Banque de France; qu'ils avaient imposé des vœux de religion à Charles X, et que le roi, prêtre et jésuite lui-même, disait la messe dans son appartement.

Les Jésuites faisaient, à la lettre, la pluie et le beau temps; eux seuls étaient responsables de la cherté du pain, de l'intempérie des saisons, de la gelée, de la grèle, de l'expédition d'Espagne. Grandes et petites choses étaient à leur dévotion; dom Miguel déclarait à leur profit la guerre à son frère, et si les cochers des Petites-Voitures

1 On était loin du temps où le Journal des Débats applaudissait au rétablissement de la Compagnie de Jésus dans le royaume des Deux-Siciles, parce que, disait-il, « les nouveaux Jésuites sont ce qu'étaient les anciens. Outre le même nom, le même habit, la même règle, les nouveaux vont être formés par les anciens subsistant encore, ces restes d'Israël que la Providence ne semble avoir conservés que pour être les dépositaires du feu sacré et des vraies traditions et principes de l'Institut... L'ordre, sans avoir la même étendue, n'en a pas moins la même perfection: identité aussi précieuse qu'honorable... » C'était en 1804, et le Journal des Débats avait cru entrer ainsi dans la pensée de l'empereur. Il se trompait; cet article, daté du 2 octobre, déplut à Napoléon qui, le 9 du même mois, écrivit à Fouché, ministre de la police générale : « Vous préviendrez les rédacteurs du Mercure et du Journal des Débats, que je n'entends point que le nom des Jésuites soit même prononcé, et que tout ce qui pourrait amener à parler de cette société soit évité dans les journaux. » (Archives de l'Empire.) Naturellement le docile journal obéit à l'empereur comme plus tard aux chefs de l'opposition dynastique.

couraient, à bride abattue, dans les rues de Paris, c'est que les Jésuites leur ordonnaient, par pure malice, d'éclabousser les passants. S'agissait-il d'un projet de loi sur les associations religieuses de femmes, tous les organes de l'opposition y devinaient un moyen subreptice de rétablir légalement les Jésuites. Les Chambres s'occupaient-elles de l'indemnité des émigrés ou de la loi sur le sacrilège, on ne manquait pas d'y reconnaître « la main des Jésuites. >> Parlait-on du droit d'aînesse : « Ne faut-il pas, s'écriait aussitôt le Constitutionnel, des cadets et des filles pour repeupler les couvents? >> M. de Villèle était un Jésuite, et sa loi sur la presse, « loi de haine et de vengeance, sortait du comité inquisitorial de la congrégation. » Partout des congréganistes, partout des Jésuites de robe longue ou de robe courte. Le journal, le pamphlet, la chanson, la gravure propageaient à l'envi les calomnies folles, burlesques, impossibles, qui faisaient dire à Lamennais : « Sans doute ce sont là d'un bout à l'autre d'énormes absurdités. Il ne faut pas croire cependant qu'elles paraissent telles aux hommes de ce temps. Rien n'est trop fort, rien n'est trop sot pour le public qu'on nous a fait, et c'est ce qui doit faire trembler pour l'avenir1. »

Toutefois il fallait d'autres arguments pour convaincre les hommes sérieux de « la conspiration du parti prêtre, » de ce qu'on appelle, dans le français du jour, les menées ultramontaines. Pour toutes raisons on eut deux mots, mais deux mots bien faits pour séduire les vétérans, nombreux encore, du jansénisme et du gallicanisme parlementaires.

Ce fut d'abord la Déclaration de 1682. Des gens qui ne croyaient pas en Dieu s'éprirent tout à coup d'un beau zèle, comme l'an passé M. Gambetta et M. Guichard, - pour « les quatre articles. >> A les en croire, ce n'était pas seulement l'Etat et les libertés modernes que menaçaient les Jésuites, c'était l'Eglise elle-même asservie sous leur joug, le Pape trompé, les premiers pasteurs menacés dans leur juste indépendance, de sorte que, par une curieuse anomalie, les infidèles se croisaient contre les fidèles pour la défense de la foi. C'est ainsi qu'on défendait « l'autel » ; il fallait de plus affermir « le trône. » Pour cela, on remit à neuf le titre d'une vieille comédie, célèbre au début de la révolution : l'Ami des lois, de Laya. Il ne fut plus question que du respect des lois, de l'attachement aux lais, de l'exécution des lois. Les lois, disaient les instigateurs d'émeutes et de complots, défendent aux catholiques de prier ensemble, aux religieux d'exister. Et de vieux légistes, imbus de tous les préjugés parlementaires, tendirent la main à ces libéraux qui réclamaient

1 Correspondance, t. I, p. 216, lettre à M. Berryer.

à grands cris des lois d'exception au nom de l'égalité, la proscription de quelques centaines de leurs concitoyens, au nom de la fraternité et l'application d'édits surannés et d'arrêts d'ancien régime, au nom de la liberté moderne et du droit nouveau !

Les partisans d'une licence sans frein, ni limite, qui ne refusaient le baiser de paix ni au Juif, ni au Turc, ni au païen, exigeaient la mise hors la loi de tout Français qui se permettait de faire profession des conseils évangéliques. Et quelques hommes d'Etat célèbres, de graves magistrats, se mettaient humblement à leur remorque et s'unissaient à leurs tyranniques revendications, moins sages en cela et moins clairvoyants que cet ancien avocat général au Parlement de Paris, M. Séguier, qui, durant son exil à Tournay, au début de la Révolution, disait un jour, avec un vif sentiment de regret, à l'un de ses compagnons d'infortune: « Monsieur, nous avons fait une terrible école au palais, en signant le renvoi des Jésuites. Je vous proteste que, si Dieu permet que je remonte sur les fleurs de lis, ma première parole sera pour leur rappel1. »

Les successeurs de M. Séguier allaient être mis en demeure de se prononcer sur cette question de liberté religieuse; car le parti révolutionnaire se disposait, pour se mieux couvrir, à dénoncer les innocents à la justice du pays et à sommer le pouvoir de veiller « à l'exécution des lois. »

Par un bonheur inespéré, un personnage qui passait aux yeux de tous pour chrétien et royaliste, vint se livrer entre leurs mains. comme un docile instrument.

IV

François-Dominique de Reynaud, comte de Montlosier, qui, à l'âge de soixante-dix ans, partait en guerre pour le compte du parti libéral contre « le parti prêtre, » est certainement un des plus étranges personnages qui aient jamais joué un rôle sur la scène politique. Entêté dans ses idées, et cependant versatile au point de traverser successivement toutes les opinions de son temps; mêlant à de certains élans de générosité chevaleresque un égoïsme inouï ; affectant les allures simples d'un montagnard, parlant avec emphase de son pain noir, du lait de ses chèvres, de sa cabane, et sourdement irrité de n'être rien, M. de Montlosier avait donné des gages à tous les partis, sans appartenir réellement à aucun.

Ce cadet d'Auvergne, douzième et dernier enfant d'une famille dont la fortune était modique, avait été élevé au collège des Jésuites

L'Ami de la Religion, t. LV, p. 271.

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