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satisfaire quelques forcenés, trois millions d'électeurs qui ont, au 14 octobre, voté contre le radicalisme et auxquels on ne fera jamais croire qu'ils ont en cela travaillé pour la guerre civile. Que vous puissiez par la peur ou l'entraînement du succès, en rattraper le plus grand nombre pour vos candidats; que vous ayez comme l'Empire, votre première période d'élections incontestées, nous en sommes d'avance convaincus et consolés; mais faites bien vos comptes, établissez bien exactement ce que vous gagnez et ce qui vous manque, et vous verrez que vous restez loin des plébiscites napoléoniens. Les 50 à 60 mille voix que l'Empire n'a jamais pu avoir vous paraissaient assez naturellement acquises. Mais ne vous y trompez pas ce n'est pas votre politique à outrance et à courte vue, votre politique de combat, même contre le cléricalisme, qui risque de les serrer pour longtemps autour de vous. Si la République seule était mise en péril, nous vous en laisserions peut-être tout le souci mais il s'agit de notre pauvre pays à peine relevé de ses chutes et que vous poussez vers de nouveaux abîmes.

Ce n'est pas la première fois qu'une majorité, sortant tout armée d'un récent scrutin, essaie de condamner indirectement des ministres qu'elle a le dépit de ne pouvoir condamner régulièrement. Notre histoire parlementaire n'a fait sous ce rapport que reproduire, avec la touche grossière qui convient aux démocraties, des scènes qu'elle a déjà vues, il y a cinquante ans. On était alors aux premiers jours de l'année 1828 et au lendemain de la chute du ministère de M. de Villèle. Après s'être maintenu pendant six ans aux affaires, cet habile homme d'Etat, que l'histoire est en train de venger des injustices de ses contemporains, avait dû se retirer devant une Chambre nommée contre lui, et céder la place à M. de Martignac. Les griefs qui, malheureusement pour la cause royale, venaient de la droite aussi nombreux que de la gauche, avaient eu le temps de s'accumuler et de s'envenimer. On sortait d'une lutte électorale des plus passionnées, où le gouvernement était accusé de n'avoir négligé aucun moyen pour mettre les chances de son côté.

Notons cependant que la discussion sur l'examen des pouvoirs, quoique violemment conduite par la nouvelle majorité, ne donna lieu qu'à cinq ou six invalidations. Encore étaient-elles motivées par l'introduction dans les listes de quelques faux électeurs, comme on disait alors, c'est-à-dire de quelques contribuables ne pouvant pas justifier qu'ils payaient le cens exigé par la loi. Notons encore que les représailles du parti vainqueur contre les fonctionnaires de

l'ancienne administration furent à peu près nulles 1. Les mœurs américaines ne s'étaient pas encore substituées au vieux sentiment de l'honneur français, et l'on avait droit de compter sur les démissions bien plus que sur les révocations pour épurer, comme on dit aujourd'hui, les services publics.

Comme dans notre, Chambre des députés actuelle, le projet de mettre les anciens ministres en accusation, bruyamment agité par la presse, fut porté à la tribune dès les premières séances de la session. Naturellement il ne déplaisait pas moins à Charles X que nous ne l'avons vu déplaire au maréchal de Mac-Mahon. Quant aux nouveaux ministres, tout en désirant sincèrement éviter à leurs prédécesseurs et au pays cette violence révolutionnaire, ils se servirent habilement de cette menace pour obtenir du roi les concessions jugées nécessaires.

C'est ainsi que la demande de poursuites pour faits de trahison et de concussion, ayant été soumise à la Chambre le 14 juin, on put lire dans le Moniteur du 16 les fameuses ordonnances sur les petits séminaires. Comme le rapport de M. Brisson contre le 16 mai, le rapport de M. Labbey-Pompière contre M. de Villèle, n'était qu'un long article de journal, sans aucune valeur ni juridique, ni politique. La Chambre confia l'affaire à une Commission où elle crut honnête de faire entrer à côté d'adversaires déclarés de l'ancien cabinet, deux de ses amis particuliers, et passa à la discussion de l'Adresse.

C'est dans ce document que la majorité parvint à introduire une épithète qui fit alors tout le bruit d'un scandale et qui serait à peine remarquée aujourd'hui. Le système d'administration de M. de Villèle était qualifié de déplorable. Le roi, toujours préoccupé du procès à éviter, ne releva qu'en termes ambigüs un blâme qu'il jugeait ne pouvoir l'atteindre. Mais les anciens ministres et leurs amis s'emportèrent en récriminations. C'était, suivant eux, préjuger l'avis de la Commission et prononcer d'avance, non pas seulement la mise en accusation, mais la condamnation. M. de Peyronnet, toujours impétueux, proposa à l'ancien président du Conseil de porter

4 « Nous ne sommes ni des hommes de parti, ni des hommes passionnés; disait à la tribune M. de Martignac, nous n'avons pas voulu que notre arrivée au pouvoir fut marquée par une réaction violente. Dans un gouvernement comme le nôtre, la retraite des chefs de l'administration ne doit point avoir pour conséquence nécessaire la chute des agents secondaires. Résolus à marcher dans les voies de la justice, nous avons voulu être éclairés avant de frapper des fonctionnaires dans leur honneur et dans leur existence. » Le ministère de Martignac, par M. Ernest Daudet (p. 182).

plainte contre les « termes injurieux » employés par la Chambre. M. de Villèle eut le bon esprit de n'en rien faire, et se contentait d'écrire à sa femme: «J'ai eu un monde fou hier soir comme pour protester contre l'Adresse. >>

Que diraient les hommes de 1828, s'ils pouvaient lire sur nos murailles le fatras calomnieux et déclamatoire de l'ordre du jour motivé?

. Encore une leçon de dignité et de saine politique qui nous vient de ces temps fabuleux! La Commission ayant demandé au gouvernement de lui communiquer les ordres, circulaires et correspondances de ses prédécesseurs, M. Portalis, garde des sceaux, s'honora par un refus formel en son nom et au nom de tous ses collègues. « Les ministres leur remettront-ils ces circulaires? écrivait pendant ce temps M. de Villèle, s'ils le font ils manqueront à leurs devoirs envers le roi et envers nous. Qu'ils le fassent! J'ai gardé copie de ces circulaires. Il n'y en a pas une qui ne recommande la rigoureuse observation des lois, de la justice, de l'impartialité, en ordonnant l'action nécessaire à la défense du gouvernement contre les factions qui lui sont opposées 1. »

Enfin, au bout d'un mois que les ministres et leurs amis trouvèrent bien long, la Commission vint lire son rapport. Contre l'attente des deux partis, elle ne concluait ni au non lieu ni à la mise en accusation; elle concluait piteusement qu'il y avait lieù à instruire. La Chambre comprit bien vite que c'était là parler pour ne rien dire ou en d'autres termes parler seulement pour les journaux, et mit fin à cette « sale affaire 2» comme la qualifiait le roi Charles X, en renvoyant la discussion après le budget, c'est-à-dire aux calendes grecques.

Ajoutons pour être complet que les anciens ministres n'eurent pas le déboire de se voir reniés ou abandonnés par leurs amis de la minorité et que Royer-Collard, le glorieux élu de l'opposition dans sept collèges, l'illustre chef du centre gauche, déclara que si le jour de l'accusation devait venir, c'est lui qui demanderait à défendre M. de Villèle.

Vous voyez bien que c'étaient alors d'autres temps et d'autres

hommes!

Nettement, Histoire de la Restauration, t. VIII, p. 140.

2 M. de Viel-Castel, Histoire de la Restauration, t. XVIII, p. 236.

II

Si la politique de la haine a mal conseillé nos députés dans la question du procès des ministres, elle a plus mal encore conseillé nos gouvernants dans la question de l'enseignement. Grâce au projet déposé par M. Ferry, nous voilà reculés, pourquoi ne pouvonsnous pas dire rajeunis? de plus d'un demi-siècle. On n'entend plus parler que de jésuites, de ligue cléricale, de conspirations de sacristie, et de l'invasion violente des évêques sur le domaine du pouvoir civil. Les bûchers de l'inquisition flambent déjà à l'horizon, et plus d'un grave docteur de la République se demande s'il n'est pas temps d'exhumer les « vieilles lois du royaume. »>

Nous avons dit souvent combien nous paraît odieuse cette chasse aux prêtres organisée au lendemain des massacres de la Commune, combien nous paraît inique et cynique cette éternelle déclamation contre les prétendus empiètements d'un clergé qui, non-seulement ne peut pas se défendre lui-même, mais qui n'est plus à aucun degré défendu par le gouvernement. Nous soulèverions le cœur de ceux qui nous lisent avec sympathie et nous ferions rougir le plus grand nombre de nos adversaires, si nous voulions citer les atroces vilenies «< anticléricales » qu'on laisse débiter chaque matin par la presse radicale. Les ministres du culte catholique, c'est la vermine noire; et il n'est pas de lâcheté, pas d'immoralité, pas de crime dont on ne les accuse en argot de galérien. Ce sont eux cependant, ce sont nos prêtres qui sont les oppresseurs, et qu'il importe de livrer à la rigueur des lois et à la fureur populaire !

Nous plaignons la République, nous plaignons M. Ferry de se prêter avec une criminelle complaisance à des passions qui emporteront tout si on ne se décide pas à les réprimer. Lorsque des projets de loi comme ceux qu'il vient de déposer, nous arrivent par la voie banale de l'initiative parlementaire, on peut regarder la signature et passer. Mais lorsque c'est un ministre qui signe, lorsque c'est le geuvernement qui engage sa responsabilité, alors il faut bien reconnaître que la crise est officiellement ouverte et que les premiers coups sont portés. Ce que c'est cependant que de savoir bien choisir son moment et son ennemi! On se demandait, non sans quelque ironie, quels services, quels travaux, quelles qualités brillantes, quelle spécialité avaient pu désigner M. Jules Ferry pour ce grand et

redoutable poste de ministre de l'instruction publique. On le sait maintenant! M. Ferry a été nommé pour faire le coup et prendre la casaque d'exécuteur que tant d'autres, et notamment M. Bardoux, avaient refusé d'endosser. Après cela, il peut se moquer des plaintes de nos évêques et se bercer de l'espoir qu'il finira par désarmer l'hostilité de M. Rochefort. Le voilà, pour son malheur et pour le nôtre, passé grand homme. L'Allemagne a ses lois Falk, Genève a ses lois Carteret; la France aura ses lois Ferry. Seulement nous nous engageons dans le Kulturcampf, juste au moment où les autres ne cherchent que les moyens de s'en retirer.

Le procédé est d'ailleurs aussi simple que peu avouable. Ayant à présenter un projet de loi sur l'enseignement supérieur, on y a glissé un article que personne ne s'attendait à trouver là, et qui soulève la grosse question des congrégations enseignantes. Cela peut s'appeler ne pas faire attendre son monde; tout membre d'une congrégation non autorisée est déclaré indigne de donner l'instruction à nos enfants, depuis l'A B C jusqu'aux mathématiques transcendantes. Et tout est dit!

Au fond, ce n'est pas à l'enseignement primaire qu'on en veut. L'enseignement primaire, on le tient désormais, ou on croit le tenir par le droit reconnu aux conseils municipaux de changer à leur gré et au gré des préfets, l'instituteur de la commune. Et voyez, à ce propos, jusqu'où peut aller la bonne foi de nos adversaires. Les Frères ne sont ni des Jésuites, ni des Dominicains; ils sont dans les meilleures conditions de la loi, puisqu'ils sont autorisés et qu'une longue expérience dépose en leur faveur. Eh bien! voyez comme on les traite, et appprenez par cet exemple qu'elles sérieuses garanties les congrégations doivent trouver dans la reconnaissance légale !

Ce n'est pas non plus l'enseignement supérieur libre qu'on peut avoir à redouter. Il n'en est encore qu'à ses débuts, et d'ailleurs la loi s'arrange pour n'en laisser subsister plus guère que le nom. Une fois les maîtres dépouillés, après en avoir joui, du droit de participer à l'examen de leurs élèves, que restera-t-il de leur autorité ? Une fois les Facultés privées à la fois du produit des examens et du produit des inscriptions trimestrielles, que restera-t-il de leurs ressources? C'est ainsi que par une hypocrisie bien peu digne de la franchise républicaine, le projet de loi concède aux Universités libres le droit de vivre, mais s'applique à leur en retirer un à un tous les moyens.

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