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les fils des prêtres, jadis obligés par la force des choses à endosser la soutane, se sont vus, depuis les dernières réformes, libres de choisir leur carrière. Malheureusement, le clergé séculier n'était pas, en Russie, une caste privilégiée. Vaincu dans la lutte des patriarches et des tzars, le clergé, avec son influence, a vu crouler ses privilèges. Pauvres pour la plupart, les popes des villages se distinguaient peu des serfs et dépendaient des seigneurs qui les faisaient vivre, les traitant un peu mieux que leurs intendants russes et beaucoup moins bien que leurs intendants étrangers. Les prêtres des villes, dédaignés par la noblesse, ne frayaient qu'avec les bourgeois et les marchands, à la caste desquels ils appartenaient d'ailleurs par leur éducation et l'état d'infériorité dans lequel on les laissait. Enfin, si les prêtres étaient encore respectés dans leur sacerdoce (à l'église ou au cimetière), leurs femmes et leurs fils étaient voués au mépris le plus absolu. Reçus difficilement, même dans l'antichambre des nobles, traités légèrement par les marchands des deux premiers guildes, ils fraternisaient à peine avec les bourgeois. Ayant reçu chez leurs parents une teinte d'instruction, peu désireux d'endosser l'habit ecclésiastique, beaucoup de fils de prêtres, voyant les portes des universités ouvertes devant eux, s'y précipitèrent. Leurs études finies, ils se trouvèrent, comme les marchands et les bourgeois, sans place. Le principal contingent des premiers nihilistes fut recruté parmi les fils d'ecclésiastiques.

La solidarité traditionnelle, qui, trop souvent, a existé entre le trône et l'autel, fera que les prêtres défendront l'ordre, mais leur enthousiasme sera singulièrement attiédi par l'attitude de leur entourage. Les privilèges du clergé ont toujours été insignifiants; ce n'est pas pour les conserver que les prêtres combattront, et rien ne sera plus facile que de rendre leur attachement à l'Empire essentiellement platonique. Peu portés à combattre ni de l'épée ni de la parole, les prêtres resteront volontiers dans l'inactivité politique à laquelle ils sont condamnés depuis Pierre le Grand.

L'armée des défenseurs du gouvernement est, comme on le voit, beaucoup plus nombreuse que celle des nihilistes. Si nous appelons à notre aide les chiffres, nous pouvons dire que les révoltés ne sont qu'en proportion de un à mille. D'un autre côté, si les nihilistes ont réussi à organiser quasi régulièrement leurs conciliabules, à courber leurs adeptes sous une certaine discipline 1, ils n'en sont pas moins très inférieurs à l'armée comme discipline et organisation, aux paysans comme dévouement à leur cause.

Dans ces conditions, nous dira-t-on, la lutte n'est pas possible, Organisation et discipline, nous dit-on, copiées sur l'organisation des comités insurrectionnels de Pologne en 1863.

et les attentats commis ne sont que des cas d'aliénation mentale. Malheureusement ce n'est pas notre avis. Non seulement du vivant de S. M. l'Empereur, qui est adoré à juste raison par ses peuples, mais encore pendant trois générations au moins, une victoire des nihilistes nous paraît chose invraisemblable. Il n'en sera pas de même plus tard. Si les nihilistes continuent à jouir de leur liberté d'action, ils pourront, à un moment donné, égarer l'esprit des paysans, facilement prédisposés au mécontentement envers leurs anciens seigneurs. Le paysan sait, nous l'avons déjà dit, qu'il doit sa liberté à l'intervention personnelle du Tzar, et il croit, non sans quelque raison, que cette liberté lui fut donnée contrairement à l'avis de la noblesse. De là une sorte d'irritation sourde, il est vrai, mais facilement inflammable. Or, le jour où le gouvernement, abandonné par les paysans et les nobles occupés à s'entre-dévorer, restera seul avec l'armée, en face de la révolution, ses chances de défaite de-viendront autrement sérieuses qu'elles ne le sont aujourd'hui, d'autant plus que le clergé assistera à la lutte en se croisant les bras.

Toutefois cette éventualité est éloignée. Les nihilistes sont trop clairsemés pour être aujourd'hui sérieusement à craindre; cependant mépriser le mouvement serait une faute grave. Les premiers révolutionnaires de France, les carbonari italiens, n'étaient pas plus nombreux que les nihilistes, et ils sont parvenus à bouleverser l'ordre des choses dans leur pays. Sans être imminent, le danger est réel.

IV

Il serait toutefois inexact d'assimiler le danger couru par les nations européennes aux prises avec le socialisme, à celui qui se présente en Russie. Les intérêts sont trop disparates, les nationalités trop hétérogènes pour qu'une idée révolutionnaire puisse être adoptée par la population entière de la Russie. Nous voyons cela de nos jours. La nouvelle doctrine a pénétré d'abord dans les grands centres, foyers éternels du paupérisme, Pétersbourg, Moscou, Kieff, Kharkoff, Odessa, puis, s'étendant, elle a pris racine là seulement où le caractère des populations et leur histoire lui avaient apprêté un terrain favorable : les provinces de la petite et de la nouvelle Russie, jadis refuge de la licence cosaque, privées de leurs privilèges depuis un siècle seulement; quelques districts riverains du Volga, où la proximité du grand fleuve fait rêver de la liberté, voilà tout. A la rigueur, le nihilisme pourrait gangrener quelques provinces polonaises, lithuaniennes ou caucasiennes; là il ne vivrait jamais de sa propre existence et ne servirait que de prétexte à un mouvement séparatiste. Les gouvernements du centre, ce que l'on appelle la

grande Russie et la Russie blanche, ne présentent et ne présenteront jamais aucun moyen d'action aux révolutionnaires. D'autres fléaux désolent ces contrées, les sectes religieuses.

Les sectaires cherchent une divinité à leur goût, et leur imagination demande une religion terrible, exigeante, despotique. Ils ne comprendront pas les ennemis de toute divinité, et se dresseront indignés, prêts à repousser les innovateurs par la parole et l'épée. Les populations septentrionales sont trop clairsemées et habitent un pays trop sauvage pour que le nihilisme puisse y pénétrer de longtemps. Il y a, nous en sommes persuadé, des districts entiers du nord où on ignore non seulement l'existence des nihilistes, mais encore leurs attentats. Le grand-duché de Finlande, contrée civilisée, jouit de toutes les libertés d'un pays constitutionnel; la langue russe y est absolument inconnue. Ne voulant pas se mêler aux affaires intérieures de la Russie, autorisés à se tenir à l'écart par l'acte d'incorporation, ne désirant pas, grâce précisément à cet acte, se détacher de l'Empire, les Finlandais ferment leur porte à tout révolutionnaire; ils ne consentiraient même pas à l'écouter s'ils pouvaient le comprendre. Les Allemands des provinces baltiques s'inspirent des idées de l'autre côté du Niémen; ils n'adopteront jamais une idée révolutionnaire russe. L'explosion du nihilisme pourrait cependant accélérer leur désir de s'annexer à l'empire d'Allemagne. Enfin, les gouvernements de Kazan, Astrakan, Orenbourg, les steppes et les déserts, le Turkestan et la Sibérie méridionale, pays hantés par des nomades ou habités par des musulmans, seront longtemps encore avant de comprendre quelque chose au nihilisme, à ses pompes et à ses œuvres.

Le nihilisme qui sévit à Pétersbourg, Kieff ou Odessa et dans les gouvernements de Kharkeff, Thernigoff, Poltava, peut avoir des ramifications à Varsovie, Vilna ou Tiflis; mais, complètement impuissant à Wladimir, Vologda et Yaroslaff, il est inconnu dans le nord,en Finlande, en Sibérie et à l'orient.

Le brandon de la discorde, allumé sur un tout petit espace de l'immense empire russe par la millième partie de la population, ne saurait donc, comme nous espérons l'avoir démontré, faire éclater l'incendie; mais il peut, à un moment donné, présenter un danger tout aussi sérieux la disjonction, le morcellement de la Russie. Depuis quelques années surtout, les Russes commencent à s'apercevoir que la cause principale de leur faiblesse relative, c'est l'étendue de leurs frontières. La grandeur de l'Empire gêne ses mouvements à l'extérieur et à l'intérieur. Il est difficile d'envoyer au loin une armée considérable, de peur de dégarnir les frontières. Il est tout aussi difficile d'administrer un pays qui s'étend de l'Océan glacial à l'Ar

ménie, et du Niémen au détroit de Tartarie; surtout quand ce pays manque de routes, de canaux, de rivières navigables. Ceux qui parlent d'une constitution en Russie, d'élections de députés, etc., connaissent peu cet empire. Il y a des gouvernements où deux cent mille habitants sont disseminés sur une étendue aussi grande que celle de la France et sans moyens de communication entre eux à certaines époques de l'année; d'autres, tout aussi grands, où il faut un mois pour se rendre, n'importe par quel moyen de locomotion, des districts de l'ouest à ceux de l'est (districts dont les habitants parlent deux langues différentes et ne se comprennent pas) 2. Comment les députés procéderaient-ils à leur élection, et comment se feraient-ils comprendre de leurs commettants? L'absence des routes entraîne inévitablement celle des postes; comment l'élu pourrait-il correspondre avec ses électeurs? Les intérêts disparates, centralisés de par l'omnipotence du Tzar, se disjoindraient sous un autre gouvernement. Nous croyons, en toute sincérité, que la réunion d'éléments hétérogènes qui forment l'empire russe ne saurait subsister que sous le sceptre d'un Tzar autocrate. Que dans un temps donné, fort éloigné encore à notre avis, la Russie totalement transformée songe à modifier son gouvernement, ce sera peut-être son droit, nous n'en disconvenons pas. Aujourd'hui la monarchie constitutionnelle serait aussi fatale à la puissance de la Russie qu'une République. Il est du devoir de tout bon Russe, à notre sens, de s'opposer au progrès de la révolution, car son triomphe entraînerait inévitablement la décadence de l'empire russe, sans pour cela faire avancer d'un pas la question sociale. Nous ne serions pas étonné si les nihilistes étaient soutenus par les ennemis extérieurs et intérieurs de l'unité russe.

Les mesures nouvellement prises par le gouvernement sont sages, à notre avis. Châtier inexorablement les criminels du droit commun, sans établir toutefois une persécution générale qui ne sert qu'à exalter les imaginations et à transformer les agitateurs en martyrs; empêcher l'extension du nihilisme qui, livré à lui-même, s'éteindra sous le mépris public comme toutes les associations n'ayant pas de but avoué, ou procédant par des assassinats individuels : Saint Wechm, illuminés, etc.

Le nihilisme est une plaie, il s'agit d'empêcher la gangrène; il faut la panser, l'isoler, et, à la rigueur, tailler dans le vif pour sauver l'avenir du corps tout entier. Prince J. LUBOMIRSKI.

A l'exception de l'Amour, tous les grands fleuves russes coulent du nord au sud, ou du sud au nord, et non d'orient à l'occident, ou vice versa. Cette conformation rend d'autant plus difficile les communications dans un empire qui s'étend à plus de 10,000 kilomètres de l'est à l'ouest.

2 Perm, Viatka, Vologda, Arkhangel, Tobolsk, Irkoutsk, Orenbourg, etc.

LAQUELLE?'

XIV

La Duchère ne mérite pas le nom de château, surtout en Touraine, où chaque paysage compte plusieurs édifices dignes de ce titre ; mieux qu'aucune autre province, elle a conservé des spécimens de l'art architectural des six ou sept derniers siècles, depuis la sombre maison de plaisance de Louis XI, Amboise tout embastillé de tours, jusqu'à la pagode chinoise de Chanteloup dont les parois de marbre conservent les noms des courtisans fidèles à M. de Choiseul disgracié.

La Duchère est une grande maison bourgeoise, bâtie à la fin du dernier siècle par la branche cadette des Bohier; elle avait réagi par cette simplicité contre la vanité qui avait installé la branche aînée dans le petit palais du Mairron. Ces Bohier-ci, gens de finance comme les autres, mais de mœurs antiques, s'étaient contentés d'une grande bâtisse en carré long, coiffée d'un toit en briques, percée de hautes fenêtres sans ornements ni moulures sur la pierre grise de la façade. Si le premier étage sur la plaine offrait un curieux balcon de fer forgé, c'est que le Claude Bohier de 1768 aimait jusqu'à ses derniers jours à embrasser du regard ses belles vignes qui montaient du bas de la côte jusqu'au niveau de l'étroit terreplein où la maison était plantée. Ces rangs pressés de pampres, verts au printemps, aurore et rouge, quand les soleils d'août les avaient grillés, cette bonne odeur de vendange qu'exhalaient sur pied les raisins jusqu'au moment où les gelées d'octobre les avaient suffisamment rouis pour le pressoir, rendaient Claude Bohier pluglorieux que les statues et les pavillons ajourés du Mairron ne flats taient Bohier aîné. Quand celui-ci essayait d'être une espèce de grand seigneur, son cadet se qualifiait de simple vigneron de Vouvray, et son œil émerillonné de finesse tourangelle, peut être aussi de vin du cru, riait jusqu'au fond de ses prunelles quand on lui vantait ce grand air du Mairron.

Il était dans le sort des Bohier d'être absorbés par les Canday;

Voir le Correspondant des 25 avril et 10 mai 1879.

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