Images de page
PDF
ePub

COURRIER DU THÉATRE, DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS

La queue de l'hiver. Concerts, loteries et fêtes de charité. Vente de la bibliothèque de M. de Sacy. Les ventes artistiques. Expositions des desseins de maitres anciens, des aquarellistes, des indépendants. L'ouverture du Salon. - Périodiques nouveaux le Moliériste, la Vie moderne, la Revue réaliste. Une petite guerre intestine. Le naturalisme et la république. Vaudeville les Tapageurs, de M. Gondinet. M. de Villemessant. Théâtre français l'Etincelle, de M. Pailleron. Reprises le Caid, le Voyage de M. Perrichon et la candidature de M. Labiche à l'Académie.

I

Depuis le 21 mars, date officielle, nous attendons le printemps. Le printemps est en retard de deux mois. Il est urgent qu'il se décide, s'il ne veut être fini avant d'avoir commencé. Comme pour mieux exciter nos regrets et irriter nos désirs, de loin en loin il fait une apparition furtive, nous jette un gai rayon de soleil et s'enfuit aussitôt vers les saules. Le joli mois de mai a été maussade et chagrin comme un mois d'avril. Jamais l'anarchie qui semble troubler l'ordre des saisons ne s'était affichée plus complète. Deux simples faits donneront une idée de cette faillite du printemps: le lilas a manqué et, pour remplacer le coléoptère cher à l'enfance, un industriel ingénieux s'est avisé de créer le hanneton artificiel.

Du moins, pendant cette prolongation à peine mitigée de l'hiver, la vie parisienne a pu continuer. Les plus affamés de villégiature ne songent pas à faire leurs malles. Diners et réceptions suivent leur cours. On danse encore, à cette date du 20 mai. La semaine dernière, Mme la princesse Marie de Nar, — qui ressemble étonnamment à Mme Rattazzi, ci-devant princesse de Solms, donnait dans son hôtel de l'avenue d'Eylau une grande soirée musicale où elle chantait le rôle d'Amina de la Somnambule, au profit des orphelines de la paroisse Saint-Honoré. Pauvres petites orphelines! Infortunés orphelins! Dieu sait à combien de concerts, de soirées, de raouts, de romances, de poésies, d'opéras, de pièces de vers et de pièces de

théâtre, parfois aussi équivoques au point de vue moral qu'au point de vue littéraire, ils ont servi de prétexte et de passeport. Ils sont trop faibles pour se défendre, les innocents! La charité couvre et purifie tout. Elle fait un devoir d'applaudir ce qui ne vaudrait quelquefois pas la peine d'être sifflé.

Les grandes dames tourmentées de démangeaisons poétiques et musicales ont toujours aimé à parer leurs produits de ce pavillon. Nous en avons connu une que la manie de faire jouer ses œuvres au profit des petits orphelins ou des petits ramoneurs avait rendue redoutable. Elle avait presque tout pour elle elle était riche, elle était spirituelle et jouissait d'un bon sens très vif et très piquant en tout ce qui ne concernait pas sa maladie; elle avait été jeune et peut-être belle; elle avait, en poésie et en musique, un de ces jolis talents d'amateurs qui permettent aux intimes de dire : « Quel succès si elle abordait l'Opéra Comique ou la Comédie-Française! >>

à la condition de ne jamais essayer. Elle était à l'affût de toutes les œuvres de bienfaisance et de tous les concerts de charité, offrait ses salons, prenait et plaçait des billets, s'employait activement à procurer des artistes, et tout à coup, au moment où la reconnaissance lui livrait le fondateur ou le comité de l'œuvre ému et désarmé, elle démasquait tantôt un opéra, tantôt une pièce en vers de sa composition. Les gens charitables ne sont pas toujours naïfs, mais ils le sont souvent. Au début ils acceptaient avec transport: c'était un nouveau titre à leur profonde gratitude. Le jour du concert venu, l'opérette ou la comédie faisait invariablement un de ces fiasco mémorables qui jetteraient un froid parmi les feux des tropiques. Six mois après, elle recommençait avec un autre ouvrage et un autre comité, quelquefois avec les mêmes. On se méfiait; mais, pour arriver à ses fins, elle déployait la ruse du serpent et la ténacité d'une femme qui veut résolument quelque chose. Par égard pour les orphelins, on se défendait mollement contre une personne qui prenait tant de billets, quoique son intervention condamnat d'avance la matinée à un échec certain. Les comités eux-mêmes en vinrent peu à peu à la fuir comme un fléau; ils se barricadaient contre elle, et de son côté elle combinait de savants travaux d'approche pour envahir la place. On déployait des prodiges de stratégie de part et d'autre. Presque toujours elle emportait la victoire,

une victoire qui lui coûtait deux cents billets à dix francs et les frais de représentation de sa saynète : costumes du premier faiseur, Delaunay, M1le Favart et quelquefois Capoul. Ce n'en était pas moins une déroute. Dès le milieu de la pièce, on voyait fuir les spectateurs éperdus. Elle seule, entourée de ses intimes, qui lui faisaient un rempart de leurs applaudissements intrépides, demeurait avec séré

nité jusqu'au bout, rêvant déjà à une autre bataille. Elle a fini par devenir la providence des théâtres en déconfiture qui, moyennant subsides, jouaient l'une de ses pièces et prolongeaient ainsi de quelques jours leur agonie. Mais en revanche, quand ils mouraient de sa main, ils étaient bien morts.

Que nous voilà loin de Mme la princesse de Nar! Je me suis laissé entraîner par l'enchaînement des idées. Ce qui m'a poussé à cette digression, c'est que nous sommes dans la saison des soirées de bienfaisance et des ventes de charité. La plupart des œuvres de philanthropie chrétienne qui enserrent Paris dans leur vaste réseau, choisissent les mois d'avril et de mai pour organiser ces petites fêtes dont elles attendent leurs principales ressources. Pendant ces dernières semaines, nous avons ainsi vu défiler devant nous, sous forme de loteries, de représentations, de bals, de concerts, plus d'une vingtaine de ces institutions généreuses dues à l'initiative privée, qui s'efforcent de ne laisser sans secours aucun besoin matériel ou moral, aucune misère des bas-fonds parisiens, depuis l'OEuvre des faubourgs, qui va chercher la maladie et la faim dans les taudis de Montrouge, de la Villette et de Belleville, jusqu'à celles des orphelinats agricoles et du patronage des apprentis, et depuis l'œuvre des détenus libérés, qui s'efforce de restituer au travail et au devoir les échappés de prison, jusqu'au refuge Sainte-Anne, où les Madeleine repenties, qu'un dévouement héroïque a arrachées au vice, vont se réhabiliter par le travail et par la prière.

C'est aussi la saison des ventes et des expositions. La vente Sacy en attendant la nouvelle vente Didot, qui sera plus illustre encore, gardera une place d'honneur dans les annales de l'hôtel Drouot. On n'a jusqu'à présent catalogué et livré aux enchères des bibliophiles que la première partie de cette bibliothèque, plus admirable par le choix et la condition des livres que par leur quantité. Les 922 numéros dont se compose le catalogue ont atteint un chiffre total de 115,000 francs.

La bibliothèque de M. de Sacy était une bibliothèque classique, celle d'un homme qui relit et qui a toujours été un gourmet plutôt qu'un glouton. Aucun livre ne prenait place sur les rayons de son cabinet de travail qu'il ne méritât cet honneur par le nom de l'auteur, par la valeur de l'œuvre, par l'état matériel de l'exemplaire et par sa toilette. Tous étaient habillés par Duseuil, Boyet, Padeloup, Derôme, Trautz-Bauzonnet, Bradel, Capé, Duru, Niédrée, Thouvenin, les maîtres de la reliure ancienne et moderne. Et si quelque volume précieux, comme le recueil in-quarto des Oraisons funèbres publiées par Sébastien Mabre Cramoisy, éditions originales, n'avait qu'une insignifiante reliure en veau, c'est qu'il s'y attachait un

souvenir comme celui de Bossuet lui-même, qui avait probablement possédé et donné de sa propre main ce recueil au chanoine Le Dieu, dont il portait la signature. Pas d'incunables; aucune de ces plaquettes qui ne tirent leur valeur que d'une rareté extrême, ou de leur singularité : le classique M. de Sacy ne remontait pas au delà du seizième siècle et il en était resté, pour les origines, à Malherbe en vers, ou tout au plus à Marot, et, sauf quelques vieux chroniqueurs, à Montaigne en prose. J'ai été surpris de trouver Scarron dans son catalogue: c'est une petite débauche, comme s'en permettent les esprits les plus sages et les mieux réglés. De même un volume de M. Amédée Pommier, poète excentrique, qui jonglait avec la rime, désarticulait la langue et traitait Pégase à coups de cravache et d'éperon; l'Ane mort et la Femme guillotinée de M. Jules Janin, un roman osé et échevelé qui a devancé les audaces de la littérature naturaliste, se détachent encore, comme deux notes violentes, sur l'ensemble calme et reposé du catalogue: mais c'est que tous deux sont des envois d'auteurs, et que le premier, tiré à petit nombre et non mis dans le commerce, sort, au moins par l'inspiration morale, du genre habituel de l'auteur, tandis que le second est un exemplaire de choix, avec portraits et vignettes de Tony Johannot tirés sur chine. Le bibliophile n'a pas su résister à ces attractions; du moins ce sont à peu près là ses seules défaillances. En dehors de ces exceptions, le catalogue ne comprend ni un romancier, ni un poète, pas plus qu'un écrivain dramatique contemporains: Béranger et Musset d'une part; Paul et Virginie et Adolphe de l'autre, enfin Ducis pour le théâtre, marquent les limites extrêmes qu'il ne dépasse point. Ni sur ce catalogue, qui a écrémé la bibliothèque de M. de Sacy, ni sur le suivant, vous ne trouverez Lamartine ou Victor Hugo, George Sand ou Balzac. Mais vous rencontrerez tous les écrivains de l'antiquité et tous ceux de notre dix-septième siècle, représentés dans toutes leurs éditions hors ligne: sept éditions de Boileau et autant des Maximes de la Rochefoucauld, onze de La Bruyère, douze des Fables de La Fontaine, le reste à l'avenant, sans compter les éditions ordinaires, qui lui servaient pour ses lectures et ses travaux et qu'on vendra le mois prochain.

Dans sa notice nécrologique sur M. Techener, le fondateur du Bulletin du bibliophile, M. de Sacy a raconté la première visite qu'il fit en 1828 au petit magasin de la colonnade du Louvre devenu depuis lors la grande librairie de la rue de l'Arbre-Sec : « Le livre que j'ai acheté dans cette première entrevue, dit-il, je ne l'ai pas même oublié. C'était un exemplaire, relié en maroquin, d'une petite édition des Maximes de La Rochefoucauld, que je payai sept francs, ce qui me parut bien cher, O temps d'innocence, de bonheur et de pau

25 MAI 1879

46

vreté! Avec quelle joie j'emportai ce petit volume!... Sept francs, c'était alors une folie pour moi. J'en ai bien fait d'autres depuis ce temps-là.» Cette petite édition, reliée en maroquin, est-ce celle qui s'est vendue l'autre jour 116, ou 419, ou 390 francs? car voilà dans quelle proportion a haussé en un demi-siècle le prix des livres. Encore n'est-ce là qu'un exemple de deuxième catégorie. Nous en pourrions citer de bien plus curieux. Combien eût-il payé en 1828 le Boileau de 1747, avec figures d'Einse et Cochin, adjugé à 750 francs; le Molière de 1749, avec figures d'après Boucher, ou celui de 1773, avec remarques de Bret et vignettes de Moreau jeune, qui ont atteint l'un 1020, l'autre 1050; le Racine de 1697, dernière édition du vivant de l'auteur et la première qui contienne les deux tragédies sacrées, ou celle de Luneau de Boisgermain, exemplaire sur papier de Hollande, avec vignettes de Gravelot et figures de Le Barbier avant la lettre, qui sont montées à 1,200 francs chacune? Racine a d'ailleurs été, avec La Fontaine et surtout avec Bossuet (l'auteur favori de M. de Sacy), le héros de cette vente célèbre. Un très bel exemplaire de l'édition originale de La Fontaine, publiée chez Claude Barbin en 1668 et ne contenant que les six premiers livres des Fables en un volume in-quarto, s'est élevé à 2,045 francs; la Politique tirée de l'Ecriture sainte, édition de 1709, tirage sur grand papier, avec portrait d'Edelinck, reliure ancienne aux armes de la duchesse d'Orléans, femme du Régent, et note autographe de M. de Sacy, et le recueil des Oraisons funèbres en éditions originales dont nous avons parlé plus haut, ont donné l'une 1050, l'autre 3,000 fr; enfin le Racine de 1760 en 3 volumes in-4°, figures, vignettes et culs-de-lampe de De Sève, portrait de Daullé, l'un des deux exemplaires en grand papier de Hollande, relié par Padeloup, a été poussé jusqu'à 3,200 francs:

«O mes chers livres, s'écriait M. de Sacy en 1853, dans un article sur le catalogue de la bibliothèque de Bure, un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d'autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peutêtre que votre maître actuel! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres. Je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant!» Deux mois après, rencontrant dans un ouvrage dont il rendait compte, l'Etude de l'homme, par M. de Latena, — cette pensée qui le faisait frémir par sa justesse : « Satisfaire ses passions et ses caprices au prix de sa fortune, c'est folie; les satisfaire aux dépens de sa famille, c'est improbité », il se laissait aller à un retour sur soi-même, et il ajoutait : « On a un goût, un goût très légitime et très innocent en apparence, celui des vieux meubles, des tableaux, des estampes, celui des livres, le plus traître de tous, parce

« PrécédentContinuer »