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même la paix sociale; elle renonce à la seule paix que nos pères nous eussent enfin assurée, la paix religieuse: or, ce noble et doux bien, elle s'en prive, quand sa paix nationale, qui ne repose que sur des armes hier ensanglantées et à demi brisées, sur les débris de deux provinces mutilées, est comme à la merci d'un rien et sous une menace permanente. Elle est donc plus que lourde, la responsabilité de ceux qui provoquent cette guerre de l'Etat contre l'Eglise. Nous ignorons s'ils ont bien mesuré leurs coups et calculé la durée du conflit; nous ignorons s'ils connaissent bien au préalable les nécessités brutales, les unes odieuses, les autres ridicules, toutes vaines et inutiles, où la logique de leur passion et la fatalité de la lutte les pousseront. Nous doutons qu'ils aient plus d'habileté ou de force que M. de Bismarck et M. Carteret; mais nous savons bien qu'ils ne seront pas plus heureux dans la persécution. Déjà leurs efforts les trompent. Ils avaient espéré diviser le clergé, que M. Gambetta et M. Jules Ferry distinguaient si volontiers en haut et bas clergé : eh bien ! partout, les prêtres signent à l'unanimité des lettres qui témoignent que rien ne les séparera de leurs évêques, qu'ils s'unissent à leurs supérieurs pour protester contre les lois de M. Jules Ferry, et que, servant le même Dieu sous le même drapeau, le clergé séculier confond la cause du clergé régulier avec la sienne. D'autre part, les catholiques et les libéraux, ceux-là au nom de leur foi commune, ceux-ci au nom du droit commun, se groupent et apprennent à combattre ensemble pour un principe supérieur aux préférences qui les divisaient : former de tous les catholiques un seul parti, détacher de la République les libéraux sincères et prévoyants, serait-ce, par hasard, aux yeux des chefs de la gauche un peu intelligents, un moyen nouveau de consolider la République? Qu'ils prennent garde : une fois cette guerre en train, non seulement il leur sera malaisé de contenir les fureurs qu'ils auront déchaînées, et bientôt ils ne seront plus les maîtres de l'intolérance qu'ils auront aiguillonnée et irritée; mais les ruses qu'ils inventeront, comme ces jours-ci, soit en poussant soudain des cris d'alarme du côté de l'étranger, soit autrement, ne leur serviront de rien aucune diversion ne prévaudra plus; le radicalisme ira, lui, « jusqu'au bout. » Aussi le répétons-nous, qu'ils prennent garde le souvenir des deux républiques aux cruelles inimitiés desquelles l'Eglise a survécu en France, est un avertissement qu'ils se rappelaient mieux au temps de l'Empire; s'ils méprisaient aujourd'hui cette leçon de leur histoire, la faute leur en serait mortelle. Auguste BOUCher.

L'un des gérants: JULES GERVAIS.

Paris. E. DE SOYE et FILS, imprimeurs, place du Panthéon, 5.

L'EGLISE ET L'ÉTAT

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET1

AVANT LA LUTTE

(1830-1841)

Suite

VII

<< Êtes-vous bien sûr que l'abbé Lacordaire ne soit pas un carliste? » demandait, en 1837, Louis-Philippe à M. de Montalembert. C'était une prévention habituelle aux hommes de 1830, de soupçonner le <«< carlisme » là où ils voyaient quelque ardeur de propagande religieuse. N'eût-il pas été en effet assez naturel, après la conduite des vainqueurs de Juillet envers le clergé, que celui-ci se rapprochât de l'opposition de droite, et que la réaction religieuse prît une direction hostile au pouvoir? Et cependant le contraire s'était plutôt produit. En dépit des plaintes du vieux parti légitimiste, dénonçant ce qui lui paraissait une défection et une ingratitude, l'un des caractères du nouveau mouvement catholique était sa séparation du royalisme, et ceux qui étaient à sa tête affectaient, à l'égard de la monarchie de Juillet, une attitude parfois bienveillante, toujours sans hostilité préconçue. Rien donc ne justifiait l'alarme un peu méfiante dont la question du roi paraissait l'indice, et le doute émis prouvait qu'à la cour on était mal informé des choses ecclésiastiques.

Quels étaient, par exemple, les sentiments politiques du prédicateur de Notre-Dame? « Après cinquante ans que tout prêtre français était royaliste jusqu'aux dents, écrivait Lacordaire, j'ai cessé de

1 Voir la première partie dans le Correspondant du 25 mai. N. SÉR. T. LXXIX (CX V DE LA COLLECT.) 5° LIV. 10 JUIN 1879.

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l'être; je n'ai pas voulu couvrir de ma robe sacerdotale, un parti ancien, puissant, généralement honorable, mais enfin un parti. >>> N'avait-il pas été un jour jusqu'à dire, dans une réunion de jeunes gens, au grand scandale des légitimistes : « Qui se souvient aujourd'hui des querelles anglaises de la rose rouge et de la rose blanche?» Il n'était pas pour cela devenu « républicain », « démocrate », ou «< philippiste », comme le lui reprochaient les royalistes mécontents. Dès 1832, il avait protesté contre l'espèce d'alliance que Lamennais paraissait vouloir conclure avec le parti républicain, et cette opposition avait été l'un des motifs de sa rupture. « Je n'ai jamais écrit une ligne ni dit un mot, lit-on dans une de ses lettres, qui puisse autoriser la pensée que je suis un démocrate. » Il se vantait d'autre part de « n'avoir pas voulu davantage se donner au gouvernement nouveau », estimant que les vrais hommes d'Église «< ont toujours tenu, vis-à-vis du pouvoir humain, une conduite réservée, noble, sainte, ne sentant ni le valet ni le tribun ». Aussi écrivait-il, dès 1834 : « Quelques-uns au moins me comprennent; ils savent que je ne suis devenu ni républicain, ni juste-milieu, ni légitimiste, mais que j'ai fait un pas vers ce noble caractère de prêtre, supérieur à tous les partis, quoique compatissant à toutes les misères. » Il se félicitait d'être sorti « du tourbillon fatal de la politique, pour ne plus se mêler que des choses de Dieu et, par les choses de Dieu, travailler au bonheur lent et futur des peuples ». Mais, si Lacordaire pouvait se défendre avec raison de « s'être donné » à l'opinion régnante, celle-ci du moins n'avait sujet de lui reprocher aucune hostilité. Dans sa Lettre sur le Saint-Siège, ne louaitil pas « les dispositions bienveillantes que Louis-Philippe montrait pour la religion » ? Dans son discours sur la Vocation de la nation française, ne rendait-il pas hommage à la prépondérance de « la bourgeoisie », à laquelle il rappelait en même temps ses devoirs envers le Christ? Enfin, quand il était question, pour la première fois, de rétablir les Dominicains en France, ne pouvait-il pas, tout en maintenant la neutralité et la dignité de son rôle de prêtre en dehors des questions de parti, faire donner au gouvernement l'assurance qu'il n'éprouvait à son égard que des sentiments de «justice» et de « bienveillance »?

M. de Montalembert, homme politique, était tenu à moins de réserve aussi se séparait-il plus nettement du parti légitimiste et se ralliait-il plus ouvertement à la monarchie nouvelle. Dans presque tous ses discours, de 1835 à 1841, il se déclarait « partisan sincère de la révolution de Juillet, ami loyal de la dynastie qui la représentait 2 )).

Montalembert, Notice sur le P. Lacordaire.

2 Voir notamment les discours du 8 septembre 1835, du 19 mai 1837, du 6 juillet 1838 et du 14 avril 1840.

gouver

C'était même dans les termes les plus sévères et les plus durs qu'il désavouait certains procédés de l'opposition royaliste 1; et il pouvait dire en 1841 « Personne, à dater du jour où j'ai abordé pour la première fois cette tribune, n'a brisé plus complètement que moi avec les regrets et les espérances du parti légitimiste 2. » Dès 1838, il exposait, dans la France contemporaine, ce que devaient être, selon lui, les « rapports de l'Église catholique et du nement de Juillet : il engageait les catholiques à « accepter» le pouvoir nouveau « comme un fait établi et consommé, et, sans se livrer à lui, en abdiquant, au contraire, cette idolâtrie monarchique qui, sous une autre race, a été si impopulaire et si stérile, à apporter au pays un concours digne et fécond». Une telle conduite lui paraissait conforme à l'exemple du Saint-Siège et aux principes constants de l'Église, « qui n'a jamais proclamé la prétendue orthodoxie politique qu'on voudrait lui imputer ». D'ailleurs, tout en reconnaissant qu'il y avait encore beaucoup à demander au gouvernement, M. de Montalembert estimait que « nulle part, si ce n'est en Belgique, l'Église n'était plus libre qu'en France » ; et il se plaisait à témoigner publiquement de sa confiance dans la bonne volonté de la jeune monarchie et dans les bienfaits de la liberté.

Tels étaient aussi les sentiments de cette jeunesse, où il fallait chercher l'expression la plus vivante de la réaction religieuse. N'était-ce pas tout d'abord une façon de trancher avec les anciennes habitudes, que cette fondation de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, où l'on déclarait ne vouloir constituer que « le parti de Dieu et des pauvres », et d'où l'on excluait absolument cette préoccupation politique, mêlée plus ou moins, sous la Restauration, à toutes les associations pieuses et charitables? « J'ai, sans contredit, pour le vieux royalisme, écrivait Ozanam le 21 juillet 1834, tout le respect que l'on doit à un glorieux invalide, mais je ne m'appuierai pas sur lui, parce qu'avec sa jambe de bois, il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles. » Il ajoutait le 9 avril 1838 : « Pour nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite la séparation de deux grands mots qui semblaient inséparables, le trône et l'autel. » Le 21 février 1840, il exposait ainsi ses opinions politiques : « Je n'ai pas foi à l'inamissibilité du pouvoir. Les dynasties ont, à mes yeux, une mission dont l'accomplissement fidèle est la garantie de leur duiée, dont l'infraction entraîne leur déchéance. D'ailleurs, les questions de personnes, celles même de constitutions, me semblent d'un médiocre intérêt en présence des problèmes sociaux qui dominent l'époque présente. Je dois à l'étude mieux approfondie du catholicisme un sincère amour

1 Voir, par exemple, le discours du 11 janvier 1842.

2 Discours du 31 mars 1841.

de la liberté et l'abjuration de ce culte inintelligent du passé auquel on façonnait notre enfance, dans les collèges de la Restauration. »>> Quand M. Louis Veuillot prendra, en 1843, la direction de l'Univers et en formulera le programme, l'inspiration sera la même : « Après un demi-siècle d'incomparables désastres, dira-t-il, nous comprenons tous les deuils, mais nous n'y voulons pas ensevelir notre liberté. Nous ne demandons rien pour nous-mêmes, nous ne voulons rien regretter; nous n'aimons pas la destruction, nous ne glorifions pas les destructeurs; cependant ces destructeurs sont nos frères. » Et plus loin : « Sans outrager aucun linceul, nous laissons mourir ce qui meurt et ce qui veut mourir. » Quelques années après, cet écrivain, ayant occasion de rappeler quels avaient été les sentiments des catholiques sous la monarchie de Juillet, disait : « On avait, même en politique, une conduite générale bien arrêtée : l'absence de toute hostilité systématique contre le pouvoir. On admettait 1830 avec sa charte, son roi, sa dynastie, et l'on se bornait à tâcher d'en tirer parti pour la liberté de l'Église. La résolution était formelle de n'aller ni à droite ni à gauche, de ne faire aucun pacte avec le parti légitimiste, aucune alliance avec aucune nuance du parti révolutionnaire 1. >>

Dirons-nous que les hommes du mouvement religieux eussent également raison sur tous les points? S'ils étaient, par exemple, grandement fondés à vouloir dégager le catholicisme d'une solidarité temporeile, d'une alliance politique, qu'avait rendues naturelles et honorables, une longue communauté de gloire et de malheurs, mais qui étaient devenues, dans l'état nouveau de la France, périlleuses pour les deux causes, - peut-être ne faisaient-ils pas toujours la rupture d'une main assez légère et assez douce. Peut-être aussi avaientils, dans la vertu propre du libéralisme et dans les dispositions des hommes qui le représentaient, une confiance excessive à laquelle les faits ne devaient pas toujours donner raison, et dont la généreuse candeur est de nature à faire parfois un peu sourire l'expérience vieillissante et tristement désabusée de notre génération. On venait de constater et d'éprouver quels inconvénients présentait la formule, naguère exaltée, de « l'union du trône et de l'autel » : était-on assuré que la devise du nouveau parti, «< catholique avant tout, » ne risquât pas aussi, dans l'avenir, d'être mal interprétée et d'aboutir à cette variante, dénoncée plus tard par M. de Falloux : « catholique indifférent à tout et prêt à tout »? Était-il sans danger pour le clergé de se trouver privé de toute tradition politique, au milieu de nos agitations et de nos changements, et ne pouvait-on pas craindre qu'un

Articles sur « le parti catholique », publiés par l'Univers, en juin 1856.

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