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deux côtés, car il n'existe personne dont on ne soit fondé à parler plus ou moins avantageusement. Mais s'il est difficile de trouver des hommes qui soient entièrement parfaits, il est heureusement encore plus rare d'en trouver qui soient pervers en tout.

Je n'écris point l'histoire, mais de simples notes pour l'histoire.

Que ceux qui blâmeraient les sentimens d'une juste reconnaissance cessent de parcourir ces lignes. J'ai besoin de lecteurs qui ne soient point guidés par une prévention exclusive, et qui ne jugent qu'après avoir entendu. J'en appelle surtout à ceux qui ont le bon esprit de vivre avec les livres comme on doit le faire avec le plus grand nombre des personnes que l'on rencontre dans la société, et qui savent en prendre ce qui s'y trouve d'intéressant, d'utile ou d'amusant, sans attacher un point d'honneur ou d'opinion à s'appesantir sur ce qu'ils offrent à la critique et à la censure. Les livres ont de plus l'avantage de pouvoir être rejetés aussitôt qu'ils déplaisent, au lieu que cela n'est point facile à l'égard des gens dont la conversation fatigue, et qu'une infinité de considérations sociales oblige d'écouter.

En d'autres termes : je ne blâme l'opinion de personne. Si le souvenir des bienfaits que j'ai reçus se montre trop à découvert dans cette faible narration,

j'aime à penser que les gens honnêtes m'accorderont l'indulgence que je réclame. La tombe s'est fermée sur toutes les passions de circonstance, et, sans désir comme sans crainte de les réveiller, je puis dire ce que j'ai vu, puisque je ne parle que du temps passé.

SOUVENIRS

ET ANECDOTES.

SUR

L'INTERIEUR DU PALAIS

ET SUR QUELQUES ÉVÉNEMENS DE L'EMPIRE,

DEPUIS 1805 JUSQU'AU 1er MAI 1814.

CHAPITRE PREMIER.

Etiquette de l'intérieur du palais; lever, déjeuner de l'empereur; son dìner à six heures; audience du coucher; dépenses de la maison impériale; menu d'un

dîner de LL. MM. - M. l'abbé de Pradt sacré par le lui-même. pape Anecdotes relatives au concordat, au consulat et au couronnement. Napoléon, en arrivant au consulat, favorise l'élection de Pie VII. - Conversation de madame de Brignolé avec le cardinal Gonsalvi. Madame de Caraman. poléon sur M. de Châteaubriand. - M. de Fontanes. La Harpe.

Mot de Na

Je fus nommé préfet du palais, le 1er février 1805, deux mois après le couronnement, qui marqua le retour aux principes du gouvernement monarchique. Les fonctions qui m'étaient attribuées consistaient dans un service d'honneur, et dans la surveillance d'une partie de l'administration du palais, sous les ordres du grand-maréchal.

Tous les matins à neuf heures, l'empereur sortait de l'intérieur de ses appartemens, habillé comme il devait l'être toute la journée.

Les officiers de service étaient les premiers admis. Napoléon donnait ses ordres pour la journée.

Immédiatement après, les grandes entrées étaient introduites. Elles se composaient des personnages du plus haut rang, qui y avaient droit par leurs charges, ou par une faveur spéciale.

Les officiers de la maison impériale qui n'étaient point de service, avaient également l'avantage d'y être admis. Bien des gens, qui semblent aujourd'hui l'avoir oublié, attachaient alors un très-grand prix à l'usage d'une si flatteuse distinction. Napoléon s'adressait successivement à chaque personne, et écoutait avec bienveillance tout ce que l'on désirait lui dire. Sa tournée finie, il saluait et chacun se retirait. Souvent (1) quelques personnes, voulant l'entretenir en particulier, attendaient que tout le monde fût sorti, et, se rapprochant de l'empereur, restaient seules avec lui et en obtenaient le moment d'audience qui leur était nécessaire.

A neuf heures et demie le déjeuner de Napoléon était servi. Le préfet du palais allait le prévenir, le précédait dans le salon où il devait déjeuner et y assistait seul, avec le premier maître-d'hôtel, qui remplissait tous les services de détail. Napoléon déjeunait sur un petit guéridon en bois d'acajou recouvert d'une serviette. Le préfet du palais se tenait, son chapeau sous le bras, debout auprès de cette petite table. Sobre autant que jamais un homme a pu l'être, souvent le déjeuner de Napoléon ne durait pas huit minutes... Mais lorsqu'il éprouvait le besoin de fermer son cabinet, comme

(1) Je dois faire observer que tout ce que je raconte des usages du palais, ne doit s'appliquer qu'aux attributions qui faisaient partie de mon service, et qu'il n'est point entré dans ma pensée de donner un tableau complet et général de l'étiquette des autres services d'honneur.

il le disait quelquefois en souriant, le déjeuner durait assez long-temps, et alors rien n'égalait la douce gaieté et le charme de sa conversation. Ses expressions étaient rapides, positives et pittoresques. J'ai dû à ce moment de mon service, les heures les plus agréables de ma vie. Très-souvent je lui proposais de recevoir pendant son déjeuner quelques personnes auxquelles il avait accordé cette faveur. C'était en général des savans du premier ordre, tels que MM. Monge (1), Bertholet (2), Costaz (3), intendant des bâtimens de la couronne, et Denon, directeur du Musée, qu'il avait amenés avec lui pendant la campagne d'Égypte, et Corvisart. Parmi les hommes célèbres par de grands talens, c'étaient MM. David, Gérard, Isabey (4), Talma,

(1) L'empereur regardait M. Monge comme l'un des plus grands géomètres du siècle, comme l'homme de France dont il était le plus aimé.

(2) Le plus grand chimiste de l'époque, et dans le laboratoire duquel Napoléon avait étudié les principes de cette science avant son départ pour l'Égypte.

(3) M. Costaz, membre de l'institut d'Égypte en qualité de géomètre, a été successivement membre du tribunat, préfet, intendant des bâtimens, conseiller d'état, directeur général des ponts et chaussées, etc. L'empereur a dit plusieurs fois, que c'était un des hommes dont il aimait le mieux la conversation, parce qu'elle était la plus variée.

(4) Le nom de M. Isabey, dessinateur du cabinet, si justement célèbre par son talent supérieur et par ses qualités personnelles, me rappelle une anecdote peu connue. Huit jours avant celui du couronnement, l'empereur lui demanda sept dessins représentant les sept cérémonies qui devaient avoir lieu dans l'église métropolitaine, mais dont les répétitions ne pouvaient se faire à Notre-Dame en présence des nombreux ouvriers qui étaient employés aux embellissemens et aux décorations. Faire sept dessins réunissant chacun plus de cent personnes en action dans un si court délai, c'était réellement demander l'impossible. Ce prince d'ailleurs n'admettait jamais une pareille excuse. Le mot d'impossible était rayé depuis long-temps de son dictionnaire.... L'imagination heureuse et fertile de M. Isabey lui inspira dans le moment une singulière idée.... Il répondit avec assurance, et au grand étonnement de l'empereur, que dans deux fois vingt-quatre heures ses ordres seraient exécutés. Avant de rentrer chez lui, il fut acheter, chez les marchands de joujoux, tout ce qu'il put trouver de petits bons hommes en bois qui servent à l'amusement des

Fontaine son premier architecte (1), etc. Quelques-uns d'entre eux existent encore et je suis bien assuré qu'ils s'accorderont à dire avec moi que rien n'égalait la grâce et l'amabilité de Napoléon. Doué d'un esprit abondant, d'une

enfans... Il les habilla en papier de la couleur du costume de chaque personnage qui devait figurer dans les cérémonies du couronnement, fit un plan de Notre-Dame sur une échelle en rapport avec ses petites poupées, et se rendit le surlendemain auprès de Napoléon, qui s'empressa de lui demander les sept dessins... Sire, je vous apporte mieux que des dessins, lui répondit Isabey... Il déroula son plan et posa les personnages qui devaient figurer dans la première cérémonie, et dont il avait écrit les noms au bas de chacun. Cette première action était la réception sous le dais à la porte de l'église. L'empereur fut si content, qu'il fit appeler sur-le-champ tous ceux qui devaient concourir à l'éclat de cette grande circonstance... Les répétitions se firent dans le salon de l'empereur et sur une grande table. Une seule cérémonie, plus compliquée que les autres, exigea une répétition réelle. Elle se fit dans la galerie de Diane aux Tuileries, par le moyen d'un plan tracé au blanc sur le parquet. Isabey avait mis tout le goût possible dans les habillemens de ses poupées, et sauva, par son talent, le côté ridicule de ses dessins en reliefs. Le clergé, les dames, les princesses, l'empereur, le pape lui-même, tout le monde était costumé de la manière la plus exacte et la plus convenable. J'ai su qu'à l'époque de l'abdication (1814), M. Isabey, fidèle à la reconnaissance et au malheur, se rendit à Fontainebleau pour remettre à l'empereur les portraits de l'impératrice Marie-Louise et de son fils dans un même tableau, persuadé que cet hommage lui serait agréable. Napoléon lui témoigna toute sa satisfaction, et après les éloges donnés aux sentimens et au talent de M. Isabey, il lui dit ces mots : Sans doute Corvisart, Gérard, Fontaine et vous, vous serez appelés par le roi. Servez-le comme vous m'avez toujours servi.

(1) M. Fontaine, l'architecte de France le plus savant, le plus habile et le plus honnête. Dans les premiers temps de sa puissance consulaire, Napoléon ordonna à M. Fontaine de lui présenter un devis relatif à des constructions importantes. Ce prince trouva les prix trop élevés, et, dans la chaleur de la discussion, se servit de quelques expressions dont l'extrême délicatesse de M. Fontaine fut blessée au point qu'il crut devoir envoyer sa démission; le premier consul, assez embarrassé pour le remplacer, demanda au ministre de l'intérieur une liste de douze architectes en état de remplir ses vues. A la tête de cette liste figurait le nom de M. Fontaine. Réduisez votre liste à six personnes, dit l'empereur au ministre. M. Fontaine..., etc. Réduisez encore au nombre de trois.

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