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qu'il va répandre si libéralement sur le commerce, sur les banques et sur les charges. On pourrait même se demander s'il ne favorise pas ainsi délibérément la concurrence de ses caisses contre les entreprises privées. De toute évidence, pour que les mesures proposées aient quelque efficacité pratique, il serait indispensable qu'elles soient absolument générales; ct il y a une bonne dose d'ironie dans des mesures contre l'évasion fiscale qui laissent les guichets des services publics grands ouverts à la fraude, si tant est que l'on puisse restreindre la fraude par les moyens envisagés.

Au point de vue pratique, on peut se demander pourquoi le projet envisage l'expédition d'un avis pour toute espèce de compte, car le plus souvent l'existence d'un compte révèle nécessairement l'existence des autres. Cette multiplicité d'avis pourrait être évitée facilement.

Mais, en dehors de cette complication matérielle, exagérée inutilement, l'expédition d'un avis pour l'ouverture de toute espèce de compte soulève de très graves difficultés, car régulièrement on ouvre un compte à l'origine de toute créance. Il faudrait donc pour accomplir les prescriptions légales que les sociétés commerciales et industrielles, qui rentrent, dans l'énumération de l'article 15 de la loi du 25 février 1901, fassent établir un avis pour les sommes qu'elles doivent à terme, sous forme de traites, d'acceptations, etc... La plupart du temps, le titulaire de ces comptes n'est pas là pour établir l'avis, car ces créances sont généralement arrêtées par correspondance, et rien n'indique dans le texte de loi comment il sera suppléé à la présence de l'intéressé... En ce qui concerne les banquiers, la rédaction de l'avis ne pourra être immédiatement exigée du client que pour les ouvertures de compte qui se font aux guichets, mais en pratique les ouvertures de compte résultent très souvent d'envois de fonds, de virements, d'ordres de tiers, etc. Faudra-t-il donc suspendre l'exécution de toute opération jusqu'à ce que le titulaire du compte ait renvoyé un avis dûment rempli? En matière d'opérations de bourse, des clients de passage donnent des ordres d'achat au comptant ou à terme, et ne conservent aucun avoir chez l'agent de change après la réalisation de l'opération. Faudra-t-il leur faire établir un avis pour une possession précaire par son essence même? Autant de questions auxquelles le texte proposé ne permet pas de répondre parce qu'elles correspondent à des impossibilités pratiques. La menace des sanctions n'en restera pas moins suspendue sur les établissements responsables de l'exécution de la loi et les affaires scront paralysées à plaisir pour fournir aux administrations fiscales des documents que leur masse même rendra inutilisables.

L'article 6 ajoute que les avis relatifs aux dépôts et comptes existant antérieurement à la promulgation de la loi devront être adressés à l'administration dans les six mois suivant la date de cette promulgation. Le texte ne dit pas très explicitement par qui devront être établis les avis, mais si ce sont les établissements susvisés qui doivent exécuter ce travail, l'Etat les frappe ainsi d'un impôt énorme, car il est vraisemblable que pour les grandes institutions de crédit, et même pour certaines entreprises industrielles ou commerciales, il y aura plusieurs centaines de mille comptes à relever.

I

Il est peu vraisemblable que, dans un pays de bon sens comme la France, on puisse jamais arriver à faire voter de pareilles mesures, d'autant lus qu'on n'arrive pas à deviner de quelle utilité pratique pourrait bien être tout ce fatras de documents pour le contrôle du revenu. Il faudrait d'ailleurs au moins dix-mille agents fiscaux pour dépouiller et classer ces renseignements et les plus-values de recettes risqueraient fort de n'être pas un bénéfice réel pour le Trésor.

Nous avons commenté un peu longuement l'article 6 pour montrer l'inanité des mesures qu'il contient. Il en est de même de l'article 8 que nous rencontrerons un peu plus loin et qui ressuscite le bordereau de M. Caillaux. Ces deux articles sont très menaçants, mais ils ne sont peut-être pas les plus dangereux, car l'insuffisance de leur rédaction montre bien qu'ils ne constituent pas le cheval de bataille de l'administration. Ce sont les quelques lignes de l'article 7 qui, à notre avis, constituent le danger le plus immédiat. It y est dit que les agents des contributions directes et de l'enregistrement auront le droit de prendre connaissance chez toutes les personnes ou sociétés énumérées à l'article 15 de la loi du 25 février 1901 de tous les documents utiles au contrôle de l'assiette et de la perception des impôts en vigueur. Là se trouve, selon nous, le point précis où l'action administrative peut être pratiquement efficace, mais où elle risque le plus d'être inéquitable et vexatoire. L'agent du fisc, dont on ne précise pas le grade, partira de présomptions diverses. pour s'enquérir chez des tiers de la situation de chaque contribuable. Qu'en résultera-t-il? Une atmosphère de suspicion générale, de méfiance de particulier à particulier, de décomposition économique, de dépression scciale et morale. Ce sont les pires inconvénients des impôts personnels. On nous avait toujours promis que jamais on n'en arriverait à ces extrémités. Nous sommes aujourd'hui devant la question précise, et elle apparaît en somme acceptable, encadrée par les propositions extravagantes que nous avons d'abord rencontrées et par celles qui suivent.

L'article 8 prescrit, en effet, que le payement des revenus de valeurs mobilières, non déposées chez les personnes ou sociétés qui doi

vent établir l'avis de dépôt prévu à l'article 6 ne pourra être effecué que sur la production d'un bordereau détaillé, indiquant le nom et l'adresse du bénéficiaire, daté, signé, etc.

On a déjà bien des fois démontré que cette mesure est absolument inefficace pour réprimer la fraude. Il est en effet très simple d'envoyer des coupons dans une banque étrangère pour encaissement, et de se faire remettre la somme sur une banque française. Le projet de loi ne dit pas s'il faudra, dans ce cas, établir un bordereau, et pour cause, car la banque française qui reçoit de l'étranger une remise au nom d'un client accidentel ne peut pas exiger un bordereau dans l'ignorance où elle se trouve du caractère de capital ou de revenu de la somme à payer. En second lieu, il n'est pas possible que les établissements qui font profession de payer et de négocier les coupons aient à établir des bordereaux lorsqu'ils négocient des coupons à d'autres établissements ou lorsqu'ils les présentent à l'établissement chargé du service financier. Ils ne peuvent pas non plus avoir l'obligation de transférer à ces derniers établissements les bordereaux de leurs clients bénéficiaires définitifs, car ce serait une violation du secret professionnel et une atteinte à la liberté de concurrence, absolument inadmissibles. Enfin, qu'est-ce qui empêchera le client accidentel et inconnu du banquier de donner un faux nom sur le bordereau. Il arrive, dit-on, que de mauvais plaisants établissent de fantaisistes déclarations d'impôt général au nom de personnalités en vue. Cette médiocre fumisterie ne peut avoir aucune suite, car les inexactitudes sont manifestement visibles. Il n'en sera pas de même sur un bordereau indiquant un revenu partiel, effectivement touché, et sur lequel il n'y aura d'inexact que la désignation de personne. Comment le contribuable inscrit frauduleusement sur cette pièce pourra-t-il faire, à plusieurs années de distance, la preuve qu'il y a eu faux, Lorsque l'Etat recourt à des mesures aussi graves que celles qu'il propose pour réprimer le dol à son endroit, il serait au moins équitable et moral qu'il préservât efficacement les particuliers.

Nous ferons une dernière remarque sur l'article 8 du projet. En proposant la confiscation pure et simple du revenu, pour toute infraction aux dispositions précitées, et en attribuant le 1/4 du produit aux agents qui ont constaté les contraventions, la loi va engager nos grandes administrations fiscales dans une voie tout à fait contraire à leurs traditions. Or, c'est sur ces traditions de moralité et de conscience que l'on pouvait fonder le meilleur espoir pour l'adaptation des lois nouvelles à l'esprit public, et c'est en elles que résideraient les chances les plus sérieuses de rendement futur des impôts. En multipliant le nombre des agents pour des recherches

le plus souvent sans intérêt immédiat, on accroît la dépense du Trésor et on s'expose à avoir un recrutement de personnel médiocre. Si l'on ajoute à ces conditions défavorables un système de prime, par trop élevé, on aboutira à couvrir la France d'une armée de véritables policiers, qui, sur le montant de la prime, pourront subventionner la délation dans les emplois subalternes de toutes les entreprises. Ce sera la « Terreur » fiscale dont notre pays ne s'accommodera certainement pas, mais qui jettera néanmoins pendant quelque temps un trouble sérieux dans les affaires.

En résumé, ces divers articles de loi et les quelques autres qui suivent sont conçus en des termes généraux sans rapport avec les réalités pratiques. Rappelons qu'on ne voit pas comment on pourra exécuter la prescription de l'avis pour les ouvertures de compte, hors de la présence des titulaires. Quelque draconniennes que soient ces mesures, elles laissent la porte ouverte à l'évasion fiscale par la lacune qui favorise les guichets du Trésor, et par l'impossibilité d'établir un contrôle sur les coupons encaissés à l'étranger. En outre, ces mesures semblent applicables aux étrangers résidant en France, ce qui pose un grave problème de réciprocité et ce qui est contraire au statut personnel.

Au point de vue purement fiscal, ces mesures seront inefficaces parce que l'administration est déjà incapable d'utiliser les renseignements dont elle dispose et qu'elle se trouvera ainsi en présence de millions de documents nouveaux dont le classement et l'analyse réclameront un travail supérieur à ses moyens. Un exemple permettra de comprendre la valeur de cette objection. Pour établir l'impôt sur le bénéfice agricole qui est un impôt personnel, le contrôleur du lieu où se trouve l'exploitation est obligé de transmettre les renseignements tirés de l'impôt foncier parcellaire à son collègue du domicile réel de l'exploitant. Qu'en résulte-t-il? Dans un département très pauvre, comme la Lozère, où tous les agriculteurs sont domiciliés au lieu de l'exploitation, le rendement total de l'impôt agricole est supérieur à celui d'un département très riche comme la Dordogne, où la plupart des châtelains qui « font valoir » sont domiciliés ailleurs. Ce résultat paradoxal prouve simplement que la transmission des renseignements à l'intérieur même de l'administration est un problème non encore résolu. Comment peut-on soutenir que des millions de pièces venant de l'extérieur arriveraient à être régulièrement utilisées.

La vérité est que l'on veut créer simplement un épouvantail pour les contribuables, au prix des plus graves conséquences pour les relations économiques. A ces répercussions désastreuses pourrait s'en ajouter une autre non moins grave, c'est que les capitalistes sans

le moindre esprit de fraude, et seulement pour conserver le secret de leurs affaires, expédient leur avoir à l'étranger. Ce transfert est difficile à l'heure actuelle, mais il n'est pas impossible, et tôt ou tard, d'ailleurs, il faudra revenir au régime de liberté. Que fera alors l'Etat contre l'évasion des capitaux et ses funestes conséquences de tous ordres?

Enfin, M. de Lasteyrie reproche justement à notre système fiscal la collaboration qu'il exige entre le contribuable et l'administration. Croit-on corriger ce grave défaut en créant la collaboration entre l'administration et d'autres contribuables pour découvrir la situation de chacun? La fraude existe, ce n'est pas douteux, mais sa répression est une œuvre de temps et de modification des textes dans un esprit pratique. En multipliant les contraintes, on multiplie les résistances et l'expérience prouve qu'on ne résout pas des problèmes fiscaux généraux par l'emploi de la brutalité et de la violence.

X.

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