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L'art. 68 ne dit certainement pas tout ce qu'on lui fait dire: on ajoute à ses dispositions, on définit ce qu'il ne définit point, sans doute d'après le principe commode qu'il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas; mais on a oublié que ce principe d'interprétation est tout à fait inapplicable là où, à défaut de distinction, on arrive à une opposition entre les diverses dispositions de la loi.

« Il résulte de l'art. 68, dit-on, que pour toute cession, échange ou adjonction de territoire, il suffit d'une loi. » D'abord je ferai remarquer que l'article n'est pas conçu de cette manière : cet article, Messieurs, est conçu en termes négatifs; le but de cet article est de limiter le pouvoir royal et nullement de définir ou de régler le pouvoir législatif ordinaire, car c'est au chapitre du Roi et des Ministres qu'il se trouve; il s'agit donc de la prérogative royale et nullement de la prérogative des chambres.

Il est certain que cette proposition: Nulle cession ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi, ne représente pas, d'après les règles de la logique, celle-ci : Toute cession, quelle qu'elle soit, peut être faite en vertu d'une loi; mais il n'est pas même besoin d'entrer dans cette considération tirée du texte : nos adversaires disent que toute cession peut être faite en vertu d'une loi; eh bien, je leur concéderai cela, et je leur demanderai par qui cette loi doit être faite? On me répond: Par le pouvoir législatif ordinaire. Mais c'est ce que l'article que l'on invoque ne dit pas. Je dis moi que toutes les fois qu'un traité peut porter atteinte à la loi fondamentale, la seule autorité compétente pour approuver ce traité, c'est une législature ayant reçu du peuple un mandat exprès pour modifier la constitution, et en cela je suis d'accord avec ce principe que le pouvoir qui a fait une loi est seul compétent pour la modifier.

Mais s'il en était autrement, Messieurs, l'art. 68 ne fournirait pas seulement le moyen d'effacer et de révoquer les décrets dont je viens de parler, il fournirait le moyen de détruire toutes les libertés constitutionnelles, sans qu'il fallût recourir au pouvoir constituant; il suffirait de prendre la voie des traités, et, au moyen d'un traité et de la législature ordinaire, on changerait toute la constitution; on aurait beau dire : « Ce traité grève l'État ; il lie les Belges ; il ravit au pays ses garanties constitutionnelles ; » on répondrait par un autre paragraphe de la constitution qui porte que «< tout traité qui pourrait grever l'État ou lier les Belges n'a d'effet qu'après avoir reçu l'assen

timent des chambres. » Et l'on vous dirait: Cette disposition, qui porte atteinte à vos libertés constitutionnelles, se trouve dans un traité, et, d'après l'art. 68, les chambres ordinaires sont compétentes pour donner leur assentiment au traité.

Ainsi l'art. 68, d'après la portée qu'on lui donne, serait la ruine de la constitution. La loi fondamentale n'aurait plus la garantie qui ne doit pas lui être enlevée : celle d'être irrévocable, à moins que le peuple n'envoie des mandataires qui aient mandat exprès d'y apporter des modifications.

Pour se convaincre mieux encore que les honorables membres auxquels je réponds donnent au dernier paragraphe de l'art. 68 un sens et une portée qui ne peuvent pas lui être donnés, il suffit de rédiger la disposition de manière à rendre explicite l'effet qu'ils veulent lui attribuer. Au lieu de dire : « Nulle cession de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi, » il faut dire : « Pour toute cession de territoire, fût-elle de la moitié du royaume, et encore qu'elle emportât pour cette partie du royaume la révocation des décrets d'indépendance et d'exclusion de la famille d'OrangeNassau, il suffit d'une loi portée par la législature ordinaire. » Voilà évidemment le sens que nos honorables adversaires donnent à l'article. Eh bien, Messieurs, je me fais cette question : Si des doutes sur le sens de l'art. 68 de la constitution avaient été soulevés devant le congrès; si, pour lever ces doutes, on lui avait proposé une semblable rédaction, le congrès l'eût-il acceptée? Messieurs, du fond de ma conscience, je dis non; il est évident qu'il l'eût rejetée à l'unanimité et avec indignation. Si cela est vrai, il me paraît que la question est jugée.

Mettez la rédaction dont je viens de parler en rapport avec le décret du 24 février 1831 et avec le motif de ce décret, qui était: Que le décret d'indépendance ne pouvait pas être révoqué par la législature ordinaire... et répondez!

D'après ce que je viens de dire, vous voyez, Messieurs, qu'il m'importe peu que le mot cession, dans l'art. 68, s'applique à une cession considérable de territoire, à une cession d'une province entière ou d'une demi-province, ou seulement à ces légères modifications qui sont le résultat inévitable d'un traité de limites. Peu m'importe, en effet, le sens, l'étendue que vous donnerez à cette expression; mais, lorsqu'il s'agira de l'application dans un cas particulier, ma règle de

décision sera celle-ci Si le traité porte atteinte à une disposition constitutionnelle, il ne peut être consenti que par une chambre ayant un mandat spécial du peuple pour modifier la constitution; sinon, il suffit de la législature ordinaire.

Je n'ai pas besoin d'insister après cela, Messieurs, sur la réfutation de quelques objections qui ont été faites...

Des membres. A demain ! à demain !

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M. DUBUS (aîné ). Si la chambre est fatiguée, je remettrai à demain les observations que j'ai encore à présenter. (Oui! oui!)

La séance est levée.

SÉANCE DU 16 MARS 1839.

M. LE PRÉSIDENT: M. Dubus (aîné) a la parole pour continuer son discours.

M. DUBUS (aîné). - Messieurs, en vous rappelant hier les décrets portés par le congrès constituant, en vous retraçant notamment l'histoire de ces décrets, en vous présentant le sommaire, en quelque sorte, de la discussion à la suite de laquelle ils ont été rendus, je crois avoir fait suffisamment ressortir que le congrès, par des actes réitérés, a proclamé l'indépendance du Luxembourg comme des autres provinces, qu'il a expressément prononcé sur cette question du Luxembourg sur laquelle porte maintenant le projet de traité qui nous est soumis, qu'il a été amené à prononcer ainsi, précisément parce que le droit du Luxembourg de s'unir avec nous avait été mis en question dès l'origine du congrès, de manière que, pendant tout le temps de son existence, il s'est trouvé en présence de cette question.

Je vous ai fait remarquer quelle est la signification de ces mots : sauf les relations du Luxembourg avec la confédération germanique, signification que la section centrale et plusieurs orateurs ont voulu réduire à rien, de telle sorte que ces termes seraient inutiles dans notre constitution. Il est clair que ces mots ont été insérés pour lever tout doute sur la question du Luxembourg, pour la trancher. Enfin j'ai fait voir que c'est d'une manière irrévocable que le congrès a voulu la décider, et qu'il a mis cette solution à l'abri de l'atteinte de

la législature ordinaire, en déclarant expressément que c'était comme corps constituant qu'il l'avait portée.

Cependant le traité tranche aussi, comme je l'ai fait voir, cette question du Luxembourg; il la tranche en principe et en fait contre nous pour la totalité; car, d'après le traité, nous reconnaissons que si nous sommes en possession du Luxembourg, c'est par suite d'une usurpation, et le droit de souveraineté est reconnu au roi grand-duc. Si nous en gardons une faible partie, la partie la moins importante, c'est au moyen d'un rachat que le traité consacre, et dont le prix est une autre partie de notre territoire plus précieuse pour nous que celle qui nous est attribuée dans le Luxembourg. Cela est plus grave à mes yeux que si nous abandonnions purement et simplement la province de Luxembourg tout entière. Car la question soulevée dès l'origine n'affectait que le Luxembourg et non la province de Limbourg.

Nous renions par le traité le principe même de notre révolution, le décret d'indépendance et le décret d'exclusion de la maison d'OrangeNassau.

Ma conclusion était votre incompétence pour accepter le projet de loi qui vous est soumis, projet de loi par lequel le gouvernement serait autorisé à conclure le traité. Cette incompétence est déclarée d'avance par le décret du 24 février 1831, qui avait précisément pour but et pour but unique de placer les autres décrets hors de l'atteinte de la législature ordinaire; d'ailleurs, alors même que, par le décret du 24 février 1831, elle n'existerait pas, cette incompétence résulterait encore de la nature même des choses, puisque nous n'avons pas le mandat de toucher aux lois fondamentales. Pour y toucher, il faut un mandat spécial du peuple.

Dès lors j'ai été facilement amené à reconnaître que l'art. 68 ne pouvait pas avoir le sens que lui donnent la section centrale et plusieurs orateurs qui ont appuyé les conclusions de la section centrale, parce que cet article ruinerait, fausserait les décrets que l'on a voulu placer hors des atteintes de la législature ordinaire, décrets qui ne sont pas seulement constitutionnels, mais la base même de la constitution.

J'aurais pu faire remarquer, Messieurs, relativement à ce décret du 24 février 1831 et aux autres décrets qui ont précédé, qu'il serait d'autant plus inconcevable que l'art. 68 eût le sens qu'on veut lui

donner, que le congrès n'a pas cessé d'être en présence de la question du Luxembourg.

Quand le congrès, par une nouvelle disposition, le 24 février 1831, a déclaré l'irrévocabilité de ses décrets précédents, les protocoles des 20 et 27 janvier avaient paru. Par ces protocoles, la conférence avait tranché la question du Luxembourg. Elle nous avait imposé dès lors les conditions d'un traité de séparation avec la Hollande; et l'une de ces conditions était que le Luxembourg devait retourner au roi grand-duc.

C'est contre ces propositions de la conférence que le congrès avait protesté, le 1er février; et le danger le plus apparent était celui qu'une législature ordinaire aurait pu accepter le traité. C'était donc principalement contre ce danger qu'on avait à se prémunir en portant le décret du 24 février; et c'est précisément le danger contre lequel on n'aurait pris aucune précaution, d'après la section centrale! Le congrès, selon le sens qu'elle donne à l'art. 68, aurait excepté précisément le cas où il se fût agi d'un traité! Il est impossible d'admettre une semblable supposition.

J'avais donc raison de dire, du moins je le pense, que le congrès eût repoussé unanimement et avec indignation l'art. 68, s'il avait été rédigé dans les termes dans lesquels il devrait l'être pour rendre explicite ce sens que lui donne la section centrale, que toute cession de territoire, fût-elle de la moitié du royaume et dût-elle entraîner la révocation des décrets d'indépendance et d'exclusion dans cette moitié du royaume, pourra être consentie par une loi portée par la législature ordinaire.

L'article 68 ne serait pas seulement la ruine de ces décrets qui sont la base de notre constitution, mais encore des autres garanties constitutionnelles, car du moment que vous admettez qu'il peut être porté atteinte par des traités à votre constitution, sans avoir eu recours au pouvoir constituant, il en résultera que le gouvernement sera désarmé devant les exigences possibles des puissances voisines; il en résultera que notre gouvernement ne pourrait jamais, à de semblables exigences, faire cette réponse que des gouvernements ont déjà fait en pareil cas : Ce que vous me demandez est impossible; c'est contraire à nos lois constitutionnelles. On lui répondrait : Au moyen d'un traité vous pouvez porter des modifications à votre constitution; c'est un traité que je vous propose; vous pouvez, par ce moyen, déroger à vos lois constitutionnelles.

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