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et pourtant, dans notre système actuel d'instruction publique, il n'y a rien entre l'un et l'autre. Cette lacune a les plus grands inconvéniens: elle condamne ou à rester dans les limites étroites de l'instruction élémentaire, ou à s'élancer jusqu'à l'instruction secondaire, c'est-à-dire jusqu'à un enseignement classique et scientifique extrêmement coûteux.

De là il résulte qu'une partie très-nombreuse de la nation qui, sans jouir des avantages de la fortune, n'est pas non plus réduite à une gêne trop sévère, manque entièrement des connaissances et de la culture intellectuelle et morale appropriée à sa position. Il faut absolument, Messieurs, combler cette lacune; il faut mettre une partie si considérable de nos compatriotes en état d'arriver à un certain développement intellectuel, sans leur imposer la nécessité de recourir à l'instruction secondaire si chère, et, je ne crains pas de le dire, car je parle devant des hommes d'état qui comprendront ma pensée, si chère à la fois et si périlleuse. En effet, pour quelques talens heureux que l'instruction scientifique et classique développe et arrache utilement à leur condition première, combien de médiocrités y contractent des goûts et des habitudes incompatibles avec la condition modeste où il leur faudrait retomber; et, sorties une fois de leur sphère naturelle, ne sachant plus quelle route se frayer dans la vie, ne produisent guère que des êtres ingrats, malheureux, mécontens, à charge aux autres et à eux-mêmes?

Nous croyons rendre au pays un vrai service en établissant un degré supérieur d'instruction primaire qui, sans entrer dans l'instruction classique et scientifique proprement dite, donne pourtant à une partie nombreuse de la population une culture un peu plus relevée que celle que lui donnait jusqu'ici l'instruction primaire. Déjà le projet qui vous a été présenté l'année dernière et le rapport de votre commission rendaient un enseignement de ce genre facultatif selon les besoins et les ressources des localités; nous avons cru entrer dans vos vues en organisant d'une manière positive ce degré supérieur de l'instruction primaire, et en le rendant obligatoire pour toutes les communes urbaines au-dessus de 6,000 âmes, comme le degré inférieur l'est pour toutes les communes, si petites qu'elles soient.

S'il n'y a qu'un seul degré d'instruction primaire, et qu'on élève ou qu'on étende trop ce degré, on le rend inaccessible à la classe pauvre; si on le resserre trop, on le rend insuffisant pour une grande partie de la population qui ne peut pas non plus atteindre jusqu'à nos colléges; et si, en admettant une instruction primaire supérieure, on la laisse facultative, on ne fait absolument rien. La loi se tait, ou elle prescrit et elle organise. C'est par ces considérations que nous avons établi et réglé un degré supérieur d'instruction primaire qui ajoute aux connaissances indispensables à

tous les hommes, les connaissances utiles à beaucoup, les élémens de la géométrie pratique qui fournissent les premières données de toutes les professions industrielles, les notions de physique et d'histoire naturelle qui nous familiarisent avec les grands phénomènes de la nature, et sont si fécondes en avertissemens salutaires de tout genre; les élémens de la musique ou au moins du chant qui donnent à l'âme une véritable culture intérieure ; la géographie qui nous apprend les divisions de cette terre que nous habitons, l'histoire par laquelle nous cessons d'être étrangers à la vie et à la destinée de notre espèce, surtout l'histoire de notre patrie qui nous identifie avec elle, sans parler de telle ou telle langue moderne qui, selon les provinces où nous sommes placés, peut nous être indispensable ou du plus grand prix. Tel est, Messieurs, l'esprit du titre r" de la loi qui vous est soumise.

Les titres et III déterminent la nature et les caractères des écoles auxquelles l'instruction primaire doit être confiée.

Ici, Messieurs, notre premier soin devait être et a été de restituer pleine et entière, selon l'esprit et le texte précis de la Charte, la liberté d'enseignement. Désormais tout citoyen âgé de dix-huit ans accomplis pourra fonder, entretenir, diriger tout établissement quelconque d'instruction primaire, soit du degré inférieur, soit du degré supérieur, normal ou autre, dans toute espèce de commune urbaine ou rurale, sans autre condition qu'un certificat de bonnes vie et mœurs et un brevet de capacité obtenu après examen. Vous reconnaîtrez, avec votre commission de la session dernière, qu'exiger une preuve de capacité de quiconque entreprend l'éducation de la jeunesse, n'est pas plus entraver la liberté de l'enseignement, qu'on ne gêne la liberté des professions de l'avocat, du médecin ou du pharmacien, en leur imposant des preuves analogues de capacité. La profession d'instituteur de la jeunesse est, sous un certain rapport, une industrie, et à ce titre doit être pleinement libre; mais, comme la profession de médecin ou d'avocat, ce n'est pas seulement une industrie, c'est une fonction délicate à laquelle il faut demander des garanties. On porterait atteinte à la liberté si, comme jusqu'ici, outre la condition du brevet, on imposait encore celle d'une autorisation préalable; là commencerait l'arbitraire; nous le rejetons, et avec plaisir, car nous ne redoutons pas la liberté de l'enseignement, Messieurs, nous la provoquons au contraire.

Elle ne pourra jamais, à notre gré, multiplier assez les méthodes et les écoles ; et si nous lui reprochions quelque chose, ce serait de ne pas faire davantage. Elle promet plus qu'elle ne donne, nous le croyons; mais ses promesses sont assez innocentes, et une seule accomplie est un service envers le pays que nous nous sentirions coupables d'avoir empêché. Encore une

fois, nous sommes les premiers à faire appel à la liberté de l'enseignement; nous n'aurons jamais assez de coopérateurs dans la noble et pénible entreprise de l'amélioration de l'instruction populaire. Tout ce qui servira cette belle cause est sûr de trouver en nous une protection reconnaissante.

Tout le monde convient que le droit de surveillance exercé sur les écoles privées est, d'une part, nécessaire et légitime en soi, et que, de l'autre, il n'est nullement une entrave à la liberté de l'enseignement, puisqu'il ne porte point sur les méthodes. D'aiileurs, dans le projet de loi, la surveillance est au plus haut degré désintéressée, exercée par une autorité impartiale, et qui doit rassurer les esprits les plus ombrageux, car elle est en très-grande partie élective. Enfin nul maître d'école privée ne peut être interdit de l'exercice de sa profession, à temps ou à toujours, qu'après un procès spécial comme le délit lui-même, et par une sentence du tribunal civil ordinaire.

Mais quelque liberté que nous laissions, quelques sûretés que nous donnions aux écoles privées, quelques vœux que nous fassions pour qu'elles s'étendent et prospèrent, ce serait un abandon coupable de nos devoirs les plus sacrés, de nous en reposer sur elles de l'éducation de la jeunesse française. Les écoles privées sont libres, et, par conséquent, livrées à mille hasards. Elles dépendent des calculs de l'intérêt ou des caprices de la vocation, et l'industrie qu'elles exploitent est si peu lucrative, qu'elle attire peu et ne retjent presque jamais. Les écoles privées sont à l'in¬ struction ce que les enrôlemens volontaires sont à l'armée; il faut s'en servir sans trop y compter. De là, Messieurs, l'institution nécessaire des écoles publiques, c'est-à-dire d'écoles entretenues, en tout ou en partie, par les communes, par les départemens ou par l'Etat, pour le service régulier de l'instruction du peuple. C'est le sujet du titre .

Nous avons attaché à toute commune, ou, pour prévoir, des cas qui, nous l'espérons, deviendront de jour en jour plus rares, à la réunion de plusieurs communes circonvoisines, une école publique élémentaire; et pour entretenir cette école, nous avons cru pouvoir combiner utilement plusieurs principes que trop souvent on a séparés. Il nous a paru que nulle école communale élémentaire ne pouvait subsister sans ces deux conditions; 1o un traitement fixe qui, joint à un logement convenable, rassure l'instituteur contre les chances de l'extrême misère, l'attache à sa profession et à la localité; 2° un traitement éventuel payé par les élèves, qui lui promette une augmentation de bien-être, à mesure qu'il saura répandre autour de lui, par sa conduite et ses lecons, le besoin et le goût de l'instruction. Le traitement fixe permet d'obliger l'instituteur à recevoir gratuitement tous les enfans dont les familles auront été reconnues indigentes. Seul, le trai

tement fixe aurait deux inconvéniens. D'abord, comme il devrait être assez considérable, il accablerait quiconque en serait chargé; ensuite il établirait le droit à l'instruction gratuite, même pour ceux qui peuvent la payer, ce qui serait une injustice sans aucun avantage; car on profite d'autant mieux d'une chose qu'on lui fait quelque sacrifice, et l'instruction élémentaire ne doit être gratuite que quand elle ne peut ne pas l'être. Elle ne le sera donc que pour quiconque aura prouvé qu'il ne peut la payer, Alors, mais seulement alors, c'est une dette sacrée, une noble taxe des pauvres que le pays doit s'imposer; et, dans ce cas, il pe s'agit plas, comme dans la loi de l'an 4, ou dans celle de l'an 10, du quart ou du cinquième des élèves; non, Messieurs, tous les in¬ digens seront admis gratuitement. En revanche, quiconque pourra payer, paiera; peu, sans doute, très-peu, presque rien, mais enfin quelque chose, parce que cela est juste en soi, et parce que ce léger sacrifice attachera l'enfant à l'école, excitera la vigilance des parens et les relèvera à leurs propres yeux.

Voilà pour l'instruction élémentaire. Quant à l'instruction pri maire supérieure, comme elle est destinée à une classe un peu plus aisée, il n'est pas nécessaire qu'elle soit jamais gratuite; mais la rétribution doit être la plus faible possible, et c'est pour cela qu'il fallait assurer un traitement fixe à l'instituteur. Nous espé rons que ces combinaisons prudentes porteront de bons fruits.

Maintenant, qui supportera le poids du traitement fixe ? La commune, le département ou l'Etat ? Souvent et presque toujours, Messieurs, tous les trois ; la commune seule, si elle le peut; à son défaut, et en certaine proportion, le département ; et au défaut de celui-ci, l'Etat; de telle sorte que, dans les cas les plus défavora bles, la charge ainsi diyisée soit supportable pour tous.

C'est encore là une combinaison dans laquelle l'expérience nous autorise à placer quelque confiance. Nous reproduisons le minimum du traitement fixe de l'instituteur élémentaire, tel qu'il a été fixé par le dernier projet de loi et accepté par votre commission; et le minimum que nous vous proposons pour le traitement fixe de l'instituteur du degré supérieur ne nous paraît pas excéder les facultés de la plupart des petites villes.

L'ancien projet de loi et votre commission avaient voulu que toute commune s'imposât jusqu'à concurrence de cinq centimes additionnels, pour faire face aux besoins de l'instruction primaire, Trois centimes nous ont semblé suffisans; mais à condition d'imposer le département, non plus seulement à un nouveau centime additionnel, mais à deux pour venir au secours des communes malheureuses. Quand les sacrifices de la commune et ceux du département auront atteint leur terme, alors interviendra l'Etat avce la subvention annuelle que vous consacrez à cet usage. Vous voyez

dans quel intérêt ont été calculées toutes ces mesures, et nous nous flattons que vous les approuverez.

Il ne peut y avoir qu'une seule opinion sur la nécessité d'ôter à l'instituteur primaire l'humiliation et le souci d'aller recueillir lui-même la rétribution de ses élèves et de la réclamer en justice, et sur l'utilité et la convenance de faire recouvrer cette rétribution dans les mêmes formes et par les mêmes voies que les autres contributions publiques. Ainsi, l'instituteur primaire est élevé au rang qui lui appartient, celui de fonctionnaire de l'Etat.

Mais tous ces soins, tous ces sacrifices seraient inutiles, si nous ne parvenions à procurer à l'école publique ainsi constituée, un maître capable, digne de la noble mission d'instituteur du peuple. On ne saurait trop le répéter, Messieurs, autant vaut le maître, autant vaut l'école elle-même. Et quel heureux ensemble de qualités ne faut-il pas pour faire un bon maître d'école ? Un bon maître d'école est un homme qui doit en savoir beaucoup plus qu'il n'en enseigne, afin de l'enseigner avec intelligence et avec goût; qui doit vivre dans une humble sphère, et qui pourtant doit avoir l'âme élevée pour conserver cette dignité de sentimens et même de manières sans laquelle il n'obtiendra jamais le respect et la confiance des familles; qui doit posséder un rare mélange de douceur et de fermeté, car il est l'inférieur de bien du monde dans une commune, et il ne doit être le serviteur dégradé de personne; n'ignorant pas ses droits, mais pensant beaucoup plus à ses devoirs; donnant à tous l'exemple, servant à tous de conseiller; surtout ne cherchant point å sortir de son état, content de sa situation parce qu'il y fait du bien; décidé à vivre et à mourir dans le sein de l'école, au service de l'instruction primaire, qui est pour lui le service de Dieu et des hommes. Faire des maîtres, Messieurs, qui approchent d'un pareil modèle, est une tâche difficile, et cependant il faut y réussir, ou nous n'avons rien fait pour l'instruction primaire.

Un mauvais maître d'école, comme un mauvais curé, comme un mauvais maire, est un fléau pour une commune. Nous sommes bien réduits à nous contenter très-souvent de maîtres médiocres; mais il faut tâcher d'en former de bons; et pour cela, Messieurs, des écoles normales primaires sont indispensables. L'instruction secondaire est sortie de ses ruines; elle a été fondée en France le jour où, recueillant une grande pensée de la révolution, la simplifiant et l'organisant, Napoléon créa l'école normale centrale de Paris. Il faut appliquer à l'instruction primaire cette idée simple et féconde. Aussi nous vous proposons d'établir une école normale primaire par département.

Mais quelle que soit la confiance que nous inspirent ces établissemens, ils ne conféreront pas à leurs élèves le droit de devenir instituteurs communaux, si ceux-ci, comme tous les autres

A

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