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Lya en poésie, en littérature, une classe d'hommes hors de ligne, même entre les premiers, très-peu nombreuse, cinq ou six en tout, peut-être, depuis le commencement, et dont le caractère est l'universalité, l'humanité éternelle intimement

mêlée à la peinture des mœurs ou des passions d'une époque. Génies faciles, forts et féconds, leurs principaux traits sont dans ce mélange de fertilité, de fermeté et de franchise; c'est la science et la richesse du fond, une vraie indifférence sur l'emploi des moyens et des genres convenus; tout cadre, tout point de départ leur étant bon pour entrer en matière; c'est une production active, multipliée à travers les obstacles, et la plénitude de l'art fréquemment obtenue sans les appareils trop lents et les artifices. Dans le passé grec, après la grande figure d'Homère, qui ouvre glorieusement cette famille et qui nous donne le génie primitif de la plus belle

portion de l'humanité, on est embarrassé de savoir qui y rattacher encore. Sophocle, tout fécond qu'il semble avoir été, tout humain qu'il se montra dans l'expression harmonieuse des sentiments et des douleurs, Sophocle demeure parfait de contours, si sacré, pour ainsi dire, de forme et d'attitude, qu'on ne peut guèrc le déplacer en idée de son piedestal purement grec. Les fameux comiques nous manquent, et l'on n'a que le nom de Ménandre, qui fut peut-être le plus parfait dans la famille des génies dont nous parlons. A Rome, je

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ne vois à y ranger que Plaute, Plaute mal apprécié en- Jafecore', peintre profond et divers, directeur de troupe, acteur et auteur, comme Shakspeare et comme Molière, dont il faut le compter pour un des plus légitimes ancêtres. Mais la littérature latine fut trop directement importée, trop artificielle dès l'abord et apprise des Grecs, pour admettre beaucoup de ces libres génies. Les plus féconds des grands écrivains de cette littérature en sont aussi les plus littérateurs et rimeurs dans l'âme, Ovide et Cicéron. Au reste, à elle l'honneur d'avoir produit les deux plus admirables poëtes des littératures d'imitation, d'étude et de goût, ces types châtiés et achevés, Virgile, Horace! C'est aux temps modernes et à la Renaissance qu'il faut demander les autres hommes. que nous cherchons: Shaks

1 M. Naudet, dans ses travaux sur Plaute, et M. Patin, dans un excellent cours aussi attique de pensée que de diction, remettent a sa place ce grand comique latin.

peare, Cervantes, Rabelais, Molière, et deux ou trois depuis, à des rangs inégaux, les voilà tous; on les peut caractériser par les ressemblances. Ces hommes ont des destinées diverses, traversées; ils souffrent, ils combattent, ils aiment. Soldats, médecins, comédiens, captifs, ils ont peine à vivre; ils subissent la misère, les passions, les tracas, la gêne des entreprises. Mais leur génic surmonte les liens, et, sans se ressentir des étroitesses de la lutte, il garde le collier franc, les coudées franches. Vous avez vu de ces beautés vraies et naturelles qui éclatent et se font jour du milieu de la misère, de l'air malsain, de la vie chétive; ⚫ vous avez, bien que rarement, rencontré de ces admirables filles du peuple, qui vous apparoissent formées et éclairées on ne sait d'où, avec une haute perfection de l'ensemble, et dont l'ongle même est élégant; elles empêchent de périr l'idée de cette noble race humaine, image des dieux. Ainsi ces génies rares, de grande et facile beauté, de beauté native et genuine, triomphent, d'un air d'aisance, des conditions les plus contraires; ils se déploient, ils s'établissent invinciblement. Ils ne se déploient pas simplement au hasard et tout droit à la merci de la circonstance, parce qu'ils ne sont pas seulement féconds et faciles comme ces génies secondaires, les Ovide, les Dryden, les abbé Prévost. Non; leurs œuvres, aussi promptes, aussi multipliées que celles des esprits principalement faciles, sont encore combinées, fortes, nouées quand il le faut, achevées maintes fois et sublimes. Mais aussi cet achèvement n'est jamais pour eux le souci quelquefois excessif, la prudence constamment châtiće, des poëtes de l'école studieuse et polie des Gray, des Pope, des Despréaux, de ces poëtes que j'admire et que je goûte autant que personne, chez qui la correction scrupuleuse est, je le sais, une qualité indispensable, un charme, et qui paroissent avoir pour devise le mot exquis de Vauvenargues: la netteté est le vernis des maîtres. Il y a dans la perfection même des autres poëtes supérieurs quelque chose de plus libre et hardi, de plus irrégulièrement trouvé, d'incomparablement plus fertile et plus dégagé des entraves ingénieuses, quelque chose qui va de soi seul et qui se joue, qui étonne et déconcerte par sa ressource inventive les poëtes distingués d'entre les contemporains, jusque sur les moindres détails du métier C'est ainsi que parmi tant de naturels motifs d'étonnement, Boileau ne peut s'empêcher de demander à Molière où il trouve la rime. A les bien prendre, les excellents génies dont il est question tiennent le milieu entre la poésie des époques primitives et celle des siècles cultivés, civilisés, entre les époques homériques et les époques alexandrines; ils sont les représentants glorieux, immenses encore, les continuateurs distincts et individuels des premières époques au sein des secondes. Il est en toutes choses une première fleur, une première et large moisson; ces heureux mortels y portent la main et couchent à terre en une fois des milliers de gerbes; après cux, autour d'eux, les autres s'évertuent, épient et glanent. Ces génies abondants, qui ne sont pourtant plus les divins vieillards et les aveugles fabuleux, lisent, comparent, imitent, comme tous ceux de leur âge; cela ne les empêche pas de créer, comme aux âges naissants. Ils font se succéder, en chaque journée de leur vie, des productions, inégales sans doute, mais dont quelques-unes sont le chef-d'œuvre de la combinaison humaine et de J'art; il savent l'art déjà, ils l'embrassent dans sa maturité et son étendue, et cela sans en raisonner comme

on le fait autour d'eux; ils le pratiquent nuit et jour avec une admirable absence de toute préoccupation et fatuité littéraire. Souvent ils meurent, un peu comme aux époques primitives, avant que leurs œuvres soient toutes imprimées ou du moins recueillies et fixées, à la différence de leurs contemporains les poëtes et littérateurs de cabinet, qui vaquent à ce soin de bonne heure; mais telle est, à eux, leur négligence et leur prodigalité d'eux-mêmes. Ils ont un entier abandon surtout au bon sens général, aux décisions de la multitude, dont ils savent d'ailleurs les hasards autant que quiconque parmi les poëtes dédaigneux du vulgaire. En un mot, ces grands individus me paroissent tenir au génie même de la poétique humanité, et en être la tradition vivante perpétuée, la personnification irrécusable.

Molière est un de ces illustres témoins; bien qu'il n'ait pleinement embrasse que le côté comique, les discordances de l'homme, vices, laideurs ou travers, et que le côté pathétique n'ait été qu'à peine entamé par lui et comme un rapide accessoire, il ne le cède à personne parmi les plus complets, tant il a excellé dans son genre et y est allé depuis la plus libre fantaisie jusqu'à l'observation la plus grave, tant il a occupé en roi toutes les régions du monde qu'il s'est choisi, et qui est la moitié de l'homme, la moitié la plus fréquente et la plus activement en jeu dans la société.

Molière est du siècle où il a vécu, par la peinture de certains travers particuliers et dans l'emploi des costumes; mais il est plutôt encore de tous les temps, il est l'homme de la nature humaine. Rien ne vaut mieux, pour se donner dès l'abord la mesure de son génie que de voir avec quelle facilité il se rattache à son siècle, et comment il s'en détache aussi; combien il s'y adapte exactement, et combien il en ressort avec grandeur. Les hommes illustres, ses contemporains, Despréaux, Racine, Bossuet, Pascal, sont bien plus spé· cialement les hommes de leur temps, du siècle de Louis XIV, que Molière. Leur génic (je parle même des plus vastes) est marqué à un coin particulier qui tient du moment où ils sont venus, et qui eût été probablement bien autre en d'autres temps. Que seroit Bossuct aujourd'hui? qu'écriroit Pascal? Racine et Despréaux accompagnent à merveille le règne de Louis XIV dans toute sa partie jeune, brillante, galante, victorieuse ou sensée. Bossuet domine ce règne à l'apogée, avant la bigoteric extrême, et dans la période déjà hautement religieuse. Molière, qu'auroit opprimé, je le crois, cette autorité religieuse de plus en plus dominante, et qui mourut à propos pour y échapper, Molière, qui appartient comme Boileau et Racine (bien que plus âgé qu'eux) à la première époque, en est pourtant beaucoup plus indépendant, en même temps qu'il l'a peinte au naturel plus que personne. Il ajoute à l'éclat de cette forme majestueuse du grand siècle; il n'en est ni marqué, ni particularisé, ni rétréci; il s'y proportionne, il ne s'y enferme pas.

Le seizième siècle avoit été, dans son ensemble, unc vaste décomposition de l'anciennne société religieuse, catholique, féodale, l'avènement de la philosophie dans les esprits et de la bourgeoisie dans la société. Mais cet avénement s'étoit fait à travers tous les désordres, à travers l'orgie des intelligences et l'anarchie matérielle la plus sanglante, principalement en France, moyennant Rabelais et la Ligue. Le dix-septième siècle cut pour mission de réparer ce désordre, de réorganiser la société, la religion, la résistance; à partir d'Henri IV il s'annonce ainsi, et dans sa plus haute expression mo

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narchique, dans Louis XIV, il couronne son but avec pompe. Nous n'essaierons pas ici d'énumérer tout ce qui se fit, dès le commencement du dix-septième siècle, de tentatives sévères au sein de la religion, par des communautés, des congrégations fondées, des réformes d'abbayes, et au sein de l'Université, de la Sorbonne, pour rallier la milice de Jésus-Christ, pour reconstituer la doctrine. En littérature cela se voit et se traduit évidemment. A la littérature gauloise, grivoise et irrévérente des Marot, des Bonaventure Desperriers, Rabelais, Régnier, etc.; à la littérature païenne, grecque, épicurienne de Ronsard, Baillif, Jodelle, etc., philosophique et sceptique de Montaigne et de Charron, en succède une qui offre des caractères bien différents et opposés. Malherbe, homme de forme, de style, esprit caustique, cynique même, comme M. de Buffon l'étoit dans l'intervalle de ses nobles phrases, Malherbe, esprit-fort au fond, n'a de chrétien dans ses odes que les dehors; mais le génie de Corneille, du père de Polyeucte et de Pauline, est déjà profondément chrétien. D'Urfé l'est aussi. Balzac, bel-esprit vain et fastueux, savant rhéteur occupé des mots, a les formes et les idées toutes rattachées à l'orthodoxic. L'école de PortRoyal se fonde; l'antagoniste du doute et de Montaigne, Pascal apparaît. La détestable école poétique de Louis XIII, Boisrobert, Ménage, Costar, Conrart, d'Assoucy, Saint-Amant, etc., ne rentre pas sans doute dans cette voie de réforme; elle est peu grave, peu morale, à l'italienne, et comme une répétition affadie de la littérature des Valois. Mais tout ce qui l'étouffe et lui succède sous Louis XIV se range par degrés à la foi, à la régularité: Despréaux, Racine, Bossuet. La Fontaine lui-même, au milieu de sa bonhomie et de ses fragilités, et tout du seizième siècle qu'il est, a des ac

cès de religion lorsqu'il écrit la captivité de saint Malc, l'épitre à Mine de la Sablière, et qu'il finit par la pénitence. En un mot, plus on avance dans le siècle dit de la chaire,

Louis XIV, et plus la littérature, la poésie

le théâtre, toutes les facultés mémorables de la pensée, revêtent un caractère religieux, chrétien, plus elles accusent, même dans les sentiments généraux qu'elles expriment, ce retour de croyance à la révélalion, à l'humanité vue dans et par Jésus-Christ; c'est là un des traits les plus caractéristiques et profonds de cette littérature immortelle. Le dix-septième siècle en masse fait digue entre le seizième et le dix-huitième qu'il sépare.

Mais Molière, nous le disons sans en porter ici l'éloge ni le blâme moral, et comme simple preuve de la liberté de son génie, Molière ne rentre pas dans ce point de vue. Bien que sa figure et son œuvre apparoissent et ressortent plus qu'aucune dans ce cadre admirable du siècle de Louis le Grand, il s'étend et se prolonge au dehors, en arrière, au delà; il appartient à une pensée plus calme, plus vaste, plus indifférente, plus universelle. L'élève de Gassendi, l'ami de Bernier, de Chapelle et de Hesnault, se rattache assez directement au seizième siècle philosophique, littéraire; il n'avoit aucune antipathie contre ce siècle et ce qui en restoit ; il n'entroit dans aucune réaction religieuse ou littéraire, ainsi que firent Pascal et Bossuet, Racine et Boileau à leur manière, et les trois quarts du siècle de Louis XIV; if est, lui, de la postérité continue de Rabelais, Montaigne, Larrivey, Régnier, des auteurs de la satire Ménippée; il n'a ou n'auroit nul effort à faire pour s'entendre avec Lamothe-le-Vayer, Naudet ou Guy-Patin même, tout docteur en médecine qu'est ce mordant personnage. Molière est naturellement du monde de Ninon, de Mme de La Sablière avant sa conversion; il

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reçoit à Auteuil Desbarreaux et nombre de jeunes seigneurs un peu libertins. Je ne veux pas dire du tout que Molière, dans son œuvre ou dans sa pensée, fût un esprit-fort décidé, qu'il cût un système là-dessus; que, malgré sa traduction de Lucrèce, son gassendisme originel et ses libres liaisons, il n'eût pas un fonds de religion modérée, sensée, d'accord avec la coutume du temps, qui reparoit à sa dernière heure, qui éclate avec tant de solidité dans le morceau de Cléante du Tartufe. Non; Molière, le sage, l'Ariste pour les bienséances, l'ennemi de tous les excès de l'esprit et des ridicules, le père de ce l'hilinte qu'eussent reconnu Erasme et Atticus, ne devoit rien avoir de cette forfanterie libertine et cynique des Saint-Amant, Boisrobert et Desbarreaux. Il étoit de bonne foi quand il s'indignoit des insinuations malignes qu'à partir de L'Ecole des Femmes ses ennemis alloient répandant sur sa religion. Mais ce que je veux établir, et ce qui le caractérise entre ses contemporains de génic, c'est qu'habituellement il a vu la nature humaine en ellemême, dans sa généralité de tous les temps, comme Boileau, comme La Bruyère, l'ont vue et peinte souvent, je le sais, mais sans mélange, lui, d'épitre sur l'Amour de Dieu, comme Boileau, ou de discussion sur le quiétisme comme La Bruyère. Il peint l'humanité comme s'il n'y avoit pas eu de venue, et cela lui étoit plus possible, il faut le dire, la peignant surtout

dans ses vices et ses laideurs; dans le tragique on élude moins aisément le christianisme. Il sépare l'humanité d'avec Jésus-Christ, ou plutôt il nous montre à fond l'une sans trop songer à rien autre; et il se détache par lå de son siècle. C'est lui qui, dans la scène du Pauvre, a pu faire direȧ don Juan, sans penser à mal, ce mot qu'il lui fallut retirer, tant il souleva d'orages: « Tu passes ta vie à prier Dieu, et tu meurs de faim; prends cet argent, je te le donne pour l'amour de l'humanité. » La bienfaisance et la philanthropie du dixhuitième siècle, celle de d'Alembert, de Diderot, de d'Holbach, se retrouve tout entière dans ce mot-là. C'est lui qui a pu dire du pauvre qui lui rapportoit le louis d'or, cet autre mot si souvent cité, mais si peu compris, ce me semble, dans son acception la plus grave, ce mot échappé à une habitude d'esprit invinciblement philosophique : « Où la vertu va-t-elle se nicher?» Jamais homme de Port-Royal ou du voisinage (qu'on le remarque bien) n'auroit eu pareille pensée, et c'eût été plutôt le contraire qui eût paru naturel, le pauvre étant aux yeux du chrétien l'objet de grâces et de vertus singulières. C'est lui aussi qui, causant avec Chapelle de la philosophie de Gassendi, leur maitre commun, disoit, tout en combattant la partie théorique et la chimère des atomes: « Passe encore pour la morale.» Molière était donc simplement, selon moi, de la religion, je ne veux pas dire de don Juan ou d'Épi

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