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société d'alors, et qui envisagea sans préjugé aucun la naissance, la qualité, la propriété; mais Pascal (car ce fut l'audacieux) ne se

ou plutôt de celteru servit de ce peu de fondement,

equ'il faisoit de toutes les choses d'alentour, que pour s'attacher avec plus d'effroi à la colonne du temple, pour embrasser convulsivement la Croix. Tous les deux, Pascal et Molière, nous apparoissent aujourd'hui comme les plus formidables témoins de la société de leur temps: Molière, dans un espace immense et jusqu'au pied de l'enceinte religieuse, battant, fourrageant de toutes parts avec sa troupe le champ de la vieille société, livrant pêle-mêle au rire la fatuité titrée, l'inégalité conjugale, l'hypocrisie captieuse, et allant souvent effrayer du même coup la grave subordination, la vraie piété et le mariage; Pascal, lui, à l'intérieur et au cœur de l'orthodoxie, faisant trembler aussi à sa manière la voûte de l'édifice par les cris d'angoisse qu'il pousse et par la force de Samson avec laquelle il en embrasse le sacré pilier. Mais en accueillant ce rapprochement, qui a sa nouveauté et sa justesse, il ne faudroit pas prêter à Molière, je le crois, plus de préméditation de renversement qu'à Pascal; il faut même lui accorder peutêtre un moindre calcul de l'ensemble de la question. Plaute avoit-il une arrière-pensée systématique quand il se jouoit de l'usure, de la prostitution, de l'esclavage, ces vices et ces ressorts de l'ancienne société ?

Le moment où vint Molière servit tout à fait cette liberté qu'il eut et qu'il se donna. Louis XIV, jeune encore, le soutint dans ses tentatives hardics ou familières, et le protégea contre tous. En retraçant le Tartufe, et dans la tirade de don Juan sur l'hypocrisic qui s'avance, Molière présageoit déjà de son coup d'œil divinateur la triste fin d'un si beau règne, et il se håtoit, quand c'étoit possible à grand' peine et que ce pouvoit être utile, d'en dénoncer du doigt le vice croissant. S'il avoit vécu assez pour arriver vers 1685, au règne déclaré de Mme de Maintenon, ou même s'il avoit seulement vécu de 1673 à 1685, durant cette période glorieuse où domine l'ascendant de Bossuet, il cût été sans doute moins efficacement protégé, il eût été persécuté à la fin. Quoi qu'il en soit, on doit comprendre à merveille, d'après cet esprit général, libre, naturel, philosophique, indifférent au moins à ce qu'ils essayoient de restaurer, la colère des oracles religieux d'alors contre Molière, la sévérité cruelle d'expression avec laquelle Bossuet se raille et triomphe du comédien mort en riant, et cette indignation même du sage Bourdalouc en chaire après le Tartufe, de Bourdaloue, tout ami de Boileau qu'il étoit. On conçoit jusqu'à cet effroi naïf du janséniste Baillet, qui dans ses Jugements des Savants, commence en ces termes l'article sur Molière : « Monsieur de Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l'Eglise de Jésus-Christ, etc. » Il est vrai que des religieux plus aimables, plus mondains, se montroient pour lui moins sévères. Rapin louoit au long Molière dans ses Réflexions sur la Poétique, et ne le chicanoit que sur la négligence de ses dénouements; Bouhours lut fit une épitaphe en vers françois agréables et judi

cieux.

Molière, au reste, est tellement homme dans le libre sens, qu'il obtint plus tard les anathèmes de la philosophie altière et prétendue réformatrice, autant qu'il avoit mérité ceux de l'épiscopat dominateur. Sur quatre chefs différents, à propos de l'Avare, du Misanthrope, de Georges Dandin et du Bourgeois-Gentilhomme, Jean

Jacques n'entend pas raillerie et ne l'épargne guère plus que n'avoit fait Bossuet.

Tout ceci est pour dire que, comme Shakspeare el Cervantes, comme trois ou quatre génies supérieurs dans la suite des âges, Molière est peintre de la nature humaine au fond, sans acception ni préoccupation de culte, de dogme fixe, d'interprétation formelle; qu'en s'attaquant à la société de son temps, il a représenté la vie qui est partout celle du grand nombre, et qu'au sein de mœurs déterminées qu'il châtioit au vif, il s'est trouvé avoir écrit pour tous les hommes.

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris, le 15 janvier 1622, non pas, comme on l'a cru longtemps, sous les piliers des halles, mais, d'après la découverte qu'en a faite M. Beffara, dans une maison de la rue SaintHonoré, au coin de la rue des Vieilles-Etuves (1). 11 étoit par sa mere et par son père d'une famille de tapissiers. Son père, qui, outre son état, avoit la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, destinoit son fils à lui succéder, et le jeune Poquelin, mis de bonne heure en apprentissage dans la boutique, ne savoit guère à quatorze ans que lire, écrire, compter, enfin les éléments utiles à sa profession. Son grand-père maternel, pourtant, qui aimoit fort la comédie, le menoit quelquefois à l'hôtel de Bourgogne, où jouoient Bellerose dans le haut comique, Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce. Chaque fois qu'il revenoit de la comédie, le jeune Poquelin étoit plus triste, plus distrait du travail de la boutique, plus dégoûté de

la perspective de sa profession. Qu'on se figure ces matinées rêveuses d'un lendemain de comédie pour le génie adolescent devant qui, dans la nouveauté de l'apparition, la vie humaine se dérouloit déjà comme une

1 J'ai mis surtout à contribution, dans cette étude sur Molière, l'Histoire de sa vie et de ses Ouvrages par M. Taschereau; c'est un travail complet et définitif dont il faut conseiller la lecture saus avoir la prétention d'y suppléer. M. Taschereau a bien voulu y joindre envers moi tous les secours de son obligeance amicale pour les renseignements et sources directes auxquelles je voulois remonter. J'ai beaucoup usé aussi de la Notice et du Commentaire de M. Auger, travail trop peu recommandé ou même déprécié injustement. C'est dans ce Commentaire qu'à propos du vers des Femmes

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V

scène perpétuelle. Il s'en ouvrit enfin a sonpère, et, appuyé de son aïeul qui le gâtoit, il obtint de faire des études. On le mit dans une pension, à ce qu'il paroît, d'où il suivit, comme externe, le collège de Clermont, depuis de Louis-le-Grand, dirigé par les jésuites.

Cinq ans lui suffirent pour achever tout le cours de ses études, y compris la philosophie; il fit de plus au collège d'utiles connoissances, et qui influèrent sur sa destinée. Le prince de Conti, frère du grand Condé, fut un de ses condisciples et s'en ressouvint toujours dans la suite. Ce prince, bien qu'ecclésiastique d'abord, et tant qu'il resta sous la conduite des jésuites, aimoit les spectacles et les défrayoit magnifiquement; en se convertissant plus t us tard du côté des jansenistes, et en rétractant ses premiers goûts au point d'écrirc contre la comédie, il sembla transmettre du moins à son illustre ainé le soin de protéger jusqu'au bout Molière. Chapelle devint aussi l'ami d'étude de Poquelin, et lui procura la connoissance et les leçons de Gassendi, son précepteur. Ces leçons privées de Gassendi étoient en outre entendues de Bernier, le futur voyageur, et de Hesnault, connu par son invocation à Vé nus; elles durent influer sur la façon de voir de Molière, moins par les détails de l'enseignement que par l'esprit qui en émanoit et auquel participèrent tous les jeunes auditeurs. Il est à remarquer en effet combien furent libres d'humeur et indépendants tous ceux qui sortirent de cette école et Chapelle le franc parleur, l'épicurien pratique et relâché; et ce poëte Hesnault, qui attaquoit Colbert puissant et traduisoit à plaisir ce qu'il y a de plus hardi dans les chœurs des tragédies de Sénèque; et Bernier qui couroit le monde et revenoit sachant combien sous les costumes divers l'homme est partout le même, répondant à Louis XIV, qui l'interrogeolt sur le pays où la vie lui sembleroit meilleure, que c'étoit la Suisse, et déduisant sur tout point ses conclusions philosophiques, en petit comité, entre Mlle de Lenclos et Mme de La Sablière. Il est à remarquer aussi combien ces quatre ou cinq étoient de pure bourgeoisie et du peuple : Chapelle, fils d'un riche magistrat, mais fils bâtard; Bernier, enfant pauvre, associé par charité à l'éducation de Chapelle; Hesnault, fils d'un boulanger de Paris; Poquelin, fils d'un tapissier; et Gassendi, leur maître, non pas un gentilhomme, comme on l'a dit de Descartes, mais fils de simples villageois. Molière prit dans ces conférences de Gassendi l'idée de traduire Lucrèce; il le fit partie en vers et partie en prose, selon la nature des endroits; mais le manuscrit s'en est perdu. Un autre compagnon qui s'immisça à ces leçons philosophiques fut Cyrano de Bergerac, devenu suspect ȧ son tour d'impiété par quelques vers d'Agrippine, mais surtout convaincu de mauvais goût. Molière prit plus tard au Pédant joué de Cyrano deux scènes qui ne déparent certainement pas les Fourberies de Scapin: c'étoit son habitude, disoit-il à ce propos, de reprendre son bien partout où il le trouvoit; et puis, comme l'a remarqué spirituellement M. Auger, en agissant de la sorte avec son ancien camarade, il ne sembloit guère que prolonger cette coutume de collège par laquelle les écoliers sont faisants et mettent leurs gains de jeu en commun. Mais Molière, qui n'y alloit jamais petitement, no s'avisa pas de cette fine excuse.

ng esprits

Au sortir de ses classes, Poquelin dut remplacer son père, trop âgé dans la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, qu'on lui assura en survivance. Il suivit, pour son noviciat, Louis XIII dans le voyage de Nar

bonne en 1641, et fut témoin, au retour, de l'exécution de Cinq-Mars et de De Thou: amère et sanglante dérision de la justice humaine. Il paroît que, dans les années qui suivirent, au lieu de continuer l'exercice de la charge paternelle, il alla étudier le droit à Orléans et s'y fit recevoir avocat. Mais son goût du théâtre l'emporta décidément, et revenu à Paris, après avoir hanté, dit-on, les tréteaux du Pont-Neuf, suivi de près les Italiens et Scaramouche, il se mit à la tête d'une troupe de comédiens de société, qui devint bientôt une troupe régulière et de profession. Les deux frères Béjart, leur sœur Madeleine, Duparc dit Gros-Réné, faisoient partie de cette bande ambulante qui s'intituloit l'illustre théatre. Notre poëte rompit dès lors avec sa famille et les Poquelin; il prit nom Molière. Molière courut avec sa troupe les divers quartiers de Paris, puis la province. On dit qu'il fit jouer à Bordeaux une Thébaïde, tentative du genre sérieux, qui échoua. Mais il n'épargnoit pas les farces, les canevas à l'italienne, les impromptus, tels que le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, premiers crayons du Médecin malgré lui et de Georges Dandin, et qui sont conservés, les Docteurs rivaux, le Maître titres, le Docteur amoureux, que Boileau daignoit regretter. Il alloit ainsi à l'aventure, bien reçu du duc d'Épernon à Bordeaux, du prince de Conti en chaque rencontre, loud de d'Assouci, qu'il recevoit et héber geoit en prince à son tour, hospitalier, libéral, bon camarade, amoureux souvent, essayant toutes les passions, parcourant tous les étages, menant à bout ce train de jeunesso, comme une fronde joyeuse à travers la campagne, avec force provision, dans son esprit, d'originaux et de caractères. C'est dans le cours de cette vie errante qu'en 1653, à Lyon, il fit représenter l'Étourdi, sa première pièce régulière; il avoit trente-et

un ans.

o Ecole, dont on n'a que les

Molière, on le voit, débuta par la pratique de la vie et des passions avant de les peindre. Mais il ne faudroit pas croire qu'il y eût dans son existence intérieure deux parts successives comme dans celle de beaucoup de moralistes et satiriques éminents, une première part active et plus ou moins fervente; puis, cette chaleur foiblissant par l'excès ou par l'âge, une observation acre, mordante, désabusée enfin, qui revient sur les motifs, les scrute et les raille. Ce n'est pas là du tout le cas de Molière ni celui des grands hommes doués, à cette mesure, du génie qui crée. Les hommes distingués, qui passent par cette double phase et arrivent promptement à la seconde, n'y acquièrent, en avançant, qu'un talent critique fin et sagace, comme M. de la Rochefoucauld, par exemple, mais pas de mouvement animateur ni de force de création. Le génie dramatique, et celui de Molière en particulier, a cela de merveilleux que le procédé en est tout différent et plus complexe. Au milieu des passions de sa jeunesse, des entrainements emportés et crédules comme ceux du commun des hommes, Molière avoit déjà à un haut degré le don d'observer et de reproduire, la faculté de sonder et de saisir des ressorts qu'il faisoit jouer ensuite au grand amusement de tous; et plus tard, au milieu de son entière et triste connoissance du cœur humain et des mobiles divers, du haut de sa mélancolie de contemplateur philosophe, il avoit conservé dans son propre cœur, on le verra, la jeunesse des impressions actives, la faculté des passions, de l'amour et de ses jalousies, le foyer véritablement sacré. Contradiction sublime et qu'on aime dans la vie du grand poëte!

assemblage indéfinissable qui répond à ce qu'il y a de plus mystérieux aussi dans le talent dramatique et comique, c'est-à-dire la peinture des réalités amères, moyennant des personnages animés, faciles, réjouissants, qui ont tous les caractères de la nature; la dissection du cœur la plus profonde se transformant en des êtres actifs et originaux qui la traduisent aux yeux, en étant simplement eux-mêmes!

On rapporte que, pendant son séjour à Lyon, Molière, qui s'étoit déjà lié assez tendrement avec Madeleine Béjart, s'éprit de mademoiselle Duparc (ou de celle qui devint mademoiselle Duparc en épousant le comédien de ce nom), et de mademoiselle de Brie, qui toutes deux faisoient p t partie d'une autre troupe que la sienne; il parvint, malgré la Béjart, dit-on, à engager dans sa troupe les deux comédiennes, et l'on ajoute que, rebuté de la superbe Duparc, il trouva dans mademoiselle de Brie des consolations auxquelles il devoit revenir encore durant les tribulations de son mariage. On est allé jusqu'à indiquer dans la scène de Clitandre, Armande et Henriette, au premier acte des Femmes savantes, une réminiscence de cette situation, antérieure de vingt années à la comédie. Nul doute qu'entre Molière, fort enclin à l'amour, et les jeunes

comédiennes qu'il dirigeoit, il ne se soit foriné des nœuds mobiles, croisés, parfois interrompus et repris; mais il seroit téméraire, je le crois, d'en vouloir retrouver aucune trace précise dans ses œuvres, el ce qui a été mis en avant sur cette allusion, pour laquelle on oublic les vingt années d'intervalle, ne me semble pas justifié.

On conserve à Pézenas un fauteuil dans lequel, diton, Molière venoit s'installer tous les samedis, chez un barbier fort achalandé, pour y faire la recette el y étudier à ce propos les discours et la physionomie d'un chacun. On se rappelle que Machiavel, grand poëte comique aussi, ne dédaignoit pas la conversation des bouchers, boulangers et autres. Mais Molière avoit probablement, dans ses longues séances chez le barbier chirurgien, une intention plus directement applicable à son art que l'ancien secrétaire florentin, lequel cherchoit surtout, il le dit, à narguer la fortune et à tromper l'ennui de l'exil. Cette disposition de Molière à observer durant des heures et à se tenir en silence s'accrut avec l'àge, avec l'expérience et les chagrins de la vie; elle frappoit singulièrement Boileau, qui appeloit son ami le Contemplateur. «Vous connoissez l'homme, « dit Elise dans la Critique de l'École des Femmes,

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« seule parole; je l'ai trouvé appuyé sur ma boutique « dans la posture d'un homme qui rêve. Il avoit les « yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité « qui marchandoient des dentelles; il paroissoit atten« tif à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement « de ses yeux, qu'il regardoit jusqu'au fond de leurs ames « pour y voir ce qu'elles ne disoient pas. Je crois même « qu'il avoit des tablettes, et qu'à la faveur de son man<< teau, il a écrit, sans être aperçu, ce qu'elles ont dit de << plus remarquable. » Et sur ce que répond Oriane qu'Elomire avoit peut-être même un crayon et dessinoit leurs grimaces pour les faire représenter au naturel dans le jeu du théâtre, le marchand reprend : « S'il ne les a pas «dessinées sur ses tablettes, je ne doute point qu'il «ne les ait imprimées dans son imagination. C'est un « dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point << sans leurs mains, mais on peut dire de lui qu'il ne « va point sans ses yeux ni sans ses oreilles. » Il est aisé, à travers l'exagération du portrait, d'apercevoir la ressemblance. Molière fut une fois vu durant plusieurs heures, assis à bord du coche d'Auxerre, à attendre le départ. Il observoit ce qui se passoit autour de lui; mais son observation était si sérieuse en face des objets, qu'elle ressembloit à l'abstraction du géomètre, à la rêverie du fabuliste.

Le prince de Conti, qui n'étoit pas janseniste encore, avoit fait jouer plusieurs fois Molière et la troupe de l'illustre théâtre en son hôtel, à Paris. Étant en Languedoc à tenir les États, il manda son ancien condisciple, qui vint de Pézénas et de Narbonne à Béziers ou à Montpellier (1), près du prince. Le poëte fit œuvre de son répertoire le plus varié, de ses canevas à l'italienne, de l'Étourdi, sa dernière pièce, et il y ajouta la charmante comédie du Dépit an amoureux. Le prince, enchanté, voulut se l'attacher comme secrétaire et le faire succéder au poëte Sarrazin qui venoit de mourir. Molière refusa par attachement pour sa troupe, par amour de son métier et de la vie indépendante. Après quelques années encore de courses dans le midi, où on le voit se lier d'amitié avec le peintre Mignard à Avignon, Molière se rapprocha de la capitale et séjourna à Rouen, d'où il obtint, non pas comme on l'a conjecturé, par la protection du prince de Conti, devenu pénitent sous l'évêque d'Alet dès 1655, mais par celle de Monsieur, duc d'Orléans, de venir jouer à Paris sous les yeux du roi. Ce fut le 24 octobre 1658, dans la salle des gardes au vieux Louvre, en présence de la cour et aussi des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, périlleux auditoire, que Molière et sa troupe se hasardèrent à représenter Nicomède. Cette tragi-comédie achevée avec applaudissement, Moliere, qui aimoit à parler comme orateur de la troupe (grex), et qui en cette occasion décisive ne pouvoit céder ce rôle à nul autre, s'avança vers la rampe, et, apres avoir « remercié Sa Majesté « en des termes très-modestes de la bonté qu'elle avoit «<eue d'excuser ses défauts et ceux de sa troupe, qui « n'avoit paru qu'en tremblant devant une assemblée « si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avoient eue « d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du << monde leur avoit fait oublier que Sa Majesté avoit à «< son service d'excellents originaux, dont ils n'étoient

1 Tous les biographes, depuis Grimarest, avoient dit Béziers; M. Taschereau donne de bonnes raisons pour que ce soit Montpel her. Ce détail a peu d'importance; mais en général toutes les anerdotes sur Molière sont mêlées d'incertitude, faute d'un premier biographe scrupuleux et bien informé.

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« que de très-foibles copies; mais que, puisqu'elle « avoit bien voulu souffrir leurs manières de cam«<pagne, il la supplioit très-humblement d'avoir agréa«ble qu'il lui donnât un de ces petits divertissements << qui lui avoient acquis quelque réputation et dont il régaloit les provinces. » Ce fut le Docteur amoureux qu'il choisit. Le roi, satisfait du spectacle, permit à la troupe de Molière de s'établir à Paris sous le titre de Troupe de Monsieur, et de jouer alternativement avec les comédiens italiens sur le théâtre du Petit-Bourbon. Lorsqu'on commença de bâtir, en 1660, la colonnade du Louvre à l'emplacement même du Petit-Bourbon, la troupe de Monsieur passa au théâtre du PalaisRoyal. Elle devint troupe du Roi en 1665; et plus tard, å la mort de Molière, réunie à la troupe du Marais d'abord, et sept ans après (1680) à celle de l'hôtel de Bourgogne, elle forma le Théâtre-François.

Dès l'installation de Molière et de sa troupe, l'Étourdi et le Dépit amoureux se donnèrent pour la première fois à Paris et n'y réussirent pas moins qu'en province. Bien que la première de ces pièces ne soit encore qu'une comédie d'intrigue tout imitée des imbroglios italiens, quelle verve, déjà ! quelle chaude pétulance! quelle activité folle et saisissante d'imagination dans ce Mascarille que le théâtre n'avoit pas jusqu'ici entendu nommer! Sans doute Mascarille, tel qu'il apparoit d'abord, n'est guère qu'un fils naturel direct des valets de la farce italienne et de l'antique comédie, de l'esclave de l'Épidique, du Chrysale des Bacchides, de ces valets d'or, comme ils se nomment, du valet de Marot; c'est un fils de Villon, nourri aussi aux repues franches, un des mille de cette lignée antérieure à Figaro. Mais dans les Précieuses, il va bientôt se particulariser, il va devenir le Mascarille marquis, un valet tout moderne et qui n'est qu'à la livrée de Molière. Le Dépit amoureux, à travers l'invraisemblance et le convenu banal des déguisements et des reconnoissances, offre dans la scène de Lucile et d'Eraste une situation de cœur éternellement renouvelée, éternellement jeune depuis le dialogue d'Horace et de Lydie, situation que Molière a reprise lui-même dans le Tartufe et dans le Bourgeois-Gentilhomme, avec bonheur toujours, mais sans surpasser l'excellence de cette première peinture; celui qui savoit le plus fustiger et railler se montroit en même temps celui qui sait comment on aime. Les Précieuses ridicules, jouées en 1659, attaquèrent les mœurs modernes au vif. Molière y laissoit les canevas italiens et les traditions du théâtre pour y voir les choses avec ses yeux, pour y parler haut et ferme selon sa nature contre le plus irritant ennemi de tout grand poëte dramatique au début, le bégueulisme bel-esprit, et ce petit goût d'alcôve, qui n'est que dégoût. Lui, l'homme au masque ouvert et à l'allure naturelle, il avoit à déblayer avant tout la scène de ces mesquins embarras pour s'y déployer à l'aise et y établir son droit de franc parler. On raconte qu'à la première représentation des Précieuses, un vieillard du parterre, transporté de cette franchise nouvelle, un vieillard qui sans doute avoit applaudi dix-sept ans auparavant au Menteur de Corneille, ne put s'empêcher de s'écrier, en apostrophant Molière, qui jouoit Mascarille : « Courage! courage! Molière! voilà la bonne comédie! » A ce cri, qu'il devinoit bien être celui du vrai public et de la gloire, à cet universel et sonore applaudissement, Molière sentit, comme le dit Segrais, s'enfler son courage, et il laissa échapper ce mot de noble orgueil, qui marque chez lui l'entrée de la grande carrière : « Je n'ai plus

« que faire d'étudier Plaute et Térence et d'éplucher « les fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le « monde. » Oui, Molière, le monde est à vous, vous l'avez découvert, et il est vôtre; vous n'avez désormais qu'à y choisir vos peintures. Si vous imitez encore, ce sera que vous le voulez bien, ce sera parce que vous reprendrez votre bien là où vous le trouverez épars; ce sera en rival qui ne craint pas les rencontres, en roi puissant pour agrandir votre empire. Tout ce qui sera emprunté par vous restera embelli et honoré.

Après le sel un peu gros, mais franc, du Cocu imaginaire, et l'essai pâle et noble de Don Garcie, l'École des Maris revient à cette large voie d'observation et de vérité dans la gaicté: Sganarelle, que le Cocu imaginaire nous avoit montré pour la première fois, reparoit et se développe par l'Ecole des Maris; Sganarelle va succéder à Mascarille dans la faveur de Molière. Né probablement du théâtre italien, employé de bonne heure par Molière dans la farce du Médecin volant, introduit sur le théâtre régulier en un rôle qui sent un peu son Scarron, il se naturalise comine a fait Mascarille; il se perfectionne vite et grandit sous la prédilection du maitre. Le Sganarelle de Molière, dans toutes ses variétés de valet, de mari, de père de Lucinde, de frère d'Ariste, de tuteur, de fagotier, de médecin, est un personnage qui appartient en propre au poëte, comme Panurge à Rabelais, Falstaff à Shakspeare, Sancho à Cervantes; c'est le côté du laid humain personnifié, le côté vieux, rechigné, morose, intéressé, bas, peureux, tour à tour piètre ou charlatan, bourru et saugrenu, le vilain côté, et qui fait rire. A certains moments joyeux, comme quand Sganarelle touche le sein de la nourrice, il se rapproche du rond Gorgibus, lequel ramène au bonhomme Chrysale, cet autre comique cordial et à plein ventre. Sganarelle, chétif comme son grand-père Panurge, a pourtant laissé quelque postérité digne de tous deux, dans laquelle il convient de rappeler Pangloss et de ne pas oublier Gringoire. Chez Molière, en face de Sganarelle, au plus haut bout de la scène, Alceste apparoit; Alceste, c'est-à-dire ce qu'il ya de plus sérieux,

de plus noble, de plus élevé dans le comique, le point où le ridicule confine au courage, à la vertu. Une ligne plus haut et le comique cesse, et on a un personnage purement généreux, presque héroïque et tragique. Même tel qu'il est, avec un peu de mauvaise humeur, on a pu s'y méprendre; Jean-Jacques et Fabre d'Eglantine, gens à contradiction, en ont fait leur homme. Sganarelle embrasse les trois quarts de l'échelle comique, le bas tout entier, et le milieu qu'il partage avec Gorgibus et Chrysale; Alceste tient l'autre quart, le plus élevé. Sganarelle et Alceste, voilà tout Molière.

Voltaire a dit que quand Molière n'auroit fait que l'École des Maris, il seroit encore un excellent comique; Boileau ne put entendre l'École des Femmes sans adresser à Molière, attaqué de beaucoup de côtés et qu'il ne connoissoit pas encore, des stances faciles, où il célébroit la charmante naïveté de celle comédie, qu'il égale à celles de Térence, supposées écrites par Scipion. Ces deux amusants chefs-d'œuvre ne furent séparés que par la légère mais ingénieuse comédieimpromptu des Ficheux, faite, apprise et représentée en quinze jours pour les fêtes de Vaux. La Fontaine en a dit, dans un éloge de ces fêtes, les dernières du malheureux Oronte:

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