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M. de Lamartine ne pensait pas ainsi la question était pour lui non seulement une question de bonne foi nationale, mais aussi une question d'économie politique. Il exposait les principes d'une morale sévère, d'une justice scrupuleuse, d'une probité délicate, d'une générosité large et haute, principes qui lui semblaient, plus que les maximes de l'égoïsme et de l'habileté, devoir régir la politique des peuples et convenir particulièrement au génie de la France, et terminait en exprimant ainsi sa conviction:

« Sommes-nous les débiteurs de l'Amérique? Oui, puisque personne ne le conteste.

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» Devons-nous payer 25 millions à l'Amérique? Oui, puisque cette dette débattue, contestée, réduite, arbitrée, vérifiée par des gouvernans et des négociateurs divers, et par le général Lafayette lui-même, a été fixée à

cette somme.

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>> Devons-nous, pour une réduction incertaine de cette dette, compromettre Lyon, Bordeaux, nos soieries, nos vins, nos industries, notre commerce, notre marine marchande? Non; car, pour une faible chance d'épargner deux ou trois millions, nous perdrions des centaines de millions, et nous porterions atteinte à nos relations de bonne amitié avec les Etats-Unis. » Enfin, messieurs, une dernière question, et la plus importante: » Y aurait-il justice, honneur, délicatesse, à nous qui avons payé un milliard à l'Europe notre ennemie, la baïonnette sur la gorge, en 1815, de tarder plus long-temps à indemniser l'Amérique, qui seule nous était restée fidèle, et qui seule n'a pas voulu abuser alors de notre détresse pour exiger son remboursement? Non, messieurs, il y aurait plus que des intérêts, il y aurait des sentimens violés. lite 2

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» Question d'intérêts, bien entendus, question d'honneur, question de loyauté, de crédit, de reconnaissance nationale: tout est résolu dans le sens du traité. »

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Ce fut au point de vue commercial que M. Duchâtel s'attacha surtout, après que M. Dupouy eut élevé des doutes et des objections, non contre la dette en principe,. mais contre l'exactitude du chiffre., M. Duchâtel combattit d'abord cette assertion que des indemnités n'étaient point dues parce que, en résultat général et définitif, l'Amérique avait profité de la guerre; ses profits étaient le fait de la fortune, ses pertes le fait de la France: y aurait-il justice à établir une compensation par le rapprochement de deux faits aussi indépendans l'un de l'autre? Se livrant ensuite à une discussion riche en documens positifs sur la question commerciale, l'orateur démontrait, par des chiffres, que les stipulations consenties dans le traité étaient de la plus haute importance

pour la France. Il traçait, des relations établies entre la France et les Etats-Unis, un tableau dont il résultait que, dans l'année 1833, le total des exportations de la France dans l'Amérique du nord s'élevait à 106 millions; c'est-àdire que le commerce des Etats-Unis était le premier débouché de la France à l'extérieur, et le mal serait immense, s'il venait à se fermer, Les raisons politiques ne devaient pas moins déterminer la Chambre à accepter le traité. L'avenir de la liberté des mers, l'intérêt le plus direct, le plus posi tif de la France étaient attachés à son alliance étroite avec les Etats-Unis. On avait dit souvent que le véritable intérêt de la France était de s'allier avec les gouvernemens libéraux, c'est pour cela que l'orateur approuvait la conclusion d'un traité dont l'inexécution pourrait entraîner des dangers contre lesquels on ne lui donnait d'autres garanties que de simples présomptions, de pures hypothèses.

La question commerciale n'était pas non plus laissée de côté par les adversaires du projet. A l'exemple de plusieurs orateurs qui l'avaient déjà traitée dans le même sens, M. Salverte nia que les avantages temporaires et par cela même révocables, stipulés dans le traité actuel, en compensation de la non-exécution du traité de 1803 relatif à la cession de la Louisiane, fussent suffisans; il nia également que le 'sort des relations commerciales entre la France et les Etats-Unis fût lié au traité. Essentiellement calculateurs et prudens, les Américains ne prendraient conseil, en tout cas, que de leur intérêt. Au reste si le gouvernement de l'Union ne voyait pas sans ressentiment rejeter le traité qu'il regardait comme conclu, la faute en serait au ministère, qui avait mis le pays dans une position où cette crainte pouvait exister. L'orateur appelait aussi toute l'attention de la Chambre sur les paroles par lesquelles le ministre des affaires étrangères, s'affranchissant de la responsabilité des événemens et de leurs conséquences, les avait rejetées sur la Chambre: ces paroles étaient graves, selon M. Salverte. Ainsi, le traité repoussé, si des commotions

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survenaient dans le royaume, si les travaux de fabrication, par une cause quelconque, étaient suspendus, les représentans de la France, qui dans leur conscience auraient refusé de ratifier un traité onéreux au pays, étaient signalés d'avance à l'animadversion publique !

Le résumé des débats, que le rapporteur de la commission présenta ensuite, et dans lequel il soutenait avec force ses conclusions, après avoir répondu aux adversaires du projet, semblait devoir terminer la discussion générale; mais il n'en fut pas ainsi, tant l'intérêt de la Chambre était fortement excité. Un vif échange d'interpellations s'établit entre M. Berryer et le ministre des affaires étrangères, à l'occasion d'un point de détail qui eut sans aucun doute une influencé décisive sur la solution de la question. M. Berryer annonça que les Etats-Unis, par un traité passé en 1809 avec l'Espagne, qui leur cédait les Florides, avaient formellement renoncé à toute réclamation en conséquence des navires saisis dans divers ports espagnols pendant l'occupation fran çaise; cependant ces navires figuraient encore pour une somme de près de 8 millions dans l'indemnité des 25 millions. Le ministre répondit qu'il n'avait qu'une connaissance imparfaite du traité, tout en affirmant, néanmoins, que ce traité ne concernait en rien la France, et n'avait aucun rapport avec les navires américains saisis à Bilbao, au port du Passage et à Saint-Sébastien en 1809. M. Berryer affirma nettement le contraire, et M. Mauguin, s'emparant de ce fait autour duquel il en groupa quelques autres, dans une impro visation rapide, conclut que la question n'avait pas été assez mûrement étudiée. On ne s'était d'abord nullement occupé du traité avec l'Espagne, et l'on avait mal apprécié le traité fait entre les Etats-Unis et la France, quant à la cession de la Louisiane. L'orateur terminait, comme M. Salverte, en signalant toute la portée du langage tenu la veille par ministre des affaires étrangères, à la fin de son discours.

le

<< Comment! on vient dire aux étrangers, s'écriait M. Mauguin, que si Ann. hist. pour 1834.

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nous refusons le traité, nous aurons à craindre que des troubles n'éclatent dans nos villes et parmi nos ouvriers!

Le ministre a-t-il oublié que maintenant nous négocions avec l'Angleterre, et qu'il lui fournit des armes contre nous? L'Angleterre lui dira aussi qu'elle a puissance d'émeute sur la France, et qu'elle l'exercera si nous reculons devant ses exigences. Il faudra désormais accorder ou payer tout ce qui nous sera demandé.

» Avec une pareille politique et de pareilles considérations, une diplomatie est déconsidérée, une nation est avilie. Et lorsqu'un gouvernement est obligé de dire qu'il tremble toujours devant l'émeute, il donne à penser qu'il tremble toujours devant l'étranger.

son gouvernement » C'est ne pas connaître la France. La France (et doit être comme elle), la France ne tremble jamais ni devant les émeutes, ni devant les armées étrangères. »

Le ministre des affaires étrangères remonta aussitôt à la tribune pour se plaindre des reproches dirigés contre ses formes d'argumentation. Si le gouvernement avait consenti le traité, c'est qu'il l'avait trouvé juste, sage et politique. Comment pouvait - il maintenant justifier son œuvre aussi violemment attaquée, autrement qu'en établissant les faits qui l'avaient décidé à conclure le traité, autrement qu'en faisant ressortir les considérations politiques et commerciales qui naissaient de la question, autrement qu'en déduisant les conséquences qu'entraînerait la résolution de la Chambre? Le ministre rentrait ensuite dans de nouvelles explications sur le fond même du sujet, et la Chambre, après avoir consenti à entendre encore quelques renseignemens, que donna M. Isambert sur le fait cité par M. Berryer, ferma la discussion générale.

A peine, le président eut-il lu l'art. 1er de la loi qui autorisait le paiement de 25 millions, que l'appel nominal fut demandé. Le scrutin secret s'ouvrit au milieu d'une vive anxiété, et le dépouillement donna une majorité de 8 voix contre l'article (176 contre 168). Ce vote négatif entraînait le rejet de la loi.

C'était la seconde fois que la Chambre exerçait son droit d'intervention en matière de traité. La première fois (voyez 1833, page 240), le ministre des affaires étrangères avait em porté, malgré une forte opposition, la ratification du traité relatif à la garantie de l'emprunt grec; cette fois il suc

combait, après une lutte non moins énergiquement soutenue de sa part; mais la France ne devait pas échapper pour cela au paiement des 25 millions accordés aux Etats-Unis. Quoi qu'il en soit, la gravité du sujet en lui-même, et le ca ractère élevé des débats, qui s'étaient prolongés sans lasser l'at tention calme et sérieuse de la Chambre, justifient les développemens que nous avons donnés à l'analyse de cette discussion mémorable. Nous devions d'ailleurs tenir compte ici de tous les autécédens d'une affaire que nous verrons se reproduire dans la session prochaine, avec des circonstances extraodinaires. Enfin le résultat du vote ajoutait aux débats un intérêt de politique actuelle d'une certaine importance.

En effet, la force et la persévérance que le ministre des affaires étrangères avait déployées dans la défense du traité, avaient fait de son acceptation, pour lui personnellement sinon pour le cabinet en général, une question de majorité. Aussi sa démission suivit-elle immédiatement la résolution de la Chambre, Négociateur et signataire du traité rejeté, le général Sébastiani se démit également, et en même temps, de ses fonctions de ministre sans portefeuille.

La démission de M. le duc de Broglie, qui laissait vacant le scul ministère des affaires étrangères, ne semblait pas d'as bord devoir ébranler le reste du cabinet, le refus de con cours de la Chambre, qui l'avait déterminée, ne portant que sur un point tout spécial; mais les froissemens d'opinions et d'amour-propre, occasionnés par les combinaisons es sayées pour trouver un sucresseur au ministre démission naire, amenèrent de nouvelles retraites le garde-dessceaux (M. Barthe) et le ministre de l'intérieur (M. le comte d'Argout), sortirent du ministère. Ce ne fut qu'après trois jours de négociations compliquées, que le cabinet fut re constitué par diverses ordonnances en date du 4 avril (voyez l'Appendice); et encore cette reconstitution avait-elle un caractère précaire et provisoire. Le maréchal Soult, MM. Humann et Guizot conservaient leurs fonctions.

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