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s'interposa entre Labaume et Blache. Ce dernier, sur la promesse que tout ce qui s'était passé serait oublié, renvoya les braves montagnards qui étaient accourus à son secours. Ils s'étaient à peine retirés, lorsque le chatelain lança ses archers à leur poursuite, et fit prisonnier un détachement de trente-deux paysans, attardés dans leur marche. Les insurgés furent indignés de cette déloyauté : deux cents d'entre eux se constituèrent spontanément en corps franc et allèrent camper à la Baume Cornillane, à deux lieues de Châteaudouble. De là ils rodèrent quelques jours dans la plaine, dans la montagne, et se retirèrent enfin dans la vaste forêt de Saon, à deux lieues au sud de Crest et de la Drôme.1

VII.

Louvois, informé du mouvement du Dauphiné, résolut de l'écraser. Il chargea de cette mission le duc de Noailles, qui avait pour maréchal de camp le marquis de SaintRuth, qui avait épousé la veuve du maréchal de La Meilleraie; celle-ci, pour conserver son rang à la cour, ne voulut pas, en se remariant, changer de nom. Elle ne tarda pas à se repentir de son fol amour pour un soldat brutal, qui la battait et la bâtonnait'. Elle se plaignit au roi, qui éloigna d'abord son mari des garnisons voisines de Versailles, et l'envoya plus tard en Dauphiné. Il était très-propre à cette nouvelle dragonnade : sa taille était haute, son regard sinistre, sa parole rauque, son âme plus laide encore que son visage. Ses exploits dans le Dauphiné le firent remarquer, et ses procédés de conversion lui firent donner par les évêques le nom de <treizième apôtre. » Trois épigrammes du temps achèvent de nous faire connaître l'homme de confiance de Louvois :

I.

Grands et zélés prédicateurs

Qui du fameux Calvin attaquez les erreurs,
Vous prêchez à la vieille mode,

Pourquoi perdre votre latin,

A citer Saint-Grégoire ou bien Saint-Augustin,
Ne citez que Saint-Ruth; c'est la bonne méthode.

1. Nap. Peyrat, t. Ier, p. 130.

II.

Jadis les huguenots n'invoquaient pas les saints
Pour le succès de leurs desseins;

Mais on doit espérer leur retour à l'Église :
Grand Dieu, qui l'aurait jamais cru?

Aujourd'huy d'une âme soumise

On les voit implorer le bon Monsieur Saint-Rhut.'

Ennemis de votre repos,

III.

Qui troublez follement la paix et le commerce;
Aveugle et malheureux reste des huguenots,
Dieu vous envoie un saint, docteur en controverse.
Du cœur le plus rébelle il chasse les démons:
Accourez au miracle et venez tous l'entendre;
Jamais on n'apporta de si fortes raisons:
Tuer, voler et pendre,

Sont les trois points de ses sermons."

VIII.

Les insurgés n'avaient aucun quartier à attendre de Saint-Ruth. A peine arrivé à Valence, il se mit vivement à leur poursuite, et pénétra dans la forêt de Saou, où il croyait qu'ils s'étaient retirés; ayant appris qu'ils n'y étaient pas, il se porta, le dimanche 29 août 1683, à Bourdeaux, où il croyait les rencontrer : ils avaient disparu. A l'approche des troupes, les habitants de ce petit bourg sonnèrent le tocsin et envoyèrent des messagers à Bezaudun où étaient les insurgés, réunis dans le temple, où ils écoutaient le sermon du pasteur. A cette nouvelle l'intrépide ministre interrompt son discours, descend de chaire: «En avant, en avant, dit-il à ses auditeurs, courons au secours de nos frères de Bourdeaux.» Malheureusement, dans sa précipitation, la troupe se divise une partie passe par un chemin, l'autre par un autre. Le ministre, suivi de cent cinquante hommes, prend le plus court et le meilleur, et se trouve le premier en face de Saint-Ruth. Le combat s'engage vivement, les insurgés ont devant eux trois régiments de dragons; ils ne s'ef

1. On prononçait Saint-Ru.

2. Bulletin de l'hist. du prot. franç., t. Ier, p. 475.

frayent pas: pendant deux heures, ils leur disputent le terrain. Le feu des troupes les décime: ils sont inébranlables; cependant ils fléchissent sous le nombre et se replient dans la plaine en jonchant la terre de leurs morts et de ceux de leurs ennemis. De leur cent cinquante hommes, il ne leur reste qu'une vingtaine qui se retranche dans une bergerie. Les dragons s'y précipitent en foule avec des cris affreux: le ministre et ses paysans leur répondent à coups de fusil. Tout à coup les premières lueurs de l'incendie se manifestent; il se fait un silence lugubre, bientôt interrompu par des chants. Le ministre et ses vaillants compagnons comprennent que Dieu leur donne leur bûcher: ils jettent leurs armes et meurent en chantant des psaumes.

L'autre moitié des insurgés arriva trop tard au lieu du combat. Saint-Ruth la dispersa, fit quelques prisonniers, et força l'un d'eux de faire le métier de bourreau.

IX.

La cour, inquiète du soulèvement du Dauphiné, jugea plus prudent de l'apaiser par un pardon que de pousser les protestants au désespoir par de nouvelles rigueurs. Elle expédia au commencement de septembre des lettres patentes, portant amnistie pour les réformés révoltés du Dauphiné; c'était un leurre; car dans l'amnistie n'étaient pas compris les ministres qui avaient prêché dans les assemblées, les réformés déjà condamnés aux galères, les prisonniers, ceux qui étaient coupables de sacrilége, ni un grand nombre de gentilshommes nominativement désignés. Tous ceux qui voulaient obtenir le pardon, étaient tenus de retourner dans la quinzaine à leur domicile; les temples de Bourdeaux et de Bezaudun devaient être rasés aux frais des réformés, et sur l'emplacement, une pyramide commémorative de leur rébellion devait être élevée.

Les exécutions commencèrent, et la potence se dressa en plusieurs lieux. Parmi ceux qui furent exécutés, l'histoire a surtout conservé le souvenir d'un jeune homme qui portait un nom cher aux églises : c'était l'un des petits-fils de Chamier, qui exerçait la profession d'avocat

à Montélimart, et s'était trouvé au combat de Bourdeaux. Il fut condamné à être roué vif: par un raffinement de cruauté, on dressa son échafaud devant la maison de son père. Il eût pu sauver sa vie par un parjure; l'héroïque jeune homme rejeta avec horreur cette proposition en mourant avec un grand courage. Il avait vingt-huit ans.

Ceux qui échappèrent à la roue, à la corde et au glaive, furent condamnés aux galères.

X.

Les protestants du Vivarais qui avaient déposé, les armes, comprirent, à la vue des troupes qui s'avançaient vers le Dauphiné, que l'amnistie promise n'était qu'un piège pour endormir leur vigilance; ils préférèrent périr les armes à la main que par la corde ou la hâche d'un bourreau. Ils reprirent les armes le 1er septembre 1683, s'organisèrent, choisirent Chalençon pour leur quartier général, et se préparèrent bravement à faire tête à l'orage. Deux ministres renommés pour leur fidélité, Brunier et Isaac Homel, furent leurs aumôniers. Ces hommes intrépides, semblables aux anciens prophètes d'Israël, leur communiquaient, par leurs paroles ardentes, leur indomptable énergie. Saint-Ruth passa le Rhône le 20 septembre, et se porta entre Charmes et Beauchastel, non loin du camp des insurgés. Avant d'engager la bataille, Daguesseau se rendit au milieu d'eux, les supplia d'accepter l'amnistie qu'on leur offrait; «nous n'y croyons pas, répondirent-ils, il en serait de nous comme de nos frères du Dauphiné; retirez-vous ou nous vous tuons. >>

Au grand déplaisir de Saint-Ruth, Noailles arriva au camp, et prit le commandement des troupes: le dimanche 26, trois mille hommes de troupes réglées attaquèrent deux mille paysans campés sur la montagne de l'Herbasse. Le choc fut rude des deux côtés. Les protestants déployèrent un courage héroïque et disputèrent longtemps la victoire; puis ils ployèrent sous le nombre, laissant six cents morts sur le champ de bataille, et dix prisonniers qui furent immédiatement pendus.

Noailles se rendit le même jour à Chalençon, abattant partout les temples sur son passage. Saint-Ruth fut le ter

rible exécuteur de ses ordres: il s'en acquitta en bourreau, ivre de sang et de carnage. Parmi les officiers des troupes royales, il y avait le comte de Tessé, qui appartenait à la haute noblesse de la Normandie. Il était jeune, beau, bien fait de sa personne, et plus page de cour qu'homme de guerre. Il avait eu le bonheur de plaire à Louvois, qui l'avait fait avancer rapidement en grade. Tessé se montra aussi féroce que Saint-Ruth; les larmes des enfants qui lui demandaient justice contre le massacre de leurs pères, les supplications des femmes qui la réclamaient pour leurs maris assassinés, le trouvèrent insensible; insolemment cruel, il grimaçait leur désespoir, singeait leurs plaintes, et comme Foucault, excitait ses dragons à leurs travaux de conversion.

L'épouvante régnait parmi les protestants: ils se cachaient dans les lieux les plus reculés de leurs montagnes, dans les fentes des rochers, dans les profondeurs des bois, dans les ténèbres des cavernes. Saint-Ruth et Tessé les y poursuivaient comme des chiens limiers; peu échappèrent à leur poursuite. «Je ne dis que leur mort, s'écrie éloquemment l'historien des pasteurs du désert, je tais les supplices de la pudeur, mais un jour ces peuples, dont ces abîmes couvrent les dépouilles infortunées, se relèveront du tombeau, et si ces victimes éplorées n'osent raconter elles-mêmes leur martyre au souverain juge, ces rochers accuseront les monstres qui les souillèrent, et leurs récits feront tressaillir l'enfer.»

XI.

Brunier avait péri dans le combat. Homel s'était échappé avec un autre ministre, appelé Audoyer; ce dernier ayant été pris, acheta sa vie en livrant son compagnon. Homel fut condamné par Daguesseau à être roué vif à Tournon. Le vieillard (il avait 71 ans) regarda sans crainte la mort qui le regardait.

La veille de son supplice, il soupa comme à l'ordinaire, et dit, en se levant de table: «Voilà mon dernier souper.» Pendant la nuit, il écrivit encore à sa femme et à sa fa

1. Nap. Peyrat, t. Ier, p. 137.

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