Images de page
PDF
ePub

maîtres dangereux! L'éducateur idéal est celui qui reste neutre entre tous ces sytèmes, c'est l'éducateur auvergnat! Cette règle absolue que quelques-uns voudraient inscrire en tête de nos nouveaux programmes, ils la justifient, il est vrai, à l'aide de deux principes non moins absolus le premier, c'est qu'en remplissant sa tâche, « le maître ne doit jamais être contraint de parler contre sa conscience »; le second, «< c'est qu'il doit toujours respecter celle de ses élèves et les opinions de leurs parents ».

:

J'ai tenu à citer textuellement ces formules afin d'être bien sûr de n'en pas altérer le sens. Voyons quelles en sont les conséquences au point de vue de l'enseignement, et quelle situation toute spéciale elles créent à l'universitaire. Ce qu'on nous demande, avant tout, c'est de devenir, plus encore que par le passé, des éducateurs, c'est-à-dire, si j'entends bien le mot, des maîtres inspirant à leurs enfants l'amour du bien et du devoir, se dévouant, pour en faire des hommes utiles et honnêtes. Or, comment atteindre ce but en gardant cette sainte neutralité qu'on nous impose? Admettons, pour un instant, que le maître, -on en trouve encore, paraît-il ! croie à la liberté, et dise à ses élèves qu'il dépend

[ocr errors]

d'eux de choisir entre le bien et le mal et de pratiquer l'un ou l'autre; et aussitôt les matérialistes, panthéistes, déterministes, auront le droit de protester « Vous enseignez à nos enfants, diront-ils, des théories contraires à nos convictions les plus profondes; vous faites de la métaphysique, peut-être sans le savoir, mais vous en faites, contrairement à nos conventions, et nous. nous y opposons. » Ces plaintes seront justifiées, et l'instituteur n'aura qu'à se soumettre ou à se démettre. Supposons, au contraire, que ce soit le maître qui considère la croyance à la liberté comme une illusion, et tous ses auditeurs comme des automates dont les actes sont fatalement déterminés quel langage tiendra-t-il dans sa classe, lorsqu'il exposera les principaux devoirs de la morale? Évidemment, il lui faudra une très grande habileté pour ne blesser jamais ni ses convictions, ni celles des parents qu'il représente. On m'objectera qu'il n'est pas besoin de recourir à la métaphysique pour établir les grands principes de notre conduite; je l'admets volontiers; mais ce qui est incontestable, c'est que, de ces principes, qu'on le veuille ou non, découle toute une métaphysique donc la neutralité dont on nous parle est irréalisable. Nous pourrions faire

naturellement les mêmes remarques à propos du devoir, du mérite et de la vertu.

Peut-être, cependant, se trouvera-t-il un maître assez habile pour tourner ces difficultés dans les leçons qu'il fait à ses élèves, mais lorsque des questions de toutes sortes lui seront adressées sur ces sujets scabreux, comment pourra-t-il, sans péril, y répondre d'une manière satisfaisante? De plus il a des textes à expliquer, des fables de La Fontaine, des morceaux choisis de Bossuet, de Racine et de Corneille..., où les mots d'immortalité, de Dieu, de Providence reviennent à chaque instant. Devra-t-il donc, pour rester fidèle à sa consigne, soit refuser de répondre aux interrogations de ses élèves, soit se borner à leur faire connaître, à propos de l'immortalité, par exemple, les sens différents qu'on attache à ce mot? Car remarquons bien que, pour être vraiment neutre, il doit exposer avec la même impartialité la définition des spiritualistes et celle des panthéistes, qui sont loin de se ressembler. En vérité, ce sont là bien des obstacles, et nous nous demandons si le plus sage ne serait pas encore de rayer, une bonne fois pour toutes, ces termes embarrassants de notre vocabulaire et de ne plus introduire dans les classes que des textes

expurgés. Si c'est là le procédé recommandé, qu'on nous avertisse et qu'on se hâte de composer des éditions nouvelles.

Mais, examinons de plus près les principes sacrés que l'on prétend sauvegarder. « Le premier, nous dit-on, c'est que l'éducateur ne saurait être astreint à enseigner des choses auxquelles il ne croit pas. » Je ne sais si ceux qui le défendent en voient bien toutes les conséquences; s'ils entendent dire simplement qu'un maître enseigne mal, lorsqu'il n'est pas convaincu, rien de plus juste, sans aucun doute, mais telle n'est pas évidemment leur pensée; elle est plus générale et porte plus haut. Alors nous nous demandons quel enseignement pourra donner un maître qui, par exemple, ne voit dans l'idée de Patrie et dans les sentiments qui l'accompagnent, qu'un reste de superstition dangereuse qu'il importe de combattre, ou qui considère la propriété individuelle comme illégitime et comme un obstacle qu'il faut à tout prix supprimer? En raisonnant ainsi on pourrait tout justifier. On voit que, pris au pied de la lettre, le prétendu principe qu'on invoque n'est qu'une grossière erreur. Il est des institutions et des lois sans lesquelles une société ne saurait pros

pérer et vivre; si un maître ne les accepte point, s'il n'est pas résolu à les faire aimer et à les défendre, il n'a qu'à aller chercher fortune ailleurs.

Le second principe « qu'il ne faut jamais rien dire qui puisse blesser les convictions, sinon des élèves, du moins de leurs parents », est tout aussi insoutenable. En fait, d'abord, la chose est impossible. Il nous sera facile, sans doute, de ne rien avancer qui blesse leurs croyances religieuses, s'ils en ont, mais comment éviter de froisser, par exemple, les croyances politiques de tous? Pas un instituteur qui ne représente la République comme le gouvernement légitime du pays est-il sûr qu'en le faisant, il agrée à tout le monde? En outre, en droit, la chose n'est pas exigible. On ne peut demander au maître de respecter des opinions dangereuses pour la société ou pour la moralité, alors même qu'il les saurait professées par un grand nombre de ceux dont il élève les enfants.

* *

On comprend quel est le danger de ces formules toutes faites dont on abuse, et qui, par

« PrécédentContinuer »