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à étiqueter ainsi les romanciers. Le moindre défaut de ces classifications est d'être presque toujours défectueuses. Elles ont encore pour résultat bien plus fâcheux de parquer les écrivains dans leurs défauts en les élevant au rang de principes, et en faisant ainsi de leur exagération presque un point d'honneur. Quant aux qualités, elles resteront toujours individuelles. M. André Léo possède toutes celles qui sont essentielles au romancier. Je lui reprocherais seulement, par-ci par là, quelques expressions trop ambitieuses. Un bon bourgeois qui cause avec sa femme, ne doit pas parler, par exemple, d'une « situation inéluctable. » Encore moins dans une description de paysage, doit-il être question d'un «< cercle de brume de trois cent trente degrés. » Cela ne représente absolument rien au lecteur, si exact que cela paraisse. Ce sont là des fautes graves contre le goût, d'autant plus inexcusables que M. André Léo écrit fort bien quand il le veut, ou, pour mieux dire, quand il ne le veut pas. En résumé, si un Mariage scandaleux est un premier ouvrage, et que son auteur veuille se garder de cette désastreuse fécondité qui perd aujourd'hui presque tous nos romanciers, on peut hardiment prédire qu'il n'aura besoin, pour faire son chemin, de se rattacher à aucune école, ni de flatter les préjugés politiques, religieux ou littéraires d'aucun parti.

HORACE DE LAGARDIE.

CHRONIQUE POLITIQUE

8 novembre 1862.

Avons-nous eu, oui ou non, une crise ministérielle? Voilà l'importante question qui n'a pas cessé d'être débattue depuis la retraite de M. Thouvenel. Les avis sont encore très-partagés à l'heure qu'il est. Ceux qui se prononcent pour l'affirmative attestent les démissions offertes, et triomphent de ce que nous sommes restés constitutionnels malgré nous; les autres se récrient avec vivacité contre une si folle prétention. Pour faire une crise ministérielle, disent-ils, il faut un ministère; or, nous n'avons aujourd'hui que des ministres isolés dans leur sphère spéciale et entre lesquels il n'y a aucun lien de solidarité. Nos ministres n'ont aucune action commune, ils ne sont responsables qu'en ce qui les concerne individuellement, et encore ne sont-ils responsables que moralement. La seule responsabilité effective est celle du chef de l'Etat, ce qui a l'avantage de simplifier considérablement cette question compliquée, et ce qui facilite, comme on voit, d'une façon singulière l'action ou le recours que chaque citoyen peut avoir à exercer. On réplique à cela que si les ministres n'étaient pas engagés dans une politique collective, il n'y aurait aucune raison pour les faire délibérer ensemble dans les conseils de cabinet sur certaines questions déterminées, qu'il est des intérêts d'un ordre tellement général qu'ils se mêlent à tout, que sur la question romaine, par exemple, le ministre de l'intérieur n'est pas moins directement engagé que ne l'était son collègue des affaires étrangères, que lorsqu'on a proclamé et soutenu publiquement certains principes, on serait malvenu à les renier du jour au lendemain, que pour être ministre on n'en est pas moins homme, que ne dit-on pes encore? Je ne me prononcerai pas dans ce grave débat, qui peut durer longtemps. Je saluerais avec bonheur le retour des crises mi

nistérielles, mais je n'y croirai pas tant qu'on ne couronnera d'autre édifice que celui de la boulangerie.

Le pas en arrière qui a été révélé au public par la rentrée aux affaires de M. Drouyn de Lhuys n'a rien d'imprévu pour quiconque a étudié les oscillations politiques du gouvernement actuel. Nous l'avons vu revenir de plus loin. Il y a peu de bonne foi à nier ces variations, et il y aurait de la puérilité à en concevoir des alarmes exagérées. Ce changement de politique est une concession aux passions très-diverses d'origine, de nature et de tendances, que nous avons vues se coaliser dans l'opposition du sénat, et dont le journal la France est l'organe le plus accrédité. Cette coalition, formée des éléments les plus hétérogènes, n'a nullement la consistance nécessaire pour fonder un parti, et nous ne prêtons pas au pouvoir actuel la pensée d'avoir cru trouver en elle un point d'appui. Mais cherchant, selon son système favori, son centre de gravité en dehors de tous les partis ou, pour mieux dire, de toutes les opinions, il a rencontré tout naturellement sur son chemin cette phalange recrutée un peu dans tous les camps. Ce groupe d'hommes politiques est donc appelé par la force des choses à exercer une certaine influence sur les affaires tant qu'on persistera dans cette politique d'équilibre et de neutralité. Une telle politique serait le rôle naturel du souverain sous un régime constitutionnel, parce qu'au lieu d'y contrarier la légitime influence des partis, elle la favorise en leur permettant de l'exercer chacun à son tour sur le gouvernement lui-même; mais sous les institutions actuelles elle n'a pas de raison d'être et n'est pas durable, et on ne peut obvier à l'immobilité qu'elle finirait par créer que par de brusques déviations tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.

Cette neutralité d'attitude ne pouvant être que momentanée de la part du pouvoir, on se demande s'il voudra revenir éternellement au système de bascule dont je parlais tout à l'heure, et qui lui a si bien réussi par le passé. Ce système offre incontestablement à ceux qui savent l'employer des avantages très-séduisants. Il arrive presque égaler la souplesse des régimes constitutionnels; il ne donne jamais à l'opinion que des demi-satisfactions, mais il tient tout le monde par la crainte ou par l'espérance. Si l'on se place à un point de vue personnel et viager, il n'en est pas de plus commode et de plus attrayant. Mais combien les choses changent si on l'envisage au point de vue d'un intérêt dynastique. On s'aperçoit alors combien il y a plus de sûreté et de garanties de durée à identifier la destinée du pouvoir avec une grande cause, ayant ses racines dans la nation elle-même, au lieu de le faire tenir en équilibre sur une pointe d'aiguille, sous prétexte de

le mettre à l'abri de l'influence des partis. Voilà les considérations que pourraient, ce semble, faire valoir les hommes qui encouragent le pouvoir actuel à prendre une position décidée dans la question romaine.

S'il se détermine jamais à adopter ce parti, ce ne sera pas dans tous les cas avec le concours du ministre qui a fait l'expédition de Rome. Nous n'avons donc pas besoin de dire que nous n'attendons de M. Drouyn de Lhuys que des demi-mesures et d'impuissants essais de conciliation. Les vagues déclarations de sa première circulaire nous autorisent à penser qu'il est lui-même, tout le premier, profondément pénétré de l'esprit de sa mission, qui consiste principalement à parler pour ne rien dire. Nous souhaitons vivement que sa seconde circulaire dont il est fort question en ce moment, mais qui n'a pas encore été rendue publique, vienne démentir cette assertion.

Cette interminable question italienne dont on a depuis si longtemps épuisé tous les aspects, et pour laquelle le public français n'a pas cessé de se passionner malgré sa propre lassitude, parce qu'il sent bien qu'au fond elle est sienne, autant si ce n'est plus qu'aucune de nos questions intérieures, a donné lieu dans ces derniers temps à des polémiques dont la vivacité prouve que l'opinion est loin de se résigner à l'ajournement indéfini dont on nous menace. Une foule de brochures sont venues inopinément stimuler l'ardeur languissante de la presse périodique. Si la faiblesse et la médiocrité des hommes qui gouvernent actuellement l'Italie ont créé à celle-ci de nouveaux adversaires jusque-là neutres ou indécis, les revers d'une cause juste et libérale, malgré les fautes de ceux qui la représentent momentanément, n'ont pas été sans parler aux cœurs généreux qui croient encore à cette vieille chimère de l'alliance de la politique avec le droit. Parmi ces publications je signale avec plaisir la remarquable étude de M. D'Haussonville sur M. de Cavour, œuvre courageuse dans son extrême modération, surtout si l'on tient compte. à l'auteur de la fermeté avec laquelle il se sépare sur ce point de ses amis politiques dont on connaît le fervent prosélytisme en faveur des droits de la sainte Église. On serait heureux d'avoir à reconnaître dans ce travail d'un esprit impartial et juste, non pas seulement le témoignage d'une bonne volonté isolée, mais l'expression d'un progrès accompli au sein de l'opinion à laquelle M. D'Haussonville appartient. Ce qui a rendu cette opinion hostile aux Italiens, ce n'est, on peut le dire, ni une question de principes, ni même une question d'intérêt, ce sont les auxiliaires que la cause italienne a tour à tour acceptés et subis, auxiliaires qui ne sauraient malgré tout lui faire

perdre son vrai caractère, libéral par nature et par nécessité. Cette cause d'hostilité pouvant disparaître d'un moment à l'autre, il ne serait point impossible que le revirement dont je parle s'accomplît; l'histoire nous en a montré plus d'un du mên.e genre dans le cours même de notre siècle. Il démontrerait une fois de plus que pour juger de tels événements il faut savoir s'élever au-dessus d'une rancune passagère et de l'intérêt du moment, à moins de vouloir se donner à soi-même de perpétuels démentis.

Il n'est pas difficile de deviner pourquoi tant d'amis sincères de la liberté, comme par exemple M. Pelletan 1, sont si profondément exaspérés contre l'unité italienne. Nous-même ressentons leurs griefs plus vivement que personne. Et ç'a été de la part de l'homme d'État actuel du cabinet de Turin une faute grossière et impardonnable de froisser gratuitement tant de nobles susceptibilités par sa servilité et ses condescendances; mais irons-nous là-dessus faire le procès à toute une nation, sous le prétexte apparemment qu'une nation a toujours le gouvernement qu'elle mérite? Que le ministère change demain et il faudra nous déjuger. Lorsqu'on se croit le droit de condamner sans appel la plus légitime des causes pour des griefs pour ainsi dire personnels, il n'est pas surprenant qu'on soit obligé de recourir à des paradoxes outrés et à des accusations qui font plus de tort à l'auteur qu'à ses adversaires. C'est à la brochure de M. Pelletan sur la Comédie italienne que je fais allusion ici. M. Pelletan prête trop facilement à ceux qui ne sont pas de son avis des vues intéressées; il parle trop volontiers des décorations qu'il n'a pas reçues. On n'est pas un héros pour cela. Il serait encore plus beau de sa part de se taire sur ce grand sacrifice. Avant de jeter à tous les défenseurs de l'Italie indistinctement l'injure imméritée de démocratie bâtarde, M. Pelletan aurait dû mûrement examiner le sens de cette épithète et les titres du libéralisme qui soutient à la fois le système des garanties à Paris et le gouvernement absolu à Rome. C'est ce que lui rappelle avec beaucoup de verve et de vivacité un de ses anciens amis politiques, M. Anatole de la Forge 2, dont presque tous les travaux ont été consacrés à la cause italienne depuis près de quinze ans. M. De la Forge a fait justice de toutes les utopies et de tous les systèmes de gouvernement et d'organisation que nos hommes d'État et nos publicistes ont imaginés à l'envi, pour en faire hommage à cette nation qui s'obstine à ne pas comprendre son bonheur, et à ne tenir ses institutions que d'elle-même. Il demande comme nous qu'on la laisse libre de

4. La Comédie italienne, par Eugène Pelletan; chez Dentu.
2. Les Utopistes en Italie, par Anatole de la Forge; chez Castel.

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