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REVUE DES THEATRES

A l'heure où j'écris ces lignes, la pièce nouvelle de M. Émile Augier n'a encore été représentée que trois fois, et beaucoup de gens, dans Paris, même parmi ceux qui fréquentent les théâtres, en ont à peine entendu parler. La profonde sensation que cet ouvrage est destiné à produire commence à se répandre dans les classes supérieures de la société; d'ici à huit jours, elle aura pénétré fort avant dans la masse du public; on ne verra plus que des gens passionnés pour ou contre la pièce à la mode. Les hommes impartiaux, s'il s'en trouve, ne seront pas écoutés. Les malveillants ne diront pas que les trompettes du charlatanisme ont retenti et ont crié : Voilà qui est beau! dès avant que les chandelles fussent allumées. Au contraire, le théâtre, de connivence avec l'auteur, s'est appliqué à éviter jusqu'au bruit usité de l'annonce. Les formalités réputées indispensables à la production de tout ce qui a besoin de publicité n'ont pas même été remplies. C'est, pour ainsi dire, par de simples billets de faire part qu'on a appris la naissance d'un nouvel enfant dans la maison de Molière. Jusque dans le nom qu'on lui a donné, il semble qu'on ait craint de trop attirer l'attention sur le nouveau-né. Le Fils de Giboyer! disait-on; qu'est-ce que cela? Il fallait se rappeler que, dans les Effrontés, il existait un certain Giboyer qui n'était pas même le principal personnage de la pièce. On s'était dit d'abord, à l'oreille, parmi les gens du métier, qu'après les Effrontés M. Émile Augier voulait prendre à partie les Hypocrites. Ce titre eût été meilleur et plus explicite. L'auteur apparemment l'a trouvé trop hardi. Si les hardiesses ne sont pas sur l'affiche, en revanche on les trouve sur la scène. Il n'y a pas eu de déclaration de guerre; mais la guerre n'en est pas moins terrible aux sacristies du beau monde, aux congréganistes en falbalas, aux petits jeunes gens qui font de la piété un moyen de parvenir, au parti qui, sous le prétexte de restaurer la foi chancelante dans les âmes, voudrait restaurer le trône de la légitimité, à ces bonnes dupes de la bourgeoisie qui donnent dans la fusion et qui, par crainte des révolutions, voudraient mettre leurs écus sous la protection d'une loi du

sacrilége, à ces députés qui viennent à la tribune prononcer des discours écrits par d'autres. Il n'en fallait pas tant pour faire de cette pièce un événement considérable.

Que l'auteur ait eu assez de franchise et de courage pour attaquer des coteries puissantes et qui ont le bras fort long, qu'il ait osé dire ce que tout le monde pensait sur certaines choses qui sautaient aux yeux, je ne m'en étonne pas; mais ce qui est plus difficile à concevoir, c'est que son ouvrage ait pu arriver jusqu'à la lumière de la rampe. En écoutant ces şaillies aristophanesques, on se tâte et on se demande si ce n'est pas un rêve, et si nous sommes bien à Paris en 1862. Qu'est-il donc arrivé depuis la semaine dernière? Les théâtres auraient-ils tout à coup carte blanche, sans qu'on sache pourquoi, ni comment? D'où leur vient cette liberté soudaine et imprévue? Qu'est devenue cette rigide censure qui chicane sur le moindre mot, qui, rencontrant dans le texte d'une comédie complétement inoffensive la qualification d'agneau pascal donnée à une jeune fille, supprime impitoyablement le mot pascal, de peur d'effaroucher ces dévotes mondaines que la pièce nouvelle traduit à la barre du théâ– tre? Ah! si elle a plié bagage, cette redoutable et occulte puissance de la censure, si elle a jeté aux orties son éteignoir et ses ciseaux, on ne la regrettera pas. Elle peut mourir avec la douce certitude de ne pas être pleurée. Hier encore, toute pièce nouvelle contenait, en manière de passe-port, comme un accessoire nécessaire, son petit mot de confessionnal, sa petite profession de foi orthodoxe; et aujourd'hui, il se trouve qu'on peut se railler des capucinades! Que le vrai Dieu en soit loué! La foudre sera donc dispensée à l'avenir de dorer les crucifix, pour faire triompher l'innocence injustement soupçonnée? Les ingénues de quinze ans ne seront plus obligées de convertir les vieux athées endurcis? Ceux qui ont fait toutes ces concessions à une mode que la pièce de M. Augier pulvérise sous la massue du ridicule, peuvent désormais se regarder sans rire. Maintenant c'est le public qui rit de tout cela. Mais, quelle que soit la cause inconnue du bonheur de M. Émile Augier, de quelque part que lui soit venu ce beau privilége de pouvoir parler librement, ne fût-ce que pour un jour, auteurs dramatiques, artistes et spectateurs, tout le monde doit s'en réjouir. Dépêchez-vous d'aller voir le Fils de Giboyer. On ne sait pas ce qui peut arriver demain. Déjà le cri de l'anathème a retenti jusque dans les colonnes réservées d'ordinaire à la politique. Le moyen age actuel va s'émouvoir. L'abomination de la désolation est dans l'air. Non-seulement on ne croyait pas que le théâtre pût se permettre la moindre plaisanterie, mais on le tenait pour enrégimenté, et le voilà qui tombe à l'improviste sur les quartiers de la confrérie, quand

l'immixtion du spirituel dans les plus petites choses du temporel se rencontrait partout! C'est vraiment là une fâcheuse affaire pour les sacristies de salon, et un événement pour le public. Nous autres spectateurs désintéressés de cet épisode curieux dans l'histoire des arts libéraux, sans nous arrêter davantage à l'étrangeté du fait, nous le saluons de la voix et du geste, et nous disons: « Laissez passer la justice du théâtre! »

Au début de la pièce et dans tout le premier acte, on ne voit se déployer que la partie satirique du sujet. Le vieux marquis d'Auberive, à peine rétabli d'une grave attaque de goutte, reçoit la visite d'une élégante baronne qui vient s'informer de sa santé. La baronne, un peu étonnée de trouver le marquis sur pieds, lui amenait dans sa voiture un ecclésiastique que le convalescent renvoie, en disant qu'il n'est pas en disposition de mourir aujourd'hui. Cela fait, on parle des petites cabales du parti et de la campagne parlementaire qui se prépare. Le vieux marquis et la belle baronne sont les agents les plus actifs d'une coterie politico-religieuse qu'on pourrait appeler celle des sauveurs de la société : Saviour of the nations, not yet saved, comme disait lord Byron. Outre les grands seigneurs et les pieuses dames, il y a parmi les recrues un bourgeois très-riche, M. Maréchal, homme borné dont on se moque, mais qui, ayant un siége à la chambre élective, a été choisi par le comité secret du parti pour prononcer un discours qu'on lui remettra tout fait. En même temps que les affaires publiques, on mène de front toutes sortes de petites affaires. Le marquis, veuf, sans enfants et trop sage pour vouloir se remarier, fait venir de la province un jeune cousin, le petit comte d'Outreville, qu'il se propose d'adopter en le mariant à la fille de M. Maréchal. II demande à la baronne sa protection et ses bonnes grâces pour ce jeune cousin, qui sera probablement un gentilhomme chasseur peu formé aux belles manières. Le cousin débarque sur ces entrefaites. A la grande surprise du marquis, on introduit, au lieu du jeune sauvage qu'il attendait, une espèce de sacristain confit en dévotion, qui ose à peine lever les yeux sur une femme. Cependant le petit Tartufe trouve la baronne fort à son goût, et la baronne mettrait volontiers de côté sa grande vertu pour dégourdir le néophyte. La présentation du jeune provincial, ses réponses de séminariste sous lesquelles percent visiblement l'ambition et la cupidité, sa docilité à se soumettre aux intentions de son protecteur, la virginité de corps et d'âme dont il se vante, les regards de concupiscence qu'il jette à la baronne, tout cela compose une scène si nouvelle pour le temps présent et d'un ragoût si piquant que le public y a mordu à belles dents.

Après la précieuse baronne et le doucereux gentilhomme de pro

vince, arrive chez le marquis une figure bien différente: celui-ci est une espèce d'homme de lettres, de Figaro triste et râpé, aux regards sombres, aux manières brusques, à la barbe inculte et grisonnante; c'est maître Giboyer, que le patricien fait venir de Lyon pour être secrétaire-rédacteur de la coterie politique. Giboyer n'a rien de secret pour le marquis, parce que le marquis connaît en partie son existence baroque, sa conscience élastique et ses talents toujours au service du plus offrant. Hier, quand il a reçu la lettre qui l'appelait à Paris, il était à la fois conducteur des pompes funèbres de la ville de Lyon et contrôleur au théâtre des Célestins. Il a fait bien d'autres métiers, en bien d'autres pays; mais il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'il a élevé honnêtement un fils naturel, qu'il adore. Comme il le dit luimême, avec un mélange singulier de cynisme et de sentiment, il lui a plu de se faire fumier et de nourrir un lis. Cet enfant a vingt ans aujourd'hui. Son éducation est excellente; pour son bien, son avancement, sa fortune, Giboyer est capable de tout. Ce que demande le marquis est aisé à faire. Il ne s'agit que d'écrire des articles de journaux que d'autres signeront, des discours de tribune qui seront prononcés par d'autres, d'être enfin à lui seul le bureau d'esprit public de la coterie. Giboyer veut avoir douze mille francs d'appointements fixes, et on les lui accorde. Il continuera à manger du pain sec, et son fils sera indépendant et considéré.

Au second acte, l'auteur nous introduit chez M. Maréchal. Dans un coin du salon, mademoiselle Fernande travaille assidûment à sa tapisserie. Bien loin d'elle, sa belle-mère, madame Maréchal, écoute la lecture que lui fait le jeune secrétaire Maximilien Gérard, qui n'est autre que le fils de Giboyer. La bonne dame veut absolument que ce jeune homme ait besoin d'un cœur tendre, compatissant et maternel pour comprendre son cœur. Maximilien n'entend point de cette oreille-là. Cependant Fernande, persuadée que ce petit secrétaire, comme tous ses prédécesseurs, va se prêter par ambition aux fantaisies platoniques de la bonne dame, fait sentir à M. Gérard qu'elle le méprise de tout son cœur. En travaillant, elle laisse tomber un peloton de laine que Gérard s'apprête à chercher; aussitôt, Fernande s'écrie: «< Ne le cherchez pas, je l'ai retrouvé, tant elle craint d'avoir un simple remerciement à faire à ce petit misérable. Pendant ce temps-là, Gérard retrouve le peloton de laine et le met dans sa poche, afin de s'en servir pour exiger l'explication de ces étranges procédés. Cette explication n'est pas facile à obtenir. Quand l'occasion se présente de parler seul à seule à Fernande, Gérard ne reçoit de la jeune fille que de nouveaux témoignages de mépris. La vérité se fait jour enfin; Gérard devine ce qu'on pense de lui; trop fier pour daigner

se défendre, il se borne à répondre sèchement qu'il ne restera pas dans une famille où quelqu'un a pu le soupçonner d'une bassesse; puis il donne sa démission, et prie M. Maréchal de chercher un autre secrétaire. Fernande s'aperçoit qu'elle a commis une horrible injustice quand il n'est plus en son pouvoir de la réparer; de là cette honte et ces regrets, qui, dans le cœur d'une fille honnête et bonne, .préparent doucement l'éclosion d'un sentiment plus tendre. Pour ne pas aller trop vite, l'auteur place habilement cette explication à la suite d'une scène où Fernande vient de consentir à donner sa main au gentilhomme sacristain présenté par le marquis. Cette situation une fois posée, on revient à la satire et aux actualités, pour laisser aux sentiments de Fernande le temps de pousser et de mûrir.

M. Maréchal a reçu son discours tout fait. Il l'a donné à copier au jeune secrétaire; il l'apprend par cœur et en récite des passages à haute voix, en prenant des poses de tribune. Il se croit déjà un personnage important: « Quelles sont les véritables qualités de l'orateur, dit-il? la prononciation, le geste, le son de voix; le reste s'acquiert. » Et en parlant ainsi, il frappe de la main sur le manuscrit de Giboyer. Ces belles phrases sur la nécessité de raffermir les bases de la société chancelante, il les croit presque de lui; il se persuade qu'en se donnant la peine d'y songer i les aurait trouvées. Son orgueil et sa sottise se gonflent d'heure en heure, à mesure qu'il se grise avec les périodes de Giboyer. Le jeune secrétaire, qui a consenti à demeurer encore une huitaine de jours dans la maison, achève de copier la fin du discours; il subit de son côté l'influence de cette éloquence redondante, bien qu'il se sente heurté par des sophismes auxquels il serait embarrassé de répondre.

Tandis que M. Gérard travaille avec zèle dans la bibliothèque, où nous nous trouvons au début du troisième acte, on vient le déranger à tout moment. C'est d'abord madame Maréchal qui cherche vainement à lui faire retirer sa démission. C'est Fernande qui voudrait bien réparer sa faute et qui en est empêchée par la présence de son fiancé. Gérard impatienté plie bagage et s'en va écrire ailleurs; mais le dévot épouseur a remarqué des mots échangés entre sa prétendue et le secrétaire; il soupçonne quelque amour secret, et se propose d'en parler au vieux marquis. Cette jeune fille lui plaît médiocrement; il ne l'épouse que par ambition, et s'il pouvait écouter son cœur, c'est à la baronne qu'il adresserait ses hommages. Justement elle arrive, cette vertueuse beauté. Le hasard fournit au comte d'Outreville l'occasion précieuse d'un tête-à-tête. Dans une scène filée et de haut comique, la pieuse coquette et le galant sacristain font l'amour dans leur style, sans presque parler d'autre chose que de

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