corps, sobre, patient et poli avec tout le monde, mais davantage avec les campagnards, honorant à sa manière des hommes dont les travaux sont plus rudes que ne le sont ceux des habitants des villes. Bonjour, père Murhange, comment va la vente des laines? dit Jean Muller en s'asseyant devant un berger qui gardait un nombreux troupeau au pâturage. Ah! c'est vous, M. Muller; vous êtes bien bon, merci. La vénte n'a pas été si bonne cette année que l'an passé ; le serpolet de nos bruyères a été malade, et quand le mouton n'a pas une nourriture saine, sa laine en souffre. Grâce au Ciel, le bois est là pour nous dédommager. S'est-il bien vendu, le bois, cette année? Oui, M. Muller, très-bien. Le bois et les bestiaux, ce sont les veines, qui nous font vivre. Si Dieu arrêtait le sang dans ces veines, nous serions morts. Heureusement, nos enfants récolteront le fruit des peines que nous nous donnons pour engraisser un peu nos terres. Ce sera une troisième roue à leur charrette; mais pour que celle-ci marchât tout à fait bien, M. Muller, il faudrait qu'elle en eût quatre. Cela viendra, père Murhange, il ne faut désespérer de rien. Dites- moi, quelle est cette ruine que je vois à une demi-lieue d'ici, dans la direction de Steinfort? Ca, c'est la muraille qui pleure. LÉG. La muraille qui pleure? Est-ce le nom que le village donne à la ruine? - Oui, depuis cinquante ans, je l'ai toujours entendu dire ainsi. - C'est sans doute le débris de quelque vieux château. Or, tout château a une légende; la connaissez-vous, père Murhange? Ma foi, M. Muller, je vous dirai que dans lé village on se soucie fort peu des légendes. - C'est un tort, père Murhange, dit Jean Muller avec vivacité, et je veux vous le prouver. Presque toujours les légendes touchent à l'histoire de la localité; or, l'histoire de la localité où vous êtes né devrait vous être connue, non pas comme on la lit dans les livres, mais comme on la raconte au coin du feu. Quand, après les travaux du soir, vos enfants et vous êtes assemblés autour de la table, au lieu de débiter des histoires de revenants et de loups-garous, pourquoi l'un d'entre vous ne dit-il pas la légende du château voisin, ou pourquoi ne réveille-t-il pas le souvenir des anciens temps du village, alors qu'il avait un seigneur, ou que des événements plus ou moins remarquables agitaient sa petite population. Il y a toujours, là où des hommes sont réunis, des faits qui méritent d'être retenus, et ce sont ces faits qu'il faudrait rappeler dans vos réunions, afin que, passant d'une génération à une autre, ils fassent connaître à ceux qui suivent quels ont été ceux qui les ont précédés. Vous comprenez bien, père Murhange, qu'il ne faut pas être savant pour cela; il suffit de retenir une histoire vraie au lieu d'une histoire fausse, qui fait dresser les cheveux sur la tête. Et puis, croyez-vous que vos enfants n'y gagneront pas ? Certes ils y gagneront. Il y aura en eux une certaine fierté d'être né dans un village qui a vu ou produit tel ou tel événement glorieux; si le fait n'est pas à l'honneur du village, eh bien, ils l'auront toujours devant leurs yeux comme un grave enseignement. Les abbayes, les forteresses, les châteaux, n'ont pas manqué dans notre pays; soyez assuré qu'ils ne sont pas morts tout entiers et que, dans tous les cas, les traditions et les légendes leur survivent; ce sont ces traditions et ces légendes qu'il faut recueillir avec soin pour en faire l'objet de vos veillées. Des hommes remarquables sont nés et morts sur notre sol, le bruit qu'ils ont fait pendant leur vie n'est pas complétement assoupi; retenez-en le dernier son et transmettez-le à vos enfants comme vous l'avez reçu. Ah! père Murhange, je dis que tout Luxembourgeois devrait savoir quelque chose du berceau qui l'a vu naître. Ce serait rendre hommage à Dieu qui nous a donné autre chose qu'un corps de boue; il nous a donné aussi une ame intelligente, faite pour aimer tout ce qui peut nous conduire au devoir et à la vertu. Or, je vous le demande, l'amour du pays n'est-il pas un des plus beaux sentiments de l'ame? - C'est vrai, c'est vrai, dit le père Murhange qui écoutait Jean Muller avec de grands yeux étonnés, vous avez raison, et pas plus tard que ce soir, je veux que Bastien, Jacques, François et Louis, aillent me chercher à Steinfort la légende de la muraille qui pleure. - C'est inutile, père Murhange, dit Jean Muller en souriant, je vais vous la faire connaître. C'est pour raconter des légendes que deux fois par an. je parcours la province. Je me suis imposé le devoir d'apprendre à mes compatriotes toutes celles qui remplissent mon pays, afin qu'ils les transmettent à leurs fils. Ce devoir est doux à remplir, il satisfait mon amour pour la patrie et, ajouta Jean Muller à voix basse, mon amour pour toi qui n'es plus, ô mon père! La muraille qui pleure. Le château qui s'élevait sur cette montagne était jadis une forteresse imprenable. Le seigneur du lieu la citait avec orgueil comme une de celles contre lesquelles tous les efforts humains étaient venus se briser, semblables aux flots de la mer qui ne peuvent entamer le rocher de la rive. Nonseulement le château était posé au sommet de la montagne; non-seulement des abîmes sans fond l'entouraient de toutes parts, mais encore ses murs étaient d'une solidité et d'une épaisseur qui paraissaient devoir traverser les siècles et braver les coups du temps. Aucun chemin visible ne conduisait à ce manoir, auquel un souterrain, connu seulement du propriétaire, donnait accès. Cing tours défendaient l'habitation intérieure, composée elle-même d'une sixième tour placée au milieu, plus forte, plus solide encore que ses compagnes, et dont les créneaux orgueilleux semblaient porter un arrogant défi au ciel comme aux hommes. Il y a quatre cents ans environ, le châtelain donna asile à un de ses parents, propriétaire du château de Rothburg, qui avait été pris et saccagé par une bande de soldats venus de l'Allemagne. Ce n'est pas mon castel qui se laisserait prendre ainsi, fit le seigneur en frappant avec complaisance les murs de ses remparts. Dieu vous entende, mon cousin; mais je suis d'avis que vos remparts, pas plus que les miens, ne résisteraient à ce que j'ai vu et entendu. plaît? Et qu'avez-vous vu et entendu, s'il vous L'enfer se déchaînant tout entier contre ma demeure. Figurez-vous, mon cousin, que je voyais au loin une lueur semblable à celle de la foudre; puis j'entendais un bruit horrible; puis enfin je voyais tomber mes tours les unes après les autres, sans qu'il me fût possible de distinguer par quel moyen ce travail de destruction se faisait. Les ennemis se tenaient sur les collines environnantes; pas une flèche n'a pu leur être lancée, tandis qu'eux nous faisaient tomber morts ou horriblement mutilés d'une distance incroyable. - Vous rêvez, cousin, se bornait à répondre, en ricanant, le châtelain incrédule. |