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PENSÉES DE PASCAL

Pendent opera interrupta.

ARTICLE PREMIER

...

1

Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre : elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée (1).

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1. Ce morceau commençait d'abord par l'alinéa suivant, que Pascal a barré ensuite : · Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérités dans l'homme; et, si elles le sont, y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre manière; et, puisqu'il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que de rentrer dans de plus grandes

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. 1

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes, dans leur

recnerches de la nature, qu'il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même, et juge s'il a quelque proportion avec elle, par la comparaison qu'il fera de ces deux objets. »

Quand Pascal dit : « que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, il se place dans la supposition, alors reçue, que c'est le soleil qui tourne autour de la terre. Il avait mis d'abord: Que le vaste tour qu'elle décrit lui fasse regarder la terre comme un point. C'était le même sens. Elle se rapportait à cette éclatante lumière, c'est-à-dire le soleil. Mais grammaticalement le pronom était équivoque.

Elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. » Il avait mis d'abord, de concevoir des immensités d'espace que la nature d'en fournir.

Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature; il avait mis d'abord, n'est qu'un atome dans l'immensité de la nature, puis dans l'amplitude.

Il y a déjà dans cet alinéa un souvenir de Montaigne : 1, 25, t. 1, p. 249: Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mere nature en son entiere maiesté..... qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une poincte tres delicate, celuy la seul estime les choses selon leur juste grandeur

1. De ce petit cachot, c'est-à-dire, d'après ce petit cachot. Montaigne, Apol., t. III, p. 169 «Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé »

Étant revenu à soi», au sens propre, c'est-à-dire, étant revenu à se considérer

lui-même.

petitesse, que les autres dans leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?

Qui se considère de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera à la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir [l'] apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches? L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire.

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.

C'est une chose étrange, qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu'à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui, doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de

L

cars principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pou les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres, qui, en ayant d'autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles, où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses: Je vais parler de tout, disait Démocrite 1.

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. 2 Les philosophes ont bien plutôt prétendu d'y arriver; et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires: «Des principes des choses», «Des principes de la philosophie », et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence, que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili 3.

On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie pour l'un et l'autre; et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à

1. Montaigne, Apol., t. 11, p. 102: « De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus: Je m'en voys parler de toutes choses. » D'après Cicéron, Acad., II, 23. - Le texte grec est dans Sextus Empiricus, VII, 265 : Λέγω τάδε περὶ τῶν συμπάντων. Après cet alinéa venait le suivant, qui se trouve barré dans le manuscrit :

Mais, outre que c'est peu d'en parler simplement, sans prouver et connaître, il est néanmoins impossible de le faire, la multitude infinie des choses nous étant si cachée, que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensées n'en est qu'un trait invisible. D'où il parait combien est sot, vain et ignorant ce titre de quelques livres : De omni scibili.

2. Avant les mots, mais l'infinité, Pascal avait écrit cette phrase, qu'il a barrée : « On voit d'une première vue que l'arithmétique seule fournit des propriétés sans nombre, et à ehaque science de même..

3. De tout ce qui peut se savoir.» Pascal avait mis d'abord, que cet autre qui blesse la Le verbe achopper manque dans le dictionnaire de l'Académie.

vue.

force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Connaissons donc notre portée; nous sommes quelque chose, et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d'être, nous dérobe la connaissance des premiers principes, qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini. Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos impuissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté de discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte 4 reste zéro 1. Les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent nous voulons avoir de quoi surpayer la dette: Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur 3.

Nous ne sentons ni l'extrême chaud, ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles: nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction 4. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le

1. Je ne puis comprendre, en effet, comment qui de zéro ôte quatre reste zéro. Dans la langue vulgaire, ôter quatre de zéro n'a aucun sens, et dans la langue mathématique, si de zéro on ôte quatre, il reste-4, et non pas zéro.

2. II Ꭹ avait d'abord: «Trop de bienfaits nous rendent ingrats. Nous voulons avoir de quoi surpayer ie dette. Si elle nous passe, elle blesse.»

3. C'est un passage de Tacite (ann. iv, 18), cité par Montaigne, dans le chapitre de l'art de conferer (III 18, t. IV, p. 448); il ne dit que ce qu'exprime la phrase de Pascal. 4. Il y a après ces mots un point bien formé dans le manuscrit. Port-Royal supplée à tort, l'abétissent.

L

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