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et cette dernière, regardant son père d'un air calme, a l'audace de rapporter le sucre à son cousin qui, trouvant son café trop amer, en redemande. « Certes, dit à ce propos Balzac, la Parisienne qui, pour faciliter la fuite de son amant, soutient de ses faibles bras une échelle de soie, ne montre pas plus de courage que n'en déployait Eugénie en remettant le sucre sur la table. » Voilà comment l'auteur juge ce petit fait. Ainsi présentée, la scène du sucrier atteint des proportions auxquelles il semble qu'on ne puisse croire.

Immédiatement après le déjeuner, Grandet apprend sans ménagement à Charles la mort et la ruine de son père. Ici le tableau devient émouvant. Les sanglots de l'enfant éclatent et attirent une horrible parole de l'avare, qui fait frissonner Eugénie et commence à lui faire juger son père. « Ce jeune homme n'est bon à rien, dit Grandet, il s'occupe plus des morts. que de l'argent, »>

L'échange du premier baiser, gage de la foi jurée entre Eugénie et Charles, est une scène bien attachante. Les mots «< A toi pour jamais!» sont dits deux fois de part et d'autre. « Aucune promesse faite sur cette terre ne fut plus pure. La candeur d'Eugénie avait momentanément sanctifié l'amour de son cousin. » Les pensées de la jeune fille embrassent alors un horizon plus vaste. « C'est l'amour, dit le romancier, l'amour solitaire, l'amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées et devient la substance ou, comme eussent dit nos pères, l'étoffe de la vie. »

Avant le départ de Charles, Eugénie lui a donné une bourse pleine de pièces d'or rares, seul cadeau que fasse tous les ans à sa fille le père Grandet. En échange, le jeune homme a confié aux mains de sa fiancée un riche coffret, renfermant son portrait et celui de sa mère. Ce don réciproque est l'origine de la scène la plus pathétique du livre. Cette scène est le digne prélude de celles que l'on rencontre dans Illusions perdues ou le Père Goriot. Il est impossible de traduire l'émotion qu'en donne la lecture. Madame Grandet est initiée au terrible secret de l'échange fait par le voyageur contre le trésor d'Eugénie. «Que dira ton père

au jour de l'an, dit la mère épouvantée, quand il voudra voir ton or? » En effet, l'avare, qui ne donne ses pièces d'or que pour les savoir en lieu sûr, a la manie de demander à les voir. «< Dans trois jours, dit Balzac, l'année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison ni poignard, ni sang répandu, mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides. » « — Va chercher le mignon, dit le matin du premier janvier, l'avare à sa fille (le mignon, c'est la bourse d'Eugénie); tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes; ça va, ça vient, ça sue, ça produit. » Eugénie, regardant son père en face, lui dit : Je n'ai plus mon or. Tu n'as plus ton or! s'écrie Grandet en se dressant sur ses jarrets, comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui; par la serpette de mon père! » Quand le tonnelier jurait ainsi, les planches tremblaient, et, tandis que madame Grandet s'évanouit, les plus infâmes injures s'échappent de la bouche de l'avare, qui renie sa femme et son enfant.

Ce qu'il y a de plus admirable, c'est l'art inouï avec lequel Balzac a saisi, d'un côté le langage et les gestes de la brute qui a nom Grandet; de l'autre l'héroïsme de l'ange qui s'agenouille pour recevoir des coups. Plus tard, devant madame Grandet agonisante, une scène analogue se reproduit quand l'avare, qui regrette toujours la perte de son or, découvre le coffret et veut s'en emparer. Eugénie, s'armant d'un couteau pour se donner la mort et criant à son père : « Si vous touchez au coffret vous tuerez votre fille! » atteint les limites extrêmes du sublime.

Après la mort de madame Grandet et celle de l'avare, qui dit à sa fille avant d'expirer « Aie bien soin de tout, tu me rendras compte de ça là-bas », l'auteur termine la série de ses grandes scènes en nous dépeignant le désespoir qui tue moralement Eugénie, quand elle apprend le lâche abandon de son cousin. Charles, qui ignore l'immense fortune laissée par Grandet, adresse à sa cousine une lettre où il lui fait part de ses projets

et cherche à excuser ses nouvelles résolutions. Il demande que le coffret lui soit renvoyé par la diligence à l'hôtel d'Aubrion à Paris. « Par la diligence, dit Eugénie, une chose pour laquelle j'aurais donné mille fois ma vie ! » — « Épouvantable et complet désastre, dit Balzac, le vaisseau sombrait sans laisser ni un cordage ni une planche sur le vaste océan des espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur amant au bras d'une rivale, la tuent et s'enfuient au bout du monde, sur l'échafaud ou dans la tombe. Ceci sans doute est beau. Le mobile de ce crime est une sublime passion qui impose à la justice humaine. D'autres femmes baissent la tête et souffrent en silence, elles vont mourantes et résignées, pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu'au dernier soupir. Ceci est de l'amour, l'amour vrai, l'amour des anges, l'amour fier qui vit de sa douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d'Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. »

Dans cette page sublime, l'auteur nous découvre, avec le cœur d'Eugénie Grandet, celui de bien des femmes dont le sort malheureux, ignoré de tous, se rattache à celui de notre héroïne. En indiquant de quelle manière différente se comportent les femmes dans de telles douleurs, Balzac semble nous dire que la première manière, la vengeance méprisant les lois, appartient au roman; tandis que la seconde, qui est la résignation au malheur, appartient à la réalité. Eugénie Grandet a le courage de survivre à la perte de son amour. Le dénouement peut paraître trop simple à plusieurs; n'oublions pas que, s'il était tout autre, l'histoire perdrait tout son fond de vérité, objet principal des intentions de l'auteur.

En terminant cette succincte analyse, nous prenons la liberté de dire, sous toutes réserves, qu'Eugénie Grandet a véritablement existé à Saumur. Le nom de Grandet, quoique éteint, est parfaitement connu dans cette ville. Nous avons habité Saumur quelque temps. Nous y avons fait la connaissance d'un vieil éditeur de la rue Saint-Jean, un des hommes les plus aimables de l'Anjou et qui a connu Balzac. Quand il apprit notre projet d'écrire un commentaire de la Comédie humaine, il nous assura qu'une des

femmes les plus remarquables de l'aristocratie angevine s'est effectivement appelée Eugénie Grandet, née à Saumur dans la rue du Château.

LE LYS DANS LA VALLÉE

En quittant Eugénie Grandet pour venir admirer Henriette de Mortsauf, l'héroïne ou mieux la personnification du Lys dans la Vallée, nous ne faisons que voir la suite des portraits d'ange, dont Balzac s'est plu à orner son œuvre, en retraçant leur poétique existence semée de larmes et de joies. Ces douces figures, dont la gracieuse image se grave en caractères de feu dans le secret de nos souvenirs, semblent avoir été créées tout exprès, pour nous faire oublier par leur éclat que les romans, où elles sont mises en scène, subissent hélas! la loi des contrastes. Dans Eugénie Grandet, le prodigieux entêtement d'un père avare se transforme chez la fille en une sublime constance d'amour. A côté de ce père odieux et par les souffrances qu'elle endure, Eugénie Grandet revêt un caractère de pureté et de vertu transcendantes. Dans une situation différente, Henriette de Mortsauf réalise presque le même idéal. Les épreuves de cette dernière sont encore plus terribles que celles de la vierge de Saumur; et la mort est ici le terme du long supplice infligé à la femme par la passion. En raison de ce dénouement, le Lys de la Vallée est essentiellement différent, comme genre, du roman intitulé Eugénie Grandet. Dans le présent livre, le talent de l'écrivain emprunte ses plus beaux effets au romanesque. Balzac a-t-il mieux réussi dans ce genre que dans l'autre? Assurément non; la valeur littéraire du Lys dans la Vallée est sensiblement inférieure à celle d'Eugénie Grandet. Dans la composition du roman, perce quand même l'originalité de l'auteur, et c'est ce qui le sauve. Balzac, quittant. par moments la voie du réalisme, tombe ici dans l'exagération et ce qu'on est convenu d'appeler le pathos ». On s'en aperçoit aisément aux nombreuses fautes de style commises par l'auteur pour exprimer difficilement quelque pensée philosophique trop souvent diffuse. Notre mission n'est pas de signaler ces fautes

«

une à une, comme pourraient le vouloir les critiques. Il suffit de lire pour s'en rendre compte, et nous nous bornons à indiquer le

fait.

En dehors de ces imperfections, le livre mérite toute notre attention, à cause de la remarquable étude qu'il renferme, du combat livré dans le cœur d'une femme entre sa passion et son devoir. La vertu de cette femme triomphe, mais à quel prix ! au prix de l'existence, perdue au milieu des regrets qu'inspire la défaite de la passion.

Ce dénouement paraît être de la part de l'écrivain une faute contre le goût. Nous avouons sincèrement qu'il est pénible pour la majorité des lecteurs. Il semble bizarre, en effet, qu'une femme, qui a tout fait pour éviter l'adultère, regrette à l'heure de la mort sa conduite vertueuse. Et cependant rien n'est plus naturel, puisque cette femme meurt de consomption, précisément pour s'être abstenue d'aimer. Comprenant les causes de sa mort, elle désire vivre pour les combattre à l'avenir. Rien n'est plus dans la nature humaine que ce terrible sentiment de lutte, remplaçant au dernier moment la résignation de toute une existence, où la femme, cédant aux lois du monde, a résisté à celles de la nature. C'est cette situation fort délicate et fort rare de l'âme de certaines femmes, qu'a étudiée Balzac dans le Lys dans la vallée.

Cette vallée est celle de l'Indre, entre Saché et Azay-le-Rideau; un vrai coin du paradis retrouvé en Touraine, et pour la description duquel l'auteur a cru n'avoir jamais employé de couleurs assez expressives, tantôt riantes, tantôt assombries. Balzac a tracé plusieurs paysages de la Touraine, son beau pays natal. Il y en a déjà deux dans la Femme de trente ans et la Grenadière. Celui du Lys dans la vallée est encore supérieur aux premiers. Le romancier s'est complaisamment étendu sur la peinture des rives enchanteresses de l'Indre, cette si jolie rivière, où se mirent les plus beaux joyaux de l'archéologie féodale; le château d'Azay, Saché et Pont-de-Ruan. Pour ceux qui les connaissent, tous ces paysages sont d'aspect féérique. Sous la plume de Balzac, ils s'imprègnent d'un charme tout particulier, qui endort l'âme dans une sensation de douceur infinie. On peut dire que

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