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mettre en scène. Jouée pour la première fois le 15 février, cette production éprouva un accueil peu favorable; non pas que le mérite de la pièce en eût compromis le succès; non pas qu'il se trouvât beaucoup de spectateurs de l'avis de la femme qui disait à Molière : « Votre statue baisse la tête, et moi je la secoue ';» mais parce que le morceau sur l'hypocrisie, dans lequel Molière faisait allusion à ses griefs contre le corps inviolable des Tartuffes, était peu propre à calmer leur sainte fureur. « Aujourd'hui, dit Don Juan, la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée, et, quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d'une impunité

souveraine'. >>

Leur colère redoubla en entendant ces plaintes d'un homme assez hardi pour déplorer les persécutions dont il était l'objet. On remarqua surtout, dans ce concert d'outrageantes clameurs, un libelle délateur qui appelait sur Molière et le glaive de la

1. Observations sur une comédie de Molière intitulée, LE FESTIN DE PIERRE, Paris, 1665, p. 41.

2. Le Festin de Pierre, act. V, sc. 2.

justice temporelle et le foudre de la justice spirituelle, comme sur un athée, un monstre qui s'était peint, mais avec des traits affaiblis, dans le principal rôle de sa pièce. Il parut sous le nom d'un sieur de Rochemont. Deux littérateurs répondirent à ces calomnies: ils eurent bien soin toutefois de garder l'anonyme, tant la faction était puissante et redoutée. L'un d'eux, envisageant la persécution et ses causes sous leur véritable point de vue, s'écrie : « A quoi songiez-vous, Molière, quand vous fites dessein de jouer les Tartuffes? Si vous n'aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel' (31). »

Les hypocrites se montrèrent tels jusque dans leurs attaques. Ils entendaient trop bien leurs intérêts pour avouer que le morceau qui les concernait attirât à la pièce leur improbation et causât leur fureur. Ils se rejetèrent sur la scène du

pauvre, et proclamèrent si haut leur indignation factice, que l'auteur fut forcé de la retrancher à la seconde représentation. Ils parvinrent à surprendre la religion de l'autorité sur le danger prétendu de cette scène, au point que dix-sept ans plus tard, en 1682, Vinot et La Grange

1. Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière intitulée, LE FESTIN DE PIERRE, Paris, 1665, p. 12.

ayant fait réimprimer cette comédie telle qu'elle avait été jouée le premier jour, reçurent aussitôt l'ordre de faire disparaître, au moyen de cartons, non-seulement le passage condamné, mais même quelques autres dont, à force de manoeuvres, on était également parvenu à rendre l'esprit suspect'. Il est assez digne de remarque que, dès que Molière se trouvait en butte aux attaques de ses ennemis, Louis XIV s'efforçait de lui faire oublier leurs persécutions par un bienfait. Déjà nous l'avons vu répondre aux détracteurs de l'École des Femmes par le brevet d'une pension, confondre Montfleuri et ses complices en tenant sur les fonts de baptême le fils du comédien injustement calomnié, punir l'insolence de ses courtisans en faisant asseoir Molière à sa table; au mois d'août 1665, si des scrupules religieux ne lui permirent pas encore de lever l'interdiction du Tartuffe, il s'empressa du moins d'en dédommager l'auteur en attachant à sa personne, avec une pension de sept mille livres, sa troupe, qui jusque-là n'avait été que la troupe de MONSIEUR. Les acteurs qui la composaient prirent dès lors le titre de comédiens du Roi : noble réponse aux lâches efforts que la cabale avait faits pour indis

1. Voir la Bibliographie de la France (par M. Beuchot), année 1817, p. 362 et suiv., et l'Avertissement sur le Festin de Pierre, t. III, p. 275 de notre édition des OEuvres de Molière.

poser contre Molière la Reine-mère et le monarque lui-même '(32).

A peu près dans le même temps, l'illustre protégé, pressé par les sollicitations de ses camarades, eut de nouveau occasion de recourir aux bontés du Roi. Les mousquetaires, les gardesdu-corps, les gendarmes et les chevau-légers étaient en possession d'entrer à la comédie sans payer; et, par ce moyen, le parterre se trouvait souvent rempli, sans que la caisse en fût moins vide. Molière, cédant aux instances de sa troupe, demanda la réforme de cet abus au prince, qui donna les ordres nécessaires pour y mettre fin. Mais les plus mutins de ceux sur qui pesait cette défense s'en prirent aux comédiens qui l'avaient sollicitée. Ils se rendirent donc en troupe au théâtre, résolus d'en forcer l'entrée. Le portier fit, pendant quelque temps, la meilleure contenance; mais à la fin, forcé de céder au nombre, il jeta son épée à terre en criant: Miséricorde! Cette soumission et ses prières ne servirent à rien: cutrés de la résistance qu'il leur avait opposée, les assaillans le percèrent de cent coups

1. Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière intitulée, LE FESTIN DE PIERRE, Paris, :665, p. 33 Journal des bienfaits du Roi août 1665 (manuscrit in-folio de la Bibliothèque du Roi). — Préface de l'édition des OEuvres de Molière de 1682 par La Grange). Grimarest, p. 106. Histoire du Théâtre français (par les frères Parfait), t. X, p. 79 et 94, note.

d'épée, et chacun en entrant lui donnait le sien. Ils cherchaient tous les comédiens, pour leur faire subir le même traitement, quand Béjart jeune, qui était habillé en vieillard pour la pièce qu'on allait jouer, se présenta sur le théâtre. «Eh! Messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un pauvre vieillard de soixante-quinze ans qui n'a plus que quelques jours à vivre ». La présence d'esprit de cet acteur calma leur fureur. Molière, qui savait fort bien haranguer le parterre et qui n'en laissait pas passer les occasions, parut alors, et leur représenta très-vivement les torts qu'ils s'étaient donnés en violant les ordres du Roi. Ils sentirent la justesse de ses observations, ouvrirent les yeux sur la position où ils s'étaient mis, et se retirèrent. « Mais le bruit et les cris, dit Grimarest, avaient causé une alarme parmi les comédiens. Les femmes croyaient être mortes: chacun cherchait à se sauver; surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du PalaisRoyal. Le mari voulut passer le premier ; mais, comme le trou n'était pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules; jamais le reste ne put suivre. On avait beau le tirer de dedans le PalaisRoyal, rien n'avançait, et il criait comme un forcené, par le mal qu'on lui faisait et par la peur qu'il avait que quelque gendarme ne vint lui donner un coup d'épée par derrière. Le tumulte s'étant

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