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torrents. Ce ciel, dont l'éclat se marie si bien à la joie des hommes, leur refusait en ce moment la sérénité et la lumière. Un des bataillons arrivés dépose ses armes, et a l'idée de former une danse; tous l'imitent aussitôt, et en un instant le champ intermédiaire est plein de soixante mille hommes, soldats et citoyens, qui opposent la gaîté à l'orage. Enfin la cérémonie commence; le ciel, par un hasard heureux, se découvre et éclaire'de son éclat cette scène solennelle. L'évêque d'Autun commence la messe ; les chœurs accompagnent la voix du pontife; le canon y mêle ses bruits solennels. Le saint sacrifice achevé, Lafayette descend de son cheval, monte les marches du trône et vient recevoir les ordres du roi, qui lui confie la formule du serment. Lafayette le porte à l'autel, et dans ce moment toutes les bannières s'agitent, tous les sabres étincellent. Le général, l'armée, le président, les députés, crient: Je le jure! Le roi, debout, la main étendue vers l'autel, dit: Moi, roi des Français, je jure d'employer le pouvoir que m'a délégué l'acte constitutionnel de l'État, à maintenir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par moi. Dans ce moment la reine, entraînée par le mouvement général, saisit dans ses bras l'auguste enfant, héritier du trône, et du haut du balcon où elle est placée, le montre à la nation assemblée. A ce moment des cris extraordinaires de joie, d'amour, d'enthousiasme, se dirigent vers la mère et l'enfant, et tous les cœurs sont à elle. C'est dans ce même instant que la France tout entière, réunie dans les quatre-vingt-trois "chefs-lieux des départements, faisait le même serment d'aimer le roi qui les aimerait. Hélas! dans ce moment la haine même s'attendrit, l'orgueil cède; tous sont heureux du bonheur commun, et fiers de la dignité de tous. Pourquoi ces plaisirs si profonds de la concorde sont-ils sitôt oubliés ?

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Cette auguste cérémonie achevée, le cortége reprend sa marche, et le peuple se livre à des fêtes. Les réjouissances durèrent plusieurs jours. Une revue générale des fédérés eut lieu. Soixante mille hommes étaient sous les armes et présentaient un magnifique spectacle, tout à la fois militaire et national. Le soir, Paris offrit une fête charmante. Le principal lieu de réunion était aux Champs-Élysées et à la Bastille. On lisait sur le terrain de cette ancienne prison, changé en une place: Ici l'on danse. Des feux brillants rangés en guirlandes remplaçaient l'éclat du jour. Il avait été défendu à l'opulence de troubler cette paisible fête par le

mouvement des voitures. Tout le monde devait se faire peuple et se trouver heureux de l'être. Les Champs-Élysées présentaient une scène touchante. Chacun y circulait sans bruit, sans tumulte, sans rivalité, sans haine. Toutes les classes confondues y circulaient au doux éclat des lumières et se trouvaient heureuses d'être ensemble. Ainsi, même au sein de la civilisation? on semblait avoir retrouvé le temps de la fraternité primitive.

Les fédérés, après avoir assisté aux imposantes discussions de l'assemblée nationale, aux pompes de la cour, aux magnificences de Paris; après avoir été témoins de la bonté du roi, qu'ils visitèrent tous, et dont ils reçurent de touchantes expressions d'amour, retournèrent transportés d'ivresse, pleins de bons sentiments et d'illusion. Après tant de scènes déchirantes, et prêt à en raconter de plus terribles encore, l'historien s'arrête avec plaisir sur ces scènes si fugitives, où tous les cœurs n'eurent qu'un même sentiment, l'amour du bien commun.4

La fête si touchante de la fédération ne fut encore qu'une émotion passagère. Le lendemain les cœurs voulaient encore ce qu'ils avaient voulu la veille, et la guerre était recommencée.

IV.

VOYAGE S.

MOSCOU,

PAR MADAME DE STAEL.

Madame de STAEL (1766-1817), fille du célèbre Necker, ministre d'État de Louis XVI, reçut une éducation distinguée, qu'acheva la conversation des hommes supérieurs qui fréquentaient la maison de son père. Initiée de bonne heure à l'intelligence des grandes affaires, elle prit un intérêt aclif et passionné aux premières crises de la révolution. Dès lors, elle passa une grande partie de sa vie à voyager; elle vit l'Angleterre, l'Italie, l'Allemagne; et presque chacun des pays qu'elle visita, comme chacune des époques importantes de sa vie, devint pour elle l'occasion d'un ouvrage. Le célèbre roman de Corinne ou l'Italie (2 vol. 1807), l'Allemagne (3 vol. 1814), les Considérations sur la révolution française (3 vol., ouvrage posthume), sont les chefs-d'œuvre de ce talent brillant et fort, qui semble composé de la vive sensibilité d'une femme, et de ce que la pensée d'un homme peut avoir de profond. On lui reproche avec raison quelque recherche dans l'expression. 1 La conversation de Mme de Staël était, dit-on, au moins égale à ses ouvrages. L'influence qu'elle pouvait exercer par ce don de la parole, et l'usage

4) « On a reproché à Mme de Staël de la recherche et de l'effort; mais en a-t-on « démêlé le principe secret? A-t-on remarqué que cette recherche est celle d'une << âme altérée de vérité, avide de convaincre et d'être convaincue, et qui vou<<< drait épuiser chaque idée? A-t-on vu que cet effort est un effort de l'âme ? .... << Mme de Staël écrivait trop avec toute son âme, et avec une àme remplie de trop << sérieux besoins, pour être parfaitement artiste; artiste! on ne l'est, dans toute <«< la force du terme, qu'au prix d'un désintéressement trop grand peut-être pour << que la conscience y puisse souscrire; c'est la paix de l'âme ou son indifférence << qui fait l'artiste complet; et si Fénelon, par exemple, a pleinement joui de ce « privilége, ce n'est pas seulement en vertu de son heureux génie, mais parce que, « dès l'entrée de sa carrière, le divin donateur l'avait dispensé de chercher. D'au<«<tres sont artistes à une autre condition; à la condition de vouloir l'être, de vouloir <«<l'être toujours, et de ne vouloir être rien de plus. Ils disposent de leurs idées; <«<leurs idées ne disposent pas d'eux.» Semeur, T. VI.

qu'elle était disposée à en faire en faveur des idées libérales, inquiétèrent Bonaparte; il exila Mme de Staël. Nous devons à cet acte de tyrannie un livre très-agréable: Dix années d'exil, auquel nous empruntons le morceau suivant.

des parcs.

DES Coupoles dorées annoncent de loin Moscou; cependant, comme le pays environnant n'est qu'une plaine, ainsi que toute la Russie, on peut arriver dans la grande ville sans être frappé de son étendue. Quelqu'un disait avec raison que Moscou était 2 plutôt une province qu'une ville. En effet, l'on y voit des cabanes, des maisons, des palais, un bazar comme en Orient; des églises, des établissements publics, des pièces d'eau des bois, La diversité des mœurs et des nations qui composent la Russie se montrait dans ce vaste séjour. Voulez-vous, me disaiton, acheter des schalls de Cachemire dans le quartier des Tartares? Avez-vous vu la ville chinoise? L'Asie et l'Europe se trouvaient réunies dans cette immense cité. On y jouissait de plus de liberté qu'à Pétersbourg, où la cour doit nécessairement exercer beaucoup d'influence. Les grands seigneurs établis à Moscou ne recherchaient point les places, mais ils prouvaient leur patriotisme par des dons immenses faits à l'État, soit pour des établissements publics pendant la paix, soit comme secours pendant la guerre. Les fortunes colossales des grands seigneurs russes sont employées à former des collections de tous genres, à des entreprises, à des fêtes dont les Mille et une Nuits ont donné les modèles; et ces fortunes se perdent aussi très-souvent par les passions effrénées de ceux qui les possèdent. Quand j'arrivai dans Moscou, il n'était question que des sacrifices que l'on faisait pour la guerre. Un jeune comte de Momonoff levait un régiment pour l'État, et n'y voulait servir que comme sous-lieutenant; une comtesse Orloff, aimable et riche à l'asiatique, donnait le quart de son revenu. Lorsque je passais devant ces palais entourés de jardins, où l'espace était prodigué dans une ville comme ailleurs au milieu de la campagne, on me disait que le propriétaire de cette superbe demeure venait de donner mille paysans à l'État, cet autre deux cents. J'avais de la peine à me faire à cette expression, donner des hommes; mais les paysans eux-mêmes s'offraient avec ardeur, et leurs seigneurs n'étaient, dans cette guerre, que leurs interprètes. 4) Imparfait par attraction. Voir plus loin: l'Égypte et les Pyramides, par Volney, 2e partie, note 1. 2) V. page 94, note 1.

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Dès qu'un Russe se fait soldat, on lui coupe la barbe, et de ce moment il est libre. On voulait que tous ceux qui auraient servi dans la milice fussent aussi considérés comme libres; mais alors la nation l'aurait été, car elle s'est levée presqu'en entier. Espérons qu'on pourra sans secousses amener cet affranchissement si désiré; mais en attendant, on voudrait que les barbes fussent conservées, tant elles donnent de force et de dignité à la physionomic. Les Russes à longue barbe ne passent jamais devant une église sans faire le signe de la croix, et leur confiance dans les images visibles de la religion est très-touchante. Leurs églises portent l'empreinte de ce goût de luxe qu'ils tiennent de l'Asie ; on n'y voit que des ornements d'or, d'argent et de rubis. On dit qu'un homme, en Russie, avait proposé de composer un alphabet avec des pierres précieuses, et d'écrire ainsi la Bible. Il connaissait la meilleure manière d'intéresser à la lecture l'imagination des Russes. Cette imagination, jusqu'à présent néanmoins, ne s'est manifestée ni par les beaux-arts, ni par la poésie. Ils arrivent très-vite, en toutes choses, jusqu'à un certain point, et ne vont pas au-delà; l'impulsion fait faire les premiers pas, mais les seconds appartiennent à la réflexion; et ces Russes, qui n'ont rien des peuples du Nord, sont, jusqu'à présent, très-peu capables de méditation.

2

Quelques-uns des palais de Moscou sont en bois, afin qu'ils puissent être bâtis plus vite, et que l'inconstance naturelle à la nation, dans tout ce qui n'est pas la religion et la patrie, se satisfasse en changeant facilement de demeure. Plusieurs de ces beaux édifices ont été construits pour une fête; on les destinait à l'éclat d'un jour, et les richesses dont on les a décorés les ont fait durer jusqu'à cette époque de destruction universelle. Un grand nombre de maisons sont colorées en vert, en jaune, en rose, et sculptées en détail comme des ornements de dessert.

Le Kremlin, cette citadelle où les empereurs de Russie se sont défendus contre les Tartares, est entouré d'une haute muraille crénelée et flanquée de tourelles qui, par leurs formes bizarres, rappellent plutôt un minaret de Turquie qu'une forteresse comme la plupart de celles de l'occident. Mais quoique le caractère extérieur des édifices de la ville soit oriental, l'impression du christianisme se retrouvait dans cette multitude d'églises si vénérées qui

4) Oui, comme toute marque de confiance religieuse; mais la superstition, qui néglige la réalité pour s'attacher à l'image, est une chose triste.

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