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A cette déclaration inattendue, Photos resta glacé de stupeur et ses yeux cherchaient à se convaincre si c'étaient bien ses anciens amis qu'il voyait. Prenant ensuite la parole avec douceur, il leur représenta les dangers auxquels ils s'exposaient en souscrivant à un accord fallacieux. Il leur en démontra les inconvénients, et les trouvant inébranlables : « Je partirai,» dit-il avec émotion, « je m'éloignerai, » j'obéirai à vos ordres; mais au nom du ciel, veillez sur le sort de » la patrie, et ne laissez pas déshonorer le nom de nos ancêtres ! >>

Il les quitte en achevant ces mots, et, les yeux baignés de larmes, il ne rentre sous le toit paternel que pour y mettre le feu : La demeure des Tzavellas ne sera pas souillée par l'ennemi! Il dit, et des tourbillons de flammes annoncent à la Selléide l'ostracisme d'un de ses enfants. Suivi de vingt-cinq de ses plus braves soldats, il se rend au village de Chorta, éloigné de deux lieues, tandis que sa sœur Caïdos va s'enfermer au monastère de Sainte-Vénérande, où Samuel s'était retiré avec trois cents Souliotes, sans vouloir entendre à aucune des propositions d'Ali-pacha.

Dès que le vizir fut informé de l'exécution de l'article préliminaire qu'il imposait aux chrétiens, il s'empressa d'écrire à son envoyé, de traîner les négociations en longueur et de ne rien conclure jusqu'à nouvel ordre. Il envoya en même temps complimenter et inviter Photos à se rendre à Janina, pour régler ensemble les affaires de Souli, a voulant, disait-il, qu'un traité de réconciliation aussi solen» nel fût revêtu de la signature d'un homme dont il estimait assez la bravoure pour l'avoir regardé comme son plus redoutable adversaire. >>

A cette proposition le banni de la Selléide soupçonna que le satrape, accoutumé à prendre tous les masques, lui tendait un piége, et il ne fit aucune réponse à ses ouvertures. Il songeait même à se retirer dans les îles loniennes; mais bientôt, rassuré par les protestations des beys du Chamouri, qui étaient ses amis, pressé par ses ingrats concitoyens d'obtempérer à une invitation amicale, flatté peut-être de l'idée de se venger en procurant une paix avantageuse à son pays, il se détermina à retourner vers le tyran qui l'avait autrefois retenu dans les fers. Ce fut de la sorte que Photos', naguère la terreur d'Ali et la gloire de l'Épire, vint à Janina. Il y fut accueilli avec distinction, et comblé de caresses par Ali, qui, après de tendres reproches, le nomma mille fois son cher fils, le brave de la Selléide,

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et lui parla sans détour d'une paix, objet de ses désirs. Des flots de miel coulaient de ses lèvres; mais quand on aborda la question de Souli, le vieil ennemi des chrétiens ne put se contenir. La franchise austère, quoique polie, de Photos, sa candeur, sa noble résistance l'irritèrent au point que celui-ci, moins pour sa sûreté que pour le bien de ses compatriotes, dut consentir à retourner à Souli, pour s'y constituer son avocat, et revenir avec une réponse décisive, qu'il lui fit promettre de rapporter en personne.

De retour à Souli, Photos exposa à ses compatriotes les demandes du pacha; et comme ce n'étaient plus celles qu'il avait couvertes du voile de la modération, elles furent rejetées, ainsi que deux mille bourses qu'il leur offrait pour la valeur de la Selléide, et son échange contre un autre territoire. Il essaya vainement de corrompre le capitaine Dimos Zervas, auquel il promettait quatre cent mille piastres. Le Souliote, en le remerciant ironiquement de ses bontés, le priait de ne pas lui envoyer une somme d'argent qu'il était incapable de compter. Et quand je serais assez habile, mon honneur est sans prix. Mes trésors sont mes armes; c'est avec eux que je prétends immortaliser mon nom, et honorer à jamais mon pays 2.

Alors, plus que convaincus de ce que Photos avait prédit au moment où ils le bannissaient, les Souliotes le supplient de renoncer à l'idée de retourner à Janina ; ils confessent l'injustice commise à son égard, ils lui demandent pardon, ils le conjurent de ne plus les abandonner, avec promesse de faire rebâtir sa maison et de déposer l'autorité suprême entre ses mains. Photos allait peut-être consentir à cet accord; mais dès qu'il y mit la condition de punir sur-le-champ

■ 'Pix verμéλt, disaient les Grecs, pour exprimer le charme de ses paroles, quand il voulait séduire quelqu'un.

'Lettre authentique des Souliotes au vizir Ali.

Βεζίρ 'Αλῆ σὲ χαιρετοῦμεν.

Η πατρίς μας εἶναι ἀπείρως γλυκυτέρα καὶ ἀπὸ τὰ ἄσπρα σου, καὶ ἀπὸ τοὺς εὐτυχεῖς τόπους, ὁποῦ ὑπόσχεσαι νὰ μᾶς παρίσῃς, ὅθεν ματαίως κοπιύζεις· ἐπειδὴ ἡ ἐλευθερία μας δὲν πωλεῖται, οὔτε ἀγωράζεται μὲ ὅλους τοὺς θησαυροὺς τῆς γῆς, παρὰ μὲ τὸ αἷμα καὶ θάνατον ἕως τὸν ὕφερον Σουλιώτην.

Réponse de Dimos-Zervas.

Σέ εὐχαρισάω, βεζὶρ, διὰ τὴν ἀγάπην ὁποῦ ἔχεις εἰς ἐμὲ· πλὴν τὰ ὀκτακόσια πουγκεία παρακαλῶ μὴ μοῦ τὰ ςείλῃς, ἐπὶ εδὴ καὶ δὲν ἐξευρω νὰ τὰ μετρήσω, πάλιν δὲν εἴμουν εὐχα ριστημένος· τὴν τιμὴν δὲ ὁποῦ μοῦ ὑπόσχεσαι, μοὶ εἶναι ἄχρησος . δόξα καὶ τιμὴ εἰς ἐμὲ εἶναι τὰ ἅρματά μου, μέ τά ὁποῖα ἀθανατίζω τὸ ὄνομά μου, καὶ σώζω καὶ τιμάω τὴν γλυκι τάτην μου πατρίδα.

Koutzonicas, Diamanté Zervas et Pilios Gousis, dont il connaissait les intelligences secrètes avec Ali, il comprit, par le refus du conseil, que le pas de Souli à la Roche d'Avaricos étant fermé pour châtier les patriciens coupables, qu'on précipitait autrefois dans l'Achéron, il ne pouvait plus servir son pays que par sa résignation. Il déclara qu'il partait pour remplir son ostracisme; et, sans voir Samuel, sans embrasser sa sœur Caïdos, qui le saluèrent par une décharge d'artillerie au moment où il s'éloignait de sa chère patrie, il retourna à Janina, où le tyran le fit presque aussitôt plonger dans les cachots de son château du lac.

Cette violation des lois de l'hospitalité affligea plus particulièrement les tribus de Souli que ses capitaines; mais Photos, du fond de sa prison, trouva encore le moyen de relever leurs courages. Il leur faisait dire que le vizir n'attenterait jamais à ses jours, qu'il voulait les effrayer par les rigueurs exercées contre lui; qu'ils ne consentissent à aucune de ses propositions, et que Dieu, qui veillait sur la Selléide, les tirerait du danger où ils se trouvaient; il se recommandait aux prières de Samuel.

En effet, il n'était pas dans l'intérêt d'Ali de commettre ce crime; il n'osait même attaquer les Souliotes. La Porte, dont il respectait les ordres quand il ne pouvait pas les enfreindre sans se compromettre, lui ayant défendu toute espèce d'agression contre eux, il se serait contenté de menacer, lorsqu'il saisit, comme une bonne fortune, un incident que personne ne pouvait prévoir, et qu'il sut faire tourner à son profit.

La corvette française l'Arabe expédiée par le premier consul Bonaparte, ou, ce qui est plus vraisemblable, par quelque armateur particulier, après avoir débarqué à OEtylos, dans le Magne, des munitions de guerre qu'elle échangea contre des productions du pays, avait touché à Athènes pour troquer de la poudre contre des huiles, à Zante et à Parga, où elle en vendit encore, afin de se procurer des rafraîchissements. Aussitôt Ali écrivit à Constantinople, que les Français voulaient faire insurger la Grèce, qu'ils avaient débarqué un arsenal entier dans le Magne, qu'ils venaient d'envoyer des caissons de munitions de guerre aux Souliotes, et que l'empire était menacé d'une commotion politique, si on n'y apportait un prompt remède.

Sans approfondir le fait, la Porte, toujours prête à frapper quand

il ne s'agit que de verser le sang des chrétiens, adressa à son vizir, qui avait appuyé sa dénonciation de quelques centaines de bourses distribuées aux redgiali du sultan, un firman par lequel il lui était enjoint de requérir les forces des pachas ses voisins, des beys, des tenanciers de la couronne, et d'attaquer les infidèles de Souli, avec tous les moyens d'extermination qu'il jugerait convenable d'employer.

A la lecture de ce firman qui fut proclamé dans les Albanies, Samuel, arborant l'étendard de la croix sur les remparts de SainteVénérande, appela les fils des Grecs aux combats, tandis que leur ennemi cherchait à réchauffer l'ardeur des Turcs peu disposés à le seconder, parce qu'ils redoutaient plus sa puissance que celle des Souliotes incapables de s'agrandir.

Par suite des lois féodales de l'Épire, imaginées pour défendre contre le pouvoir d'un seul la liberté des agas, en livrant la multitude à l'esclavage, il arrive maintenant que cette caste émancipée par l'islamisme réclame ses droits pour vendre ses.services au plus offrant, lorsqu'il s'agit de guerres intestines pareilles à celle que le satrape entreprenait. Ainsi Ali éprouva plus de difficultés qu'il n'en prévoyait pour rassembler ses contingents, les beys même de Janina marchandaient avec lui; mais comme il ne s'agissait que de débourser des fonds, qu'il savait toujours reprendre avec usure, il résolut de ne pas compter avec ses amis, et les difficultés furent aplanies.

Afin d'intimider les gens qui portaient de l'affection aux Souliotes, et de diviser même ceux-ci au moyen de scrupules religieux, Ali eut recours au saint ministère des prélats de l'église orthodoxe. L'archevêque d'Arta, Ignace, dut écrire par son ordre aux fidèles de la Cassiopie, pour leur défendre, sous peine d'excommunication, d'assister les Souliotes. Il le força de s'adresser ensuite aux chefs des armatolis: Courage, métropolitain, lui disait-il, ne ménage pas les serments.

Ces démarches n'obtenant aucun succès, le satrape envoya un religieux sinaïte 2 de Janina vers les Souliotes, pour leur enjoindre de mettre bas les armes; mais ceux-ci lui signifièrent de se retirer, sans quoi ils le feraient fusiller. Jérothéos, archevêque de Janina, les

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2 Il y a un couvent de religieux de sainte Catherine du mont Sinaï établi à Janina; voyez tome I, ch. 11, de mon Voyage.

admonesta aussi inutilement, ainsi que leur prélat Chrysanthe, évêque de Glychys, qui ne trouva de salut qu'en se réfugiant à Parga; et le peuple, ainsi que le clergé, résistant aux comminations spirituelles, les hostilités ne tardèrent pas à commencer.

Les Souliotes, quoique privés de leurs chefs les plus intrépides, résolurent d'ouvrir la campagne par la destruction du poste de Vilia, que le vizir avait fait construire à l'entrée du grand défilé. Ils manquaient de tout pour attaquer un donjon flanqué de quatre tours, défendu par de l'artillerie et une garnison de cent quatre-vingts Albanais parfaitement approvisionnés ; mais que ne peuvent pas oser des hommes réduits à combattre pour leur existence?

Samuel qui venait, après de longues austérités, de renaître à la liberté, reparaît aux délibérations générales. D'un ton prophétique, il annonce au peuple que Mitococalis, un de ses lieutenants, est l'homme du Jugement dernier, suscité par la Providence pour renverser le château de Vilia. Cette nuit même, s'écria-t-il, il tombera comme les murs de Jéricho; je ne demande pour le prédestiné en Dieu, que deux cents hommes, quelques barils de poudre, et l'assistance des femmes de Souli, afin de transporter les magasins des infidèles dans nos montagnes.

Avec quelle impatience on attendit la nuit glorieuse annoncée par Samuel! Jamais Israël ne frémit de plus d'impatience en approchant des rives du Jourdain, où s'élevait la ville de Jéricho que le Seigneur livra à sa colère, que les Souliotes n'en éprouvèrent, en contemplant les bords de l'Achéron, et la faible distance qui les séparait de Vilia. Ils se délectaient comme des loups affamés qui examinent du haut des montagnes la bergerie qu'ils doivent assaillir pendant le sommeil des pâtres, pour s'y repaître de carnage. On délivre à Samuel ce qu'il a demandé, on choisit les braves destinés à l'accompagner; une foule de femmes s'empressent de le suivre; et, dès que les ténèbres commencent à envelopper les montagnes, il s'achemine, la croix en main, suivi de cette colonne de guerriers des deux sexes.

La nuit tombe; nul bruit ne se fait entendre dans les rangs; un silence profond règne au loin. Arrivés à un lieu indiqué, Samuel ordonne à sa troupe de faire halte, de jeter un cri général au premier coup de fusil qu'il tirera, et d'accourir à son secours. Après avoir ainsi disposé son embuscade, il donne sa bénédiction à Mitococalis, il prie pour lui-même, et, chargeant quatre femmes d'autant de

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