courtisan et honnête homme. Lui et son frère l'abbé, qui fut également de l'Académie française et très-bon grammairien, ils étaient au fond et par le cœur des gens de lettres plus qu'il ne semblerait (1). Dangeau fut constamment l'organe et l'introducteur ou maître des cérémonies de l'Académie française auprès du roi ; il ne perdit aucune occasion de la servir et de lui montrer qu'il tenait à honneur d'en être. Quand le roi l'eut fait grand maître de l'Ordre de Saint-Lazare, en même temps qu'il s'adonna beaucoup au cérémonial et prêta à jaser aux railleurs, Dangeau conçut une idée utile, honorable: il fonda une pension à l'usage des jeunes gentilshommes de l'Ordre, et qui visait à être dans son genre un pendant de Saint-Cyr. Cet homme de représentation, de jeu et de carrousels, n'était pas tout entier à la vanité. Écoutons là-dessus Duclos qui, dans son enfance, fut admis à cette pension de Saint-Lazare parmi les surnuméraires, car on en admettait pour plus d'émulation: « Cette pension, très-célèbre autrefois, dit-il en ses fragments de Mémoires, mérite que j'en parle. Le marquis de Dangeau, à qui Boileau a dédié sa cinquième Satire, forma cet établissement. Comme il était grand'maître de l'Ordre de Saint-Lazare, il se chargea généreusement de l'entretien et de l'éducation de vingt jeunes gentilshommes, qu'il fit chevaliers de cet Ordre, et les rassembla dans une maison de la rue de Charonne, en bon air, avec un jardin, mur mi (1) Dangeau, nommé ambassadeur en Suède, s'adressait à Chapelain pour lui demander s'il ne connaîtrait pas « quelque homme de bien et d'érudition qui pût, à des conditions honorables, lui tenir compagnie pendant son voyage de Suède, et lui servir soit par la conversation, soit par la lecture des bons livres anciens et modernes, à le divertir des objets désagréables, etc. » C'est ce qu'on apprend d'une lettre (manuscrite) de Chapelain au marquis de Dangeau, datée d'avril 1671. Chapelain lui procura un jeune homme de mérite, nommé Falaiseau, qui l'accompagna également dans son ambassade près des princes de l'Empire (octobre 1672). Ce besoin qu'il avait de l'entretien habituel d'un homme instruit, fait honneur à Dangeau et nous est un témoignage de plus de ses goûts littéraires. toyen du couvent de Bon-Secours. Il y établit un principal instituteur qui choisissait les autres, ce qui n'empêchait pas le marquis et l'abbé de Dangeau, son frère, de venir de temps en temps inspecter la manutention et l'ordre de la maison. Les enfants qu'il y plaçait étant trop jeunes pour les armes et l'équitation, la base des exercices était la lecture, l'écriture, le latin, l'histoire, la géographie et la danse. On imagine bien que la sublime science du blason n'était pas oubliée dans une éducation destinée à des gentilshommes dont .chacun l'aurait inventée, si elle ne l'était pas. C'était aussi, avec la grammaire, ce que l'abbé de Dangeau affectionnait le plus. Il a été un très-bon académicien, un fort grammairien, et a porté dans cette partie beaucoup de sagacité. Lui et son frère étaient véritablement des gens de lettres; j'en parle comme je le dois dans l'Histoire de l'Académie. Quoique la maison que le marquis de Dangeau avait établie fût originairement et particulièrement destinée à des élèves chevaliers, il avait permis qu'on y admît d'autres enfants dont les parents payaient la pension, ne fût-ce que pour exciter l'émulation com mune. » Tout cela n'était pas si ridicule, et Duclos, le mordant esprit, parle ici de cette institution, trop tôt déchue, d'un ton reconnaissant. · Enfin, c'était aussi une idée d'homme de lettres chez Dangeau que de tenir registre chaque soir de tout ce qu'il avait vu dans la journée, sans y manquer jamais, et en comblant soigneusement les lacunes quand il faisait de rares absences. Journal de valet de chambre, dit Voltaire, journal d'huissier; tant que l'on voudra! il y avait mieux, il y avait de l'exac.titude du physicien, du statisticien qui prend note chaque jour de certaines variations du temps et de ce qui se passe dans l'atmosphère. Dangeau n'a pas la curiosité remuante comme Saint-Simon et ceux qui veulent tout pénétrer, il s'en tient à la face des choses, à l'écorce; mais il s'attache à être complet là-dessus, et il ne dort tranquille que quand il a mis son registre au courant. Il régnait dans la famille un esprit d'exactitude, de cérémonial et de purisme. Il est très-vrai que ces notes, prises sur quantité de faits et de points de régularité et d'étiquette, pouvaient lui être utiles, à lui courtisan, pour être prêt à répondre à tout, pour être bien informé sur tout; mais je crois qu'il entrait aussi dans ce projet, exécuté d'une manière si constante et si suivie, de cette pensée plus longue et plus honorable d'être utile un jour à la postérité par une multitude d'informations qui aideraient à connaître la Cour et le monarque et en cela il ne s'est point si fort trompé. Ouvrons donc ce Journal de Dangeau, et apprenons à le lire en y mettant de cet esprit historique que l'auteur n'avait pas, mais qu'il sert si bien. Le Journal commence le dernier jour du carême de 1684 : « Samedi 1er avril. Le roi fit ses dévotions et donna plusieurs abbayes. (Suit l'énumération des abbayes données.) « Dimanche 2, jour de Pâques. M. d'Agen (l'évêque d'Agen, Mascaron), qui avait prêché tout le carême, acheva ses prédications par un des plus beaux sermons et un des plus beaux compliments au roi qu'on puisse faire; c'est toujours ce jour-là que les prédicateurs font leur compliment d'adieu au roi. - « Lundi 3. Le roi à son lever parla fort sur les courtisans qui ne faisaient point leurs Pâques, et dit qu'il estimait fort ceux qui les faisaient bien, et qu'il les exhortait tous à y songer bien sérieusement, ajoutant même qu'il leur en saurait bon gré. » Nous voilà avertis dès le commencement que nous sommes dans les années régulières et déjà plus strictes de Louis XIV, dans celles de madame de Maintenon et de l'étroite vertu; ce sont ces trente dernières années que Dangeau notera dans toute leur suite et leur teneur. Il aurait fait toute une introduction pour nous le dire qu'il ne nous le montrerait pas mieux. On se demande d'abord comment il a l'idée de noter de pareilles choses, des minuties telles que celles qu'il enregistre « Monseigneur prit médecine et me donna deux petits tableaux de sa propre main, etc. - Le roi alla tirer dans son parc; madame la Dauphine se fit saigner et garda le lit tout le jour. Monseigneur prit médecine, etc.-Monseigneur le duc de Bourgogne fut consi dérablement malade d'une dent qui lui perçait. Il était presque guéri quand le roi partit (pour Chambord), etc. >> Et dans ces voyages de Chambord il n'oubliera pas de dire combien il y avait de carrosses, et comment on était placé dans celui du roi et dans les suivants : « Voici comme on était placé dans le carrosse du roi en venant le roi et madame la Dauphine au derrière, Monseigneur à une portière, madame de Maintenon à l'autre, et dans le devant madame la princesse de Conti, Mademoiselle, et madame d'Arpajon. - Dans le second carrosse, etc. Il y a du trop, il y a de la futilité, diront les plus curieux lecteurs. Ne chicanons point Dangeau ; passons-lui les défauts qui lui ont fait faire son Journal, et sans lesquels il ne l'eût point mené à fin. Ces petits événements, ces particularités à peu près insignifiantes qu'il constate étaient la nouvelle et la curiosité du jour où il écrit, cela lui suffit. Et d'ailleurs, dans ce genre de statistique et de chronique, si l'auteur se permet de choisir et d'élaguer une fois à son gré, il n'y a plus de garantie. Laissons donc Dangeau dresser son procès-verbal comme il l'entend, prenons ses carnets comme ils sont à nous de faire le choix et de raisonner après coup. Et il y a lieu vraiment, il n'est que de faire attention et de savoir le lire. Nous sommes au moment où madame de Montespan décline ou plutôt est déjà tombée; où madame de Maintenon va régner ou règne déjà. Dangeau, tout lié qu'il est avec celle-ci, ne parle point de la sorte; il se garde bien d'être indiscret, il ne dit que ce qu'il voit, ce que tout le monde a vu comme lui. Le roi, malade d'une tumeur et qui s'est fait opérer une première fois, n'est pas entièrement guéri et projette un voyage à Baréges; il annonce ce voyage, qui d'ailleurs ne se fera pas : « Mardi 21 (mai 1686), à Versailles. Sur les sept heures (du soir), le roi entra dans le cabinet de Madame la Dauphine et lui déclara sa résolution sur le voyage. Sa Majesté a envoyé un ordinaire à Monsieur pour lui mander cette nouvelle. Le roi partira le lendemain des fêtes de la Pentecôte..- Le soir il y eut comédie italienne, où tout le monde était fort triste à cause de la nouvelle que le roi venait de dire. Madame de Montespan eut des vapeurs très-violentes en apprenant que la santé du roi n'était pas entièrement rétablie. On ne sait si elle sera du voyage. »> Ici Dangeau est presque malin. Ces vapeurs de madame de Montespan lui viennent-elles de ce qu'elle apprend que le roi est encore malade, ou de ce qu'elle ignore encore si elle sera du voyage, grand écueil pour elle aux yeux de tous? Dangeau est trop circonspect et trop poli pour le dire, il vous laisse le plaisir de le deviner. Quelques jours après, les choses se dessinent; il devient moins sûr que jamais qu'elle soit du voyage, et on lit à la date du samedi 25 mai : « Madame de Montespan, chez qui le roi était allé au sortir de la messe comme à son ordinaire, s'en alla le soir toute seule à Rambouillet; elle n'a voulu prendre congé du roi ni de personne. » On aura d'autres nouvelles encore de madame de Montespan, mais seulement au fur et à mesure et au jour la journée. Une fois, à Marly, lundi 23 septembre, << Madame de Montespan dit au roi,. l'aprèsdînée, qu'elle avait une grâce à lui demander durant le séjour de Marly, qui était de lui laisser le soin d'entretenir les gens du second carrosse et de divertir l'antichambre. » C'était une ironie sous forme de gaieté : elle jouait sur sa disgrâce. Le dit-elle d'un ton piqué? le dit-elle d'un ton de raillerie plaisante et de cet air dont, on dit quelque chose d'impossible? Saint-Simon dans une note commente, explique; Dangeau rapporte le mot purement et simplement, et passe outre. Entendez-le comme vous voudrez (1). (1) M. de Vivonne, madame de Montespan et ses sœurs avaient dans l'esprit un tour inimitable, ce qu'on a pu appeler l'esprit Mor |