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Noir, les bannières surchargées d'ornements, lui parurent un spectacle émouvant et curieux. A la vue de la première exécution, il eut soif et très chaud, un frisson le parcourut de la tête aux pieds et il faillit laisser choir ses jumelles qu'il avait emportées pour ne perdre aucun détail. Mais la deuxième et la troisième exécution, il a honte à le dire, le laissèrent insensible.

Thorwaldsen travaillait alors à Rome; il entreprit un buste de Byron qui, raconta-t-il plus tard, ne savait pas poser; ou bien il s'agitait ou bien il prenait un air contraint. Byron trouva qu'il ne lui avait pas donné l'air assez triste 1.

L'Américain West, qui peignit son portrait cinq ans plus tard à Livourne, dit qu'il n'aurait pas composé autrement sa physionomie s'il avait posé pour le frontispice de Childe Harold2.

Cependant Byron regrettait Venise. Rome, au surplus, était pour lui un beau sujet à variations poétiques mais ne l'avait pas saisi suffisamment pour qu'il y fixât son séjour. Peut-être n'y était-il pas, à cause de l'affluence, un personnage aussi en évidence qu'à Venise. Il partit donc, s'en revenant par Florence, et rentra à La Mira le 28 mai 1817.

1. Cependant, d'après Moore, la comtesse Guiccioli et Lady Blessington, le fond de son caractère était la gaieté. « Son rire, dit la seconde, avait quelque chose de charmant. L'air même qui l'entourait semblait rire. »

2. Le buste de Thorwaldsen fut envoyé à Hobhouse; une réplique en existe à Copenhague. En 1829, Thorwaldsen fit une statue de marbre de Byron qui devait figurer à Westminster; elle n'y fut pas admise. Voir à la fin du volume. Trinity College à Cambridge en possède une autre.

XIX

LE QUATRIÈME CHANT DE CHILDE HAROLD.

DON JUAN.

A

USSITOT de retour, Byron, retiré dans sa villa de La Mira, se mit à l'œuvre pour rédiger le quatrième chant de Childe Harold où, comme il le confesse lui-même dans sa dédicace, il cesse de tracer, entre son héros et lui, une ligne de démarcation que les lecteurs s'appliquaient à ne pas apercevoir. Le travail avança avec une surprenante rapidité. Au début de juillet (1817), il annonce à Murray qu'il l'a commencé; le 15, il en est déjà à la 98o strophe et déclare que le chant est terminé, mais comme de coutume, il ajoute aussitôt d'autres strophes. Le 21 août, il y en a 105; le 4 septembre, 144; le 15 septembre, 175. Sous sa forme définitive, le chant en compte 196. Ces adjonctions retardèrent la publication jusqu'au commencement de 1818 1.

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Byron avait une arrière-pensée en entretenant son éditeur avec tant de soin des progrès du labeur auquel il se livrait; en effet, il lui conseille de mettre beaucoup d'argent de côté car il se montrera << exigeant en diable » et il ajoute que, s'il en avait usé ainsi dès le début, il serait à l'heure actuelle, un riche gentilhomme. C'est ce regret apparemment qui le pousse à exiger davantage. « Vous m'offrez 1500 guinées, écrit-il à son éditeur Murray; j'en veux 2 500, à prendre ou à laisser.... » Comme Murray hésitait devant ce chiffre exorbitant, il lui offrit par-dessus le marché

1. Le 7 janvier, Hobhouse quitta La Mira pour Londres emportant le manuscrit,

Beppo, <«< histoire vénitienne » qui est une satire de mœurs, une première étape vers Don Juan 1.

Byron devenait un excellent homme d'affaires. Il défendait habilement ses droits qu'il s'agit de ses manuscrits, de ses chevaux, de ses bateaux ou des maisons qu'il sous-louait.

Cette vérité lui apparaissait enfin que, pour dépenser magnifiquement de l'argent, il est indispensable d'en avoir. La vente de l'abbaye de Newstead avait été faite dans de bonnes conditions (£ 94 500), mais, les hypothèques et les dettes acquittées, il ne lui resta presque rien. Il se mit à compter. Shelley le surprit examinant ses notes de semaine. Un jour qu'on lui apporta un rouleau d'or, il en vérifia le contenu avec un véritable plaisir, maniant les pièces et les remaniant.

Cela n'empêcha pas que Byron, qui possédait déjà un logement à Venise et une villa, s'occupât d'acheter du consul anglais Hoppner une maison, la villa Cappuccini, dans les monts Euganéens, non loin d'Este et d'Arquà. Le voisinage de Pétrarque l'attirait.

Hobhouse l'avait rejoint à La Mira et l'avait trouvé « plein de santé, joyeux, heureux. » Il écrivait beaucoup, il faisait de longues promenades à cheval sur le Lido.

Chaque jour, à peu près, il se rendait sur cette étroite bande de terre alors inculte et inhabitée et y galopait follement, surtout quand il voulait échapper aux regards des curieux. Un vieux fort servait d'écurie à ses quatre chevaux. Ils furent réquisitionnés vers cette époque par le gouvernement autrichien qui concentrait des troupes en Romagne par appréhension d'un soulèvement carbonariste, mais Byron déclara que plutôt que de les céder, il les abattrait et qu'en outre, il était étranger. On n'insista pas.

Une de ses distractions favorites était d'emmener ses amis avec lui! L'un d'eux raconte que, passant près d'une borne plantée dans le sable, il lui dit qu'il tenait à être enterré là et qu'il le chargeait d'y veiller. Il savait qu'en sa qualité de protestant, le clergé catholique refuserait à ses dépouilles l'entrée dans un cimetière consacré, ce qui fut en effet le cas pour Shelley. Il voulait aussi éviter

1. Beppo (quelques strophes) fut publié en février sans nom d'auteur à l'ordinaire. La seconde édition porte le nom de Byron.

2. L'abbaye, deux fois mise à prix sans succès, à £ 90 000, avait été vendue au colonel Wildman, camarade de classe de Byron à Harrow.

que son enterrement eût lieu en Angleterre, ce qui permettrait à la famille de sa femme de s'en occuper.

La natation continuait à passionner Byron. Les Vénitiens l'avait surnommé « Le Poisson anglais ou le Diable marin. » Un gondolier à qui l'on demandait où le poète trouvait les belles choses qu'il mettait dans ses vers, répondit : « Sûrement au fond de l'eau. » Un nageur fameux, Mengaldo, « gentilhomme de terre ferme » qui passait pour le plus fort champion d'Italie, voulut se mesurer avec lui. Byron nagea cinq heures, l'autre dut abandonner la lutte au bout de quatre heures et demie.

Ces exercices n'empêchaient pas Byron de s'adonner aux plaisirs; dès le commencement du carnaval, c'est-à-dire en janvier 1 (1818), commencèrent les soirées, les redoutes, les bals, les spectacles. Byron y prit part sans mesure et acheva de compromettre sa santé. La raison qu'il donne est, pour le moins, singulière : << Voir une ville mourir peu à peu est un spectacle lamentable. Je cherche à en détourner mon attention en me plongeant dans un gouffre qui n'est rien moins que le plaisir. >>

Néanmoins il ne se privait pas de la satisfaction de critiquer les folies des autres. « In aliis pediculum vides, in te recinum non vides », comme il est dit dans le Satyricum3.

Un Espagnol s'était épris d'une fille dévoyée, « élevée dans un couvent catholique et par une gouvernante anglaise, ce qui ne fait honneur, écrit Byron, ni à l'un ni à l'autre. » Byron, qui était son voisin, entendait leurs querelles et vit à la fin l'Espagnol jeter la femme dehors. Et il trouva tout cela bien ridicule. Peu de mois après, la même aventure allait lui advenir.

On se le disputait dans la société. La coterie Benzoni réussit à l'arracher à la coterie Albrizzi, ce dont s'entretint toute la ville à sa grande joie.

Il apprit vers cette époque qu'un Vénitien préparait une traduction de Manfred, ce dont il fut très alarmé car ledit Vénitien avait écrit à Londres pour demander des conseils sur le sens de certains mots et semblait ne rien entendre à l'anglais; ainsi il avait traduit feu follet par botte de foin! Byron lui fit demander de renoncer à

1. Il était rentré à Venise en octobre.

2. Première forme de La paille et la poutre.

3. Dans le Ier acte. Cf. Lettre du 13 juillet 1820 à Moore.

son projet promettant de le dédommager, mais l'autre refusa; alors Byron lui proposa directement deux cents francs. Nouveau refus jusqu'au moment où Byron lui signifia que, s'il n'acceptait pas tout de suite les deux cents francs, il le cravacherait. C'est ainsi qu'alors se réglaient les questions de droit de traduction.

Sa maison de la Spezieria lui devenait odieuse, peut-être parce que son hôtesse la Marianna l'exaspérait maintenant. N'avait-elle pas eu le front de vendre des bijoux qu'il venait de lui donner!

Un bijoutier, qui en ignorait la provenance, vint les proposer à Byron qui eut l'espièglerie de les racheter et de les lui offrir de nouveau, mais ce fut le coup de grâce. Au 1er juin 1848, on le trouve établi dans le superbe palais de la comtesse Mocenigo, situé vers le milieu du Grand Canal et datant en partie du XVIe siècle. Son loyer annuel était de £ 160, ce qui fut considéré par tout Venise comme une extravagance sans seconde.

Sa réputation sur ce point était bien établie. Quand Shelley vint le retrouver, son gondolier lui dit qu'il y avait à Venise un jeune Anglais, qui avait un nom impossible à prononcer et prodiguait l'argent.

Sa rupture avec sa maîtresse fut le commencement d'une vie de désordres honteux. Cherchait-il à distraire sa pensée, à braver l'opinion, à scandaliser ses concitoyens, à blesser Lady Byron dont il comprenait maintenant qu'il était séparé pour jamais?

Quoi qu'il en soit, il se jeta dans la basse galanterie. Il vivait dans une sorte d'exaltation de l'esprit et des sens. Ses amis ne l'avaient jamais connu si brillant, si abondant en vues profondes ou pittoresques, si ardent au travail. Shelley note chez lui «< une ambition qui ne trouve pas le moyen de se satisfaire, une impatience de célébrité qui le ronge. »>

Il ne faut point oublier qu'il ne goûtait pas pleinement sa gloire littéraire; les échos ne lui en arrivaient qu'affaiblis; il n'avait pas ce contact immédiat avec la célébrité qui permet d'en savourer

1. Il dira à Lady Blessington que rien ne rend immoral comme de savoir qu'on n'a la sympathie de personne, mais d'autre part il a écrit avec beaucoup de profondeur qu'il y a, pour une âme forte, une orgueilleuse satisfaction à se sentir séparé de la

multitude.

2. Il a comparé ses vers à la lave qui, en s'épanchant, nous épargne les tremblements

de terre.

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