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représentent, se font presque suite. Ils ont pour titre la Vieille Fille et le Cabinet des antiques.

Transportons-nous en Basse-Normandie, à Alençon, dans les premiers jours du retour des Bourbons. Mademoiselle Cormon est arrivée à l'âge de quarante ans, sans avoir pu trouver, pour le mariage, chaussure à son pied. Elle est, à son insu, l'objet de la convoitise de trois prétendants. Le premier, le chevalier de Valois, est un débris des raffinés du dernier siècle, une sorte d'Adonis en retraite, qui a eu la jeunesse galante d'un Lauzun ou d'un maréchal de Richelieu. Dans Alençon, le chevalier représente à la fois l'esprit voltairien et les traditions de royalisme pur des gentilshommes d'une époque disparue. Le deuxième aspirant à la main de mademoiselle Cormon est un fils de la Révolution, nommé du Bousquier, ancien familier de Barras et fournisseur de Napoléon, devenu dans la ville le chef du parti libéral. Le chevalier de Valois est une image parfaite de l'ancienne courtisanerie. Du Bousquier représente bien la République. « Les époques, dit Balzac, déteignent sur les hommes qui les traversent. » C'est pour démontrer cet axiome, que le romancier nous a fait les portraits et narré les biographies du chevalier de Valois et de du Bousquier. Ces deux types opposés l'un à l'autre ont, sous la plume de Balzac, un relief merveilleux. Le libéral et le royaliste, vieux garçons tous deux, sont rivaux et devinent mutuellement leurs désirs. Ils ont chacun l'intention de se faire de la vieille fille riche un marchepied : le chevalier, pour aborder les sphères élevées de la cour; l'ancien fournisseur, pour arriver à la députation. On voit que l'inimitié de ces deux hommes dans la vie privée, se complique d'une rivalité sans merci, sur le terrain de la politique. L'un est le présent, l'autre le passé.

« En 1815, la France entière, jusque dans les plus petits villages, se trouvait divisée en deux camps : les partisans de l'ancien régime, prêtres ou nobles revenus de l'émigration, et les membres du tiers état, campagnards ou bourgeois, la première force de la nation. » C'est cette division politique, étudiée par Balzac dans les mœurs françaises après la tourmente de l'empire, qui donne tant d'intérêt à la plupart des Scènes de la vie de province,

et en particulier aux deux histoires que renferment les Rivalités. Nous n'avons qu'un léger reproche à faire à l'auteur, au milieu du plaisir que nous donnent ses savantes et sagaces observations, c'est qu'il montre quelque peu de partialité en faveur des ultraroyalistes de l'émigration. Dans ses romans, les libéraux de l'opposition, ou les bonapartistes de l'armée de la Loire, sont presque tous de vilaines gens. Quant au produit moyen de la fusion des partis après 1830, le bourgeois de Louis-Philippe, n'en parlons pas! il fait horreur à Balzac. N'en veuillons pas à l'écrivain, nous qui appartenons à cette bourgeoisie : lorsqu'il montre son humeur dans ses œuvres, il n'en est que plus amusant. Ceci dit, revenons à mademoiselle Cormon.

Le chevalier et du Bousquier ne veulent épouser la vieille fille que par intérêt : ils attendent l'occasion, le hasard qui doit la leur livrer. Mais il existe un troisième prétendant; celui-là, c'est un pauvre jeune homme qui aime véritablement mademoiselle Cormon malgré ses quarante ans, alors que lui en a à peine vingttrois. Athanase Granson tient beaucoup d'Albert Savarus. Sa courte apparition dans le récit en forme tout le côté poétique. Aussi l'auteur a-t-il donné au jeune homme une des plus attachantes physionomies qu'ait pu tracer avec attendrissement son pinceau le plus délicat. Athanase appartient à la classe des hommes de talent qui s'ignorent et se découragent facilement. Il a cette fierté sauvage qu'exalte la pauvreté chez les hommes d'élite, qui les grandit pendant leur lutte avec les hommes et les choses, mais qui, dès l'abord de la vie, fait obstacle à leur avènement. Le mépris que le monde déverse sur la pauvreté prépare chaque jour la perte du jeune Granson. Il aime sa parente éloignée; et, dans sa pensée, son mariage avec mademoiselle Cormon doit assurer son existence matérielle, pour lui permettre de s'élever ensuite vers la gloire.

Nous voyons là une des grandes conceptions de l'amour, tel qu'il existe en province, où il est interdit à un jeune homme d'aimer une belle fille pauvre, parce que ce serait, comme disent les provinciaux, marier la faim et la soif. Le romancier s'est emparé de ce sujet et l'a traité avec une hauteur de vue vraiment admi

rable. Dans les révélations de l'état du cœur d'Athanase, se retrouvent les plus sublimes peintures du sentiment, déjà vues dans Eugénie Grandet, le Lys dans la vallée, et les premières Scènes de la vie privée. Pour se rendre compte de la passion d'Athanase, Balzac en appelle à tous ceux qui ont souffert de la répression de leur premier désir, aux artistes malades de leur génie étouffé par les étreintes de la misère, aux talents persécutés et sans appui, sans amis. « Ceux-là seuls, dit-il, peuvent connaître les lancinantes attaques du cancer qui dévorait Athanase, et non pas les gens riches, ces sultans de la société qui y trouvent des harems, ni les bourgeois qui suivent la grande route battue par les préjugés. Les malheureux seulement ont pu agiter ces longues et cruelles délibérations, faites en présence de fins si grandioses, pour lesquelles il ne se trouve point de moyens. Ils ont subi ces avortements inconnus où le frai du génie encombre une grève aride. Poussés comme Athanase par une vocation, par le sentiment de l'art, ils ont cherché maintes fois à à se faire un moyen de sentiments que la société matérialise sans cesse. » Le romancier a mis tout son cœur et tout son talent dans ces paroles qui disent assez les souffrances d'Athanase Granson.

Le jeune homme est aimé à son insu par une grisette, Suzanne, que nous voyons, aux Scènes de la vie parisienne, devenir une grande courtisane, célèbre autant par son esprit que par sa beauté, et qui eût été autrefois la rivale des Rhodope, des Impéria et des Ninon. Cette Suzanne sera la fameuse madame du ValNoble, la maîtresse d'Hector Merlin, le grand écrivain royaliste, dont il est parlé dans Illusions perdues.

Balzac s'étend longuement sur la magnifique description du premier bon sentiment de la courtisane en herbe. Suzanne, à dixhuit ans, est déjà une de ces femmes qui savent reconnaître le génie dans son incognito. La grisette, qui certes a l'instinct de la misère et des souffrances du cœur, ressent à la vue d'Athanase cette étincelle électrique, jaillie on ne sait d'où, qui ne s'explique point, que nient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a été éprouvé par beaucoup de femmes et d'hommes. C'est tout à la fois une lumière qui éclaire les ténèbres de

l'avenir, un pressentiment des jouissances pures de l'amour partagé, la certitude de se comprendre l'un et l'autre. C'est surtout comme une touche habile et forte, faite par une main de maître sur le clavier des sens. Le regard est fasciné par une irrésistible attraction, le cœur est ému, les mélodies du bonheur retentissent dans l'âme et aux oreilles, une voix crie: « C'est lui! » Un éclair de l'amour vrai brûle en ce moment chez Suzanne les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage et de la dissipation. La jeune fille conçoit le vague espoir de s'enrichir et de revenir de Paris les mains pleines, en disant à Athanase: « Je t'aimais! » Comme beaucoup de femmes ont pu le souhaiter pour des hommes adorés au delà des forces humaines, elle se sent capable de faire à Athanase avec son beau corps un marchepied pour qu'il atteigne promptement à sa couronne.

Quelle sublime peinture Balzac nous donne ici de ce choc des cœurs d'où jaillit l'amour et qu'on appelle le coup de foudre! Combien d'écrivains ont-ils su s'élever à une telle hauteur de sentiment et de style? Nous reverrons dans Illusions perdues et dans Splendeurs et Misères des courtisanes, de plus complètes études de l'amour absolu des filles quand elles aiment; nous en ferons alors une plus longue analyse! Ici, hélas! nous avons maintenant épuisé toute la poésie du livre.

Les événements interdisent le bonheur à tous les personnages de l'intrigue, sauf à du Bousquier. Cette petite Suzanne, avant d'aimer Athanase, a eu des relations intimes aussi bien avec le chevalier de Valois qu'avec du Bousquier. Elle veut se faire épouser par l'un ou par l'autre, et essaye de se faire passer à leurs yeux pour compromise d'une façon irrévocable. Elle ne réussit pas à tromper sur ce point le rusé chevalier, mais elle est plus heureuse du côté de du Bousquier. Le farouche républicain qui, en réalité, suivant le mot incisif de Balzac, est aussi impuissant qu'une insurrection, passe dans Alençon pour avoir séduit Suzanne. C'est aussitôt un tolle général. Le chevalier, qui a conseillé à la grisette ce vilain tour, et madame Granson, qui a le secret de son fils, espèrent que ce scandale éloignera pour toujours du Bousquier de la maison de mademoiselle Cormon. Grave

erreur! Le chevalier se trouvera bientôt battu par ses propres armes. En effet, la réputation de du Bousquier excite la curiosité de mademoiselle Cormon, qui est toujours désespérée de son état de fille; et l'image du galant républicain vient maintes fois hanter l'esprit de la quadragénaire. Un événement imprévu, le dépit de la vieille fille, trompée dans son dernier espoir d'épouser M. de Troisville, jette mademoiselle Cormon dans les bras de du Bousquier, arrivé le premier, avant le chevalier de Valois, pour la consoler. C'est l'ancien fournisseur qui a gagné la partie. Les résultats de son mariage avec mademoiselle Cormon sont d'abord le suicide d'Athanase, quand l'infortuné jeune homme voit le renversement de ses espérances; puis le lugubre changement d'existence du chevalier de Valois qui, trompé lui aussi dans ses rêves les plus chers, mourut, comme le dit l'auteur, de son vivant. Enfin, de grands malheurs secrets sont apportés par ce mariage dans la vie intime de mademoiselle Cormon. Son oncle, l'abbé de Sponde, meurt du chagrin que lui cause la conduite politique de son beau-frère. Du Bousquier ne tient, comme mari, aucune des promesses sur lesquelles comptait naturellement mademoiselle Cormon. La pauvre femme, dont la dévotion souffre du libéralisme impie de du Bousquier qui ne tarde pas à se démasquer, passe sa vie dans les larmes, tout en ne cessant d'offrir au monde un visage placide. Elle désire toujours un enfant. « J'en achèterais un, dit-elle, par cent années d'enfer! » et on a beau lui objecter qu'un enfant serait sa mort, elle avoue à une de ses amies qu'elle ne supporte pas l'idée de mourir fille.

LE CABINET DES ANTIQUES

Le Cabinet des antiques est la continuation de l'histoire de du Bousquier, qui prend, dans cette deuxième partie des Rivalités, le nom de du Croisier. Mais la figure du chef des libéraux d'Alençon passe ici au second rang, pour laisser au premier plan: Victurnien d'Esgrignon, le notaire Chesnel et quelques autres personnages qui composent le salon des d'Esgrignon, surnommé le « Cabinet des antiques ».

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