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faits et les grave dans la mémoire; secondement de cette promptitude de conception qui saisit et embrasse tout d'un coup l'ensemble, les masses et les détails d'un sujet; troisièmement de cette fécondité d'esprit qui naît de l'abondance des souvenirs; quatrièmement de cette rectitude de jugement, de cette délicatesse de goût qui choisissent et ordonnent. Je ne parle pas de la connaissance des procédés tecniques qu'un habile ouvrier peut posséder tout comme un grand artiste.

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Fussiez-vous pourvu de tous ces dons réunis, gardezvous d'en faire un emploi encore trop difficile, cherchant à saisir la nature dans ses attitudes nobles, sublimes ou gracieuses: vous ne sauriez surprendre ses divins secrets sans les avoir épiés long-temps. Au lieu que pour apercevoir et rendre ses formes communes et ses habitudes triviales, il vous suffit d'avoir des yeux et de savoir manier un crayon. On a peu d'occasions de considérer un héros qui résout de mourir pour sa patrie, un sage qui boit la ciguë, un martyr qui sourit à la douleur; mais une scène de corps-de-garde, les minauderies d'une coquette, les grâces d'un petit maî tre, cela se voit et peut s'observer à chaque instant.

Peignez donc le trivial: aussi bien est-ce le moyen d'être compris de tout le monde. Peu de gens sont capables de sentir le prix d'un bel ouvrage. Allez au Salon voyez cette foule qui se presse devant un petit cadre. Que croyez-vous qu'elle admire? elle s'extasie sur l'éclat d'un chaudron, sur l'étonnante vérité d'un réchaud allumé, sur l'effet d'une lampe, ou d'une lumière de croisée qui traverse un rideau.

Est-il besoin d'ajouter que vous devez faire des intérieurs préférablement à des paysages; vous sentez

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que tout ce que j'ai dit de la nature humaine s'applique également à la nature inanimée. Retencz bien ceci : Votre emploi doit se borner à copier, à calquer pour ainsi dire; or, la nature ne se laisse pas copier, elle est trop mobile, trop féconde en accidens divers; ses aspects dignes des arts se présentent trop rarement, et ne se présentent même jamais à des yeux vulgaires ou distraits. Prétendez-vous surprendre au passage un sourire, un coup-d'œil, mouvement du corps, un jeu des muscles? vous taillez vos crayons, et le modèle n'est déjà plus.

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Voilà pour le dessin. Voici maintenant pour le clairobscur et le coloris. Que de difficultés et de dégoûts à peindre la nature éclairée et coloriée par la lumière du ciel! Que de facilité, au contraire, à imiter des murailles, des plafonds, des voûtes et des tapisseries! Gessner, dans sa lettre à Fueslin, sur le paysage, donne aux artistes médiocres ce conseil que je vous recommande: « Vous peindrez sans beaucoup de peine les débris d'une étable et des paysans ivres. Efforcez-vous alors de prodiguer les effets du clair-obscur et la magie de la couleur, vous aurez au moins, sans fatiguer votre génie le mérite d'une exécution brillante mais n'aspirez pas à flatter l'esprit et à toucher les ames; n'exigez que des yeux le tribut qui n'est dû qu'à la main. »

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Prodiguez les effets. Recette commode et sûre. Que de ressources ne vous offre pas une scène enclose de murs badigeonnés au gré de votrẻ caprice, où vous pourrez verser à loisir tous les trésors de votre palette! Ajoutez à l'avantage d'opposer les tons jaunes, bleus, cramoisis, celui de faire jouer la lumière selon votre

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bon plaisir, et de la distribuer à tort et à travers sans que la critique ait rien à dire ; car, il n'est pas d'effets bizarres que vous ne puissiez obtenir et justifier au moyen d'un jour factice que vous introduisez, interceptez et torturez comme il vous plaît. Une fenê tre ouverte, ou fermée, un vitrage, une draperie, un meuble habilement interposés vous procurent à profusion des accidens de lumière, de demi-teintes, de reflets, d'ombres portées. Et comme ces effets se multiplient, surtout dans un édifice gothique, une chapelle, un couvent, peignez des capucinières ; c'est dans de tels sujets que vous atteindrez au sublime du trompe-l'oeil et du diorama.

Mais gardez-vous de vous égarer sur les pas des Potter, des Valenciennes, des Watelet, dans de vastes campagnes, sur les monts, dans les vallées, dans les forêts. Malheur à vous s'il vous prend fantaisie d'imiter la transparence des eaux et de l'atmosphère. Comment trouver sur votre palette des couleurs pareilles à celles dont la nature s'empreint sous un ciel tantôt pur, tantôt voilé de vapeurs épaisses ou légères? Comment saisir et distinguer les aspects si divers que le soleil donne à un paysage, en parcourant son orbite, soit qu'il brille à découvert, soit qu'un obstacle arrête ou brise ses rayons. Croyez-moi : cette tâche est au-dessus des forces d'un peintre ordinaire. Renoncez-y.

Me direz-vous que, charmé de la beauté d'un site, vous saurez bien le transporter sur la toile? Assis sur un tertre, armé de vos instrumens, les yeux fixés sur un bouquet de verdure, vous allez copier ces arbres tandis que les rayons du soleil se jouent entre les feuilles et les branches, et ce lac dont un zéphir léger ride à

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peine la surface, et cette colline qui borne l'horizon. et projette son ombre sur la plaine.

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Vous avez déjà commencé mais un coup de vent agite le feuillage, et soulève les flots du lac, un nuage passe, le soleil a parcouru un degré tout le paysage vient de prendre une autre forme, un autre mouvement, d'autres couleurs. Votre modèle ne pose plus. Le ciel était inondé de lumière : il est chargé de nuages. Les lointains étaient vagues, les contours se perdaient dans une atmosphère vacillante et vaporeuse : les formes se sont plus fortement arrêtées, l'air a perdu sa transparence, on dirait que l'horizon s'est rapproché; les lignes de la perspective semblent avoir changé leurs directions et leurs rapports. En un mot, c'est un autre site que vous avez sous les yeux, et vous avez perdu vos peines.

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Si vous vous obstinez à peindre la nature, la couleur fera toujours votre désespoir; la couleur est imperceptible aux yeux de tout peintre qui n'en a pas le sentiment. Or le sentiment de la couleur, c'est le peintre même, comme le style est l'écrivain. Diderot l'a dit avec raison: le dessin donne la forme aux êtres; la couleur leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime. On ne manque pas d'excellens dessinateurs; il y a peu de grands coloristes.

Je vous exhorte à lire ce que Diderot a écrit sur la couleur, afin d'apprendre comme il ne faut pas faire ; car c'est au génie qu'il s'adresse, et je donne des conseils à la médiocrité. Mon dessein est de l'encourager et la préserver du désespoir que doivent lui inspirer la, contemplation des modèles, et la lecture, des traités.

Encore un mot sur le sujet que je viens d'ébaucher.

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Comme il est possible, malgré le goût général pour les intérieurs, que l'on vous commande des paysages, il ne faut pourtant pas que vous restiez court, et que vous refusiez les occasions de faire ou d'augmenter votre fortune. Voici donc un conseil qui pourra vous guider au besoin. Voyagez quelquefois, mais rapidement. Visitez quelques lieux célèbres par la beauté des sites, comme la Suisse, l'Italie, certaines provinces de France. Chemin faisant, croquez à la hâte ce qui vous paraîtra pouvoir entrer tellement quellement dans un paysage. N'oubliez pas de garnir votre carton de ruines gothiques, de débris de monumens fameux. Puis rentrez dans votre atelier chargé de ce précieux butin. Si quelque riche amateur vient vous commander un paysage et vous en offre un bon prix, ouvrez votre carton, et tirez-en, pour votre composition, différentes pièces, cohérentes ou non, peu importe. Mariez à une vue des Pyrénées, les eaux de la Suisse, la végétation de Montmorenci, et le ciel de Naples; ajoutez pour fabriques des édifices mauresques, ou des antiquités celtiques, romaines ou gothiques, selon le sujet (car souvenez-vous qu'un paysage ne saurait se passer d'un sujet). Ge sujet vous aura sans doute été donné par l'amateur : il sera tiré d'une chronique, ou d'un roman de chevalerie. De toutes ces pièces de rapport vous composerez un ensemble dont personne ne soupçonnera l'artifice cela passera pour richesse et variété.

Voilà, mon jeune ami, les conseils que j'avais à vous donner : suivez-les, sinon pour votre gloire, du moins pour votre célébrité et votre fortune. J'omets les préceptes de détail auxquels l'expérience et l'usage du

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