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>> resserré dans les bornes des êtres, s'y trouve » trop à l'étroit; j'étouffe dans l'univers.» (Lett. à Malesherbes.)

Voilà vraiment du sublime, dit tout bas Diderot, ou je ne m'y connois pas. Je suis perdu, si je ne le prends pas sur un ton plus élevé. Allons, courage! étonnons mes confrères par la hauteur de mes idées. « Jeune homme, sais-tu ce que c'est >> qu'un philosophe spéculatif? il est au haut » d'une montagne, dont le sommet se perd dans » les nues. Lève les yeux; tu le verras occupé » du grand acte de la généralisation, du dépouil» lement des concepts, du soin d'amener ses no» tions dans l'entendement, en faisant évanouir » les spectres corporels. Tu le verras absorbé >> dans le spectacle de ses pensées, et pénétré de » la conscience de la hauteur à laquelle il s'est » élevé; et dans ton admiration, tu t'écrieras : >> ah! philosophe spéculatif, comment respirer et » te suivre.» (Interp. de la nature, 117.)

Où étois-tu à l'époque de ce débordement philosophique, éloquent disciple de ces grands hommes, toi dont les écrits nous ont prouvé que le feu sacré allumé par eux, subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force? Ah! s'il t'avoit été donné de te présenter à leur regard furtif, combien tu les aurois étonnés par ce tableau imposant d'un philosophe en méditation! « j'ai dit : j'irai » dans la solitude vivre parmi les ruines. J'inter

> rogerai les monumens anciens, sur la sagesse >> des temps passés; j'évoquerai du sein des >> tombeaux l'esprit qui jadis fut la splendeur des » états et la gloire des peuples. Je demanderai à » la cendre des législateurs, par quels mobiles » s'élèvent et s'abaissent les empires, de quelles » causes naissent la prospérité et les malheurs >> des nations, sur quels principes enfin doivent » s'établir la paix des sociétés, et le bonheur des >> hommes...... O ruines, c'est dans votre sein » qu'amant solitaire de la liberté, j'ai vu sortir » des tombeaux son ombre, et, par une faveur » inespérée, prendre son vol et ramener mes pas >> vers ma patrie ranimée. » (Ruin., c. 4, et inv., p. xII.) Ensuite ton fantôme, le génie des tombeaux et des ruines, posant la main sur leurs têtes, les auroit enlevés avec toi, tels qu'une vapeur légère, dans les régions supérieures, et presque à côté du globe de la lune, (C. 4.) De cette hauteur ils auroient vu écrit sur les ruines et les tombeaux des anciens peuples, que les hommes ont semé et cultivé des plantes, qu'ils ont rassemblé en troupeaux les moutons, les chèvres, les bœufs, qu'ils ont fait le commerce, qu'ils se sont réunis en société, etc. ( C. 5, et suiv. ) Leurs cœurs se seroient attendris, parce qu'ils auroient vu des obstacles insurmontables à l'amélioration de l'espèce humaine : << Leurs poitrines » se seroient refusées à la parole: alors le génie

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» touché de leurs douleurs auroit dévoilé à leurs >> yeux devenus plus perçans que ceux de l'aigle, >> le siècle étonnant près de naître ; » c'est-à-dire, comme le sublime auteur l'explique lui-même la révolution françoise et les merveilleux effets qu'elle devoit produire. ( C. 14 et suiv.) Quelle joie pour eux de voir la philosophie sous de nouveaux traits, si propres à lui attirer les hommages du vulgaire charmés de ce spectacle, ils auroient senti plus que jamais la nécessité de s'estimer préférablement aux autres.

La puissance secrète, QUELLE QU'ELLE SOIT, qui régit l'univers, (Ibid.) avoit envié à nos sages cette faveur précieuse qu'elle réservoit pour des temps plus fortunés. Mais combien elle eut soin de les dédommager d'une telle perte ! Toute leur grandeur leur fut mathématiquement démontrée. D'Alembert poussant vigoureusement le calcul qu'il avoit entrepris, étoit parvenu enfin à découvrir le rang qu'un philosophe occupe dans la

chaîne des êtres. « Si vous voulez savoir mon » tarif, dit-il, je trouve qu'un philosophe vaut >> mieux qu'un roi, un roi qu'un ministre, un » ministre qu'un intendant, un intendant qu'un >> conseiller, un conseiller qu'un jésuite, un jé>> suite qu'un janséniste. » ( Lett. à Volt.)

Nos sages guidés par un instinct sûr, sentirent toute la justesse de cette progression, et ils y souscrivirent de la meilleure grâce du monde.

Eh oui, s'écrièrent-ils tous à la fois; un philosophe a le pas sur les rois : cela est dans l'ordre.

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y a plus la nature l'a établi pour les régenter et pour les juger.-Eh bien! nous les régenterons et nous les jugerons; et ils l'ont fait, Le Grand Frederic leur rend cette justice, que, fidèles au devoir de leur sublime vocation, « ils s'entendoient » merveilleusement à fesser les princes, rois et > empereurs, qui désobéissoient à leurs règles. » Lett. à Volt., 24 mai 1770. ).

CHAPITRE II,

Suite de la première séance.—Travaux des philosophes pour RECRÉER l'entendement humain,

Nos sages se contemplèrent avec satisfaction, mais sans étonnement, dans l'éminente place à laquelle ils venoient de s'élever. Que la philosophie est grande! disoient-ils, qu'elle est belle! que nous allons être grands nous-mêmes aux yeux des mortels! Ils continuèrent à faire des éloges magnifiques de cette puissante et unique souveraine de leurs cœurs. Je ne les rapporterai point ici; on les trouve dans tous leurs ouvrages. Ces éloges furent comme une vapeur énivrante, qui enfuma toutes les fibres de leurs cerveaux. A force d'exalter la philosophie et les philosophes, ils finirent par se persuader à eux-mêmes, qu'ils

étoient non-seulement plus que des rois, mais des hommes fort extraordinaires, ce qui étoit incontestable, et bien supérieurs à tout ce qui avoit paru jusqu'alors; ce qui étoit vrai encore, mais dans un certain sens. Ils ne tardèrent pas de le prouver.

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Ne perdons point de temps, s'écria Diderot, jetons promptement ces idées au peuple. Qu'il apprenne enfin ce que c'est qu'un philosophe, Mais ne nous bornons pas à étonner le vulgaire imbécile nous avons des disciples à former; dirigeons leurs études et le développement de leurs facultés. Pour moi, je pense que nous devons les préserver de la séduction des sciences naturelles, A quoi leur serviroit de s'en occuper? je ne donne pas un siècle à la géométrie ; l'histoire même de la nature, tout intéressante, toute curieuse qu'elle est, cessera d'instruire et de plaire. La chose est incontestable, puisque jamais ces sciences n'atteindront le but vers lequel elles marchent. Toujours les inventeurs laisseront à ceux qui viendront après eux, quelque chose à ajouter à leurs découvertes.(Interp. de la nature, p. 16.) Jeune homme, laisse donc ces misérables futilités. << Veux-tu que tes talens devenus utiles pour » postérité, forcent son admiration en lui faisant >> connoître le nom sous lequel on désignoit au>>trefois ton être anéanti? Ne sois pas seulement » observateur de la nature: ose plus, sois son

la

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