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Nous sommes chez le ministre. Le ministre est seul, préparant les audiences et faisant de très-belles phrases populaires. Un huissier de l'antichambre annonce à Son Excellence qu'un serrurier mécanicien nommé Franck demande à parler à monseigneur. Le ministre dit: Faites entrer. Il entre; il parle en frère offensé : il dit même de très-belles choses. « Vous avez pensé à l'honneur de votre maîtresse, il faut que je pense à celle de la mienne. » Ce qui n'a pas souffert la moiudre difficulté; au contraire, le parterre de l'endroit a applaudi avec transport.

« A la vue, aux paroles de Franck, le ministre est ému. Il comprend qu'il a traitreusement compromis la réputation d'une pauvre file. Il offre de l'or à son frère. Franck rejette l'or. Il veut du con.te Othon une déclaration claire et authentique, dans laquelle celui-ci reconnaisse qu'il ne connaît pas Justine la brodeuse. Grand embarras du ministre! Plutôt mourir que de sacrifier la princesse Clémentine. Othon refuse toute satisfaction à l'honnête Franck; Franck se retire avec de terribles menaces qui ne tardent pas à s'accomplir.

« La toile change. Un cabaret au milieu d'une forêt, et dans ce cabaret des gentilshommes qui conspirent la perte du premier ministre. Les gentilshommes sont déguisés en paysans. Arrive Franck. Il s'assied à une table, et il demande à boire. Tout en buvant, il couvre d'imprécations le premier ministre. Les conspirateurs, l'entendant parler ainsi, lui disent: Sois des nôtres! Il dit: Je le veux bien! On se touche dans la main, et les conspirateurs le conduisent hors de la cabane pour lui expliquer toute la conspiration.

La toile change. Nous sommes ni plus ni moins dans la chambre a coucher de la princesse Clémentine. La princesse a passé la nuit dans les ennuis du bal et dans les dégoûts d'une fète. Elle rentre attristée et pensive au milieu de ses dames d'honneur, qu'elle congedie. Restée seule, elle pense à son amant, au bel Othon, son amant qu'elle aime. A force de penser à son amour, la princesse sent le besoin de voir son amant, et de lui dire encore une fois : Je t'aime! Elle lui écrit donc une lettre signée, et sur Cette lettre elle met le nom de son amant; puis elle sonne pour qu'on aile la porter au comte; mais à l'instant où elle va pour Sonner, une porte secrète, cachée dans la boiserie, comme vous en

avez lant vu, s'ouvre tout à coup : « C'est Othon, c'est votre amant, ma princesse, qui est à vos genoux! »

<< A peine Othon est-il aux genoux de sa princesse que voilà une autre porte qui s'ouvre, la porte d'un cabinet vitré qui se trouve là tout exprès. Cette porte laisse voir à la princesse interdite, Franck, le frère de Justine la brodeuse. Franck rappelle au ministre tous ses projets de vengeance. Il menace d'appeler et de découvrir les amonrs de la duchesse. Franck triomphe. Il consent à remettre sa vengeance à demain; il donne encore vingt-quatre heures au ministre pour rendre l'honneur à sa sœur; en même temps, il prend en cachette la lettre que la princesse vient d'écrire à son amant et qu'elle a laissée sur la table, imprudente et malheureuse qu'elle est! La toile change.

« Cette fois vous vous trouvez dans une prison d'État, comme il y en a beaucoup en Allemagne. Le ministre Othon qui, chez la princesse Clémentine, a promis au frère de Justine satisfaction entière, a changé d'idée dans la nuit, et fait jeter son ami Franck dans un cachot. Du fond de ce cachot, Franck lui écrit qu'il a déposé quelque part le fatal billet de la princesse, et que ce billet séra publié dans trois heures, si lui, Franck, ne sort pas de prison avant ce temps. A cette nouvelle la tête du ministre s'égare et se trouble. Il arrive lui-même à la prison, il parle à Franck, il le trouve inexorable; Franck veut à toute force que l'honneur soit rendue à sa sœur, ou bien il déshonore la princesse Clémentine. Que faire ? Écoutez ce qui arrive!

« Ballotté entre le remords et l'amour, également en danger s'il accuse sa maîtresse et s'il ne l'accuse pas, le ministre Othon prend une résolution sublime. Dans la prison où nous sommes, il a fait enfermer les conspirateurs que vous avez vus au cabaret dans le tableau précédent. Le ministre fait tirer ces conspirateurs de leurs cachots, il les assemble dans une chambre haute, et là, à l'un d'eux qui sait écrire, il dicte une déclaration par laquelle lui, Othon, reconnaît avoir été leur complice, que chaque nuit il se rendait au cabaret susdit, qu'il a voulu la mort du grandduc, et que pour cacher ses visites nocturnes il a accusé d'amour une innocente, Justine la brodeuse. Par ce moyen vous voyez que ce drame si compliqué sort tout à coup de tous ses embarras. La princesse est à l'abri de tout soupçon aussi bien que la brodeuse,

Franck est satisfait, les conspirateurs sont sauvés, Othon seul est perdu. Reste à savoir à présent, en bonne morale et en bonne politique, si le comte Othon, premier ministre, a le droit, pour sauver la femme de son maître, de faire rentrer en grâce auprès de son maître un tas de conspirateurs qui, en dernier résultat, peuvent être fort dangereux? Le prince Othon n'y regarde pas de si près.

« La toile change. Si vous saviez combien j'ai en horreur toutes ces toiles qui montent et qui se baissent à chaque instant ! C'est pitié de voir comme l'intérêt est coupé en trente-six morceaux par ces machines inertes: place publique, palais, mansarde, cachot, taverne, chambre à coucher, village; cela monte et s'abaisse, cela arrive et cela s'en va, cela vous interrompt dans vos émotions les plus douces : distraction impatientante et mesquine, une distraction d'enfant. Ce qu'on appelle le tableau, voyez-vous, c'est la ruine totale de l'art dramatique. Le tableau a fait du drame, la chose du monde la plus facile. Le tableau vous dispense de récit, de transition, de péripéties, de dénouement. Il casse, il brise, il fracasse, il violente; il va par sauts et par bonds; il ôte toutes les nuances de la passion et de l'intérêt; il est ennemi de toute vraisemblance et de toute vérité; nos anciens grands maîtres, nos respectables faiseurs de rhétoriques, Aristote à leur tête (pardon, Maître, de parler de toi à propos de l'Ambigu, mais à propos de quoi Veux-tu qu'on en parle?) avaient compris très-bien la puissance de l'unité ; ils renfermaient l'action dramatique dans un seul lieu, une seule journée, un seul fait, un seul héros. C'étaient là les beaux temps de la passion, de l'amour, de la vengeance, de la poésie et du drame. Comme on était poëte alors avec le cœur, avec l'âme, avec les sens, avec la terre, avec le ciel, avec les enfers! Comme on s'abandonnait à ces développements divins dont l'unité avait besoin, pour se soutenir à la hauteur de l'intérêt public! Une seule famille, songez à cela, une seule famille grecque a suffi aux émotions dramatiques de trois grands peuples, la Grèce, Rome, le Paris du grand siècle... la seule famille d'Agamemnon, tant l'unité donnait de verve, de larmes, de passions et de ressources infinies aux poëtes anciens! Alors aussi c'était le beau temps de la critique; alors aussi c'était chose utile de savoir les règles et d'avoir lu les grands modèles et d'être un rhéteur habile.

La critique était une vocation, quand la poésie était un sacerdoce; mais aujourd'hui le bel emploi pour le critique, rester debout devant des toiles peintes et écrire, comme je l'ai fait, neuf à dix fois de suite: la toile change! la toile change! la toile change! la toile change! la toile change! la toile change! la toile change! la toile change! la toile change? Et d'ajouter niaisement, après avoir décrit toutes ces toiles, l'auteur de la pièce s'appelle.... et... c'est un pitoyable métier, en vérité.

« J'achève mon analyse. Quand la toile a changé une dernière fois, vous êtes dans un joyeux village; vous entendez le tambourin et la cloche qui sonne. Le tambourin fait danser la noce de Justine et de son amant Fritz, qui est revenu à sa maîtresse innocente; cette cloche qui sonne là-bas, c'est le glas funèbre de la princesse Clémentine. Pauvre femme! elle est morte de douleur ! Déclaré coupable de haute trahison, son amant est mort sur l'échafaud.

« Pendant que la cloche sonne et que le tambourin joue, Franck, sur le devant du théâtre, s'écrie tout bas: Que la réputation d'une femme coûte cher! »

Je trouve à la même date, écrit avec le même accent, un des drames les plus terribles de M. Scribe, et sans attendre le chapitre à part qui sera consacré à cette personnalité charmante, je place ici cette violente et terrible composition; elle n'appartient que par sa date, à l'ensemble des travaux de ce merveilleux amuseur, qui pourrait écrire, au premier tome de son théâtre, cette pensée d'Horace en son Art poétique : « ... sapientia prima stultitiâ caruisse!... le premier devoir d'un esprit sage c'est de ne pas tomber dans l'excès! » C'est peut-être, dans ce drame de la Vie d'une femme, la première et la seule fois que M. Scribe ait manqué de modération, comme s'il eût voulu, lui aussi, payer son tribut à la misère de ces époques troublées qu'amènent, à leur suite sanglante, les émeutes et les révolutions!

DIX ANS DE LA VIE D'UNE FEMME,

Drame en cinq actes en prose, et en neuf tableaux,
par MM. Scribe et Térier.

« La pièce finie le parterre a voulu connaître les auteurs. Loc

kroy est venu, qui a annoncé : M. Térier tout seul. Ce n'était ni le compte du parterre, ni celui de la critique. Cet épouvantable drame avait besoin, pour attirer toute notre attention, de reposer sur des épaules plus fortes. D'ailleurs on savait, à l'avance, que M. Scribe était l'un des auteurs. C'était son nom surtout que cherchait la critique. Heureusement, home courageux qu'il est, M. Scribe est bientôt revenu de sa première terreur, l'affiche aujourd'hui porte son nom en grosses lettres. A la bonne heure, et maintenant entrons, à notre tour, dans ce très-long et très-cruel roman de mœurs dans lequel la société est remuée jusqu'à la fange. Préparez vos nerfs et votre courage, s'il vous plaît !

Adèle Darcey, fille d'un honnête négociant, femme d'un riche banquier, est mariée depuis six mois seulement. Le bonheur est avec elle, tous ses désirs sont accomplis aussitôt que formés. Elle a près d'elle sa sœur Clarisse, honnête fille, pleine de vertu et de douceur; elle a pour mari un galant homme, plein de sens, de droiture et de prévenances; elle a pour femme de chambre une jeune paysanne bonne et rieuse. Voilà l'héroïne du drame, voilà l'honnête femme ainsi entourée, qu'il s'agit de perdre, et de con. duire en deçà même des limites de la prostitution.

Deux femmes, deux femmes du monde, du moins dans la pensée de M. Scribe, sont chargées de perdre Adèle. Ces deux femmes, faites attention à ceci, sont des femmes de banquier. Vous savez tout ce que M. Scribe a fait pour les femmes de banquier, jusqu'à présent! Il en a fait la société de la Restauration. Le salon de la Chaussée-d'Antin a été le salon favori de M. Scribe; c'est là qu'il a pris ses héroïnes, ses héros, ses meilleures histoires; au salon de la Chaussée d'Antin M. Scribe a prêté les grâces et le charme de son esprit; il en a fait le centre du monde frivole: réputation, éclat, fètes, la littérature, les arts. Il est impossible de rendre plus d'éclatants services à une classe de la société qu'en a rendus M. Scribe à la finance. Il a pris la finance comme un moyen terme entre l'Empire et ses soldats poudreux, entre la Restauration et ses grands seigneurs brodés. Aussi la Chaussée-d'Antin a-t-elle été fidèle à son poëte! Aussi ont-ils fait, elle et lui, un pacte qui paraissait éternel; aussi a-telle encouragé de tous ses efforts cet esprit charmant, ces bons mots semblables au trait qui vole et qui frappe en volant.

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