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Chez Dangeau, Monseigneur (le Dauphin) chasse toujours. Ces chasses au loup perpétuelles finissent même par être si ennuyeuses que les nouveaux éditeurs de Dangeau, par une sorte de respect humain, ont cru devoir leur trouver une cause finale, et ont remarqué que c'est à ces chasses de Monseigneur sans doute qu'on doit la destruction des loups aux environs de Paris (4). « Le roi, au sortir de la messe, alla tirer dans son parc; Monseigneur courut le loup; madame la Dauphine prit médecine. Monseigneur alla le soir à sa comédie. » Quantité de journées commencent et se terminent de la sorte. Nous savons à point nommé le jour où Monseigneur a pris le plus grand loup qu'il ait pris de sa vie (jeudi 24 octobre 1686, à Fontainebleau). Il est si amoureux de cette chasse au loup qu'un jour qu'il est malade et ne peut sortir de sa chambre à Versailles, il fait faire dans le parterre de l'Amour la curée du loup que les chiens avaient pris : « Il la voyait de son lit. » Il est homme à courre le cerf le jour même où la Dauphine sa femme accouche. Elle accouche un peu avant midi, et il est en chasse à une heure. Ces chasses continuelles exterminent tellement son monde et mettent si fort ses officiers sur les dents, qu'il est obligé un jour de prendre la résolution de ne plus courre que deux fois la semaine, une fois le loup et une fois le cerf. Vers le temps où Monseigneur prend cette résolution, on remarque chez Dangeau une phrase qui revient presque constamment chaque jour, par exemple: « Monseigneur se promena à pied dans

temart, le don de dire « des choses plaisantes et singulières, toujours neuves et auxquelles personne ni eux-mêmes, en les disant, ne s'attendaient.» (Saint-Simon.)

(1) Ils ne le disent, au reste, que d'après le Mercure de janvier 1688, lequel lui-même disait: «En France, on ne voit que des loups pour tous animaux féroces il n'y en a plus guère présentement aux environs de Paris; Monseigneur le Dauphin les en a purgés. »

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les jardins avec madame la princesse de Conti et les filles. Madame la Dauphine passa l'après-dînee chez mademoiselle Bezzola; elle y va les jours que mademoiselle Bezzola n'a point eu la fièvre. » Mademoiselle Bezzola était une femme que la Dauphine avait amenée d'Allemagne, son intime confidente, et à laquelle elle était très-attachée. Mais, chose singulière! il devient sensible que Monseigneur, même les jours où il chasse, chasse moins longtemps; il se promène plus volontiers à pied dans les jardins : « Jeudi 2 (mai 1686), à Versailles. Monseigneur alla courre le loup dans la forêt de Livry, d'où il vint d'assez bonne heure pour se promener avec les dames. Madame la Dauphine passa l'après-dînée chez mademoiselle Bezzola. » Et le samedi 4, deux jours après : « Madame la Dauphine se devait embarquer sur le canal avec Monseigneur, qui lui avait fait préparer une grande collation à la Ménagerie ; la pluie rompit cette promenade-là; Monseigneur ne laissa pas d'y aller avec madame la princesse de Conti. >> Et toujours le refrain de chaque jour : « Madame la Dauphine passa l'après-dînée chez mademoiselle Bezzola. >>

Eh bien, tout cela veut dire : Monseigneur, qui n'était jusqu'alors qu'un farouche Hippolyte et un chasseur de bêtes sauvages, s'est apprivoisé; il y a auprès de la princesse de Conti et dans sa suite quelque beauté qui a opéré le miracle; la Dauphine, qui est maussade, et qui vit trop seule, enfermée avec sa mademoiselle Bezzola, a contribué peut-être à cet éloignement, et, comme elle en est triste, elle va en parler plus que jamais avec cette même mademoiselle Bezzola. Dangeau, qui est menin de Monseigneur d'une part, et qui, de l'autre, est chevalier d'honneur de madame la Dauphine, se garde bien d'écrire de ces crudités-là, il n'écrit que ce que tout le monde a vu et peut lire : mais son narré même, en ces

endroits, devient malin à force de réticence et de fidélité, et cette phrase qui termine tant de journées comme une ritournelle : « Madame la Dauphine passa l'aprèsdinée chez mademoiselle Bezzola, » pourrait sembler un refrain de couplet satirique. Dangeau ne prête aucun esprit aux choses, mais il est si exact qu'elles en ont quelquefois d'elles-mêmes.

Lundi, 2 octobre 1854.

JOURNAL

DU

MARQUIS DE DANGEAU

(FIN)

Il est bon de se proposer quelques points de vue, et de se tracer quelques perspectives déterminées, dans ce Journal de Dangeau qui offre au premier aspect l'apparence d'une foule mouvante et confuse: c'est le moyen de s'y reconnaître et d'y prendre de l'intérêt. La partie littéraire, sans y tenir plus de place qu'elle n'en avait réellement à cette Cour et dans ce monde de magnificence et de plaisirs, n'y est jamais oubliée. Ainsi, au samedi 1er juillet 1684, après le détail de la journée de Monseigneur, du dîner, de la promenade : « Le roi tira ce jour-là dans son parc. - Despréaux prit sa place à l'Académie, et fit une fort belle harangue. » Dans un voyage de la Cour, de Chambord à Fontainebleau (octobre 1684), le roi fait en plus d'une étape le trajet de l'une à l'autre résidence : le 12 il couche à Notre-Damede-Cléry, le 43 à Pluviers: « Le samedi 14, il arriva à Fontainebleau à sept heures du soir. On apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille, fameux

par ses comédies; il laisse une place vacante dans l'Académie. » Le bonhomme Corneille ou le grand Corneille, cela revient au même; Dangeau avait été du jeune monde, et, comme nous dirions, de la jeune école. Autrefois confident de l'inclination de Madame (Henriette d'Angleterre) pour Louis XIV, c'était lui qu'elle avait chargé d'engager secrètement Corneille et Racine à traiter le sujet de Bérénice dans lequel elle retrouvait quelque chose de sa situation, et où elle espérait voir exprimés quelques-uns de ses sentiments. Dangeau fit si bien que Corneille se mit à cette pièce de Bérénice, sans soupçonner la concurrence de Racine, et qu'il tomba dans le piége: aussi était-ce bien le bonhomme Corneille. Deux jours après, à Fontainebleau, on apprend la mort de M. de Cordemoy, qui laisse une seconde place vacante dans l'Académie. Il s'agit de remplacer M. de Cordemoy et Corneille. Pour Corneille il n'y a nulle difficulté : c'est son frère Thomas qui est nommé tout d'une voix. Pour la place de M. de Cordemoy, il y eut plus de partage: Bergeret, secrétaire du Cabinet du roi, avait à combattre un concurrent qui se présentait avec bien des titres : « Il y avait une grande brigue pour Ménage, nous dit Dangeau, mais Bergeret eut dix-sept voix, et Ménage n'en eut que douze. Le soir même le roi dit à Racine, directeur de l'Académie, qu'il approuvait l'élection. >>

L'Académie française tient ainsi sa place et a son coin dans le Journal de Dangeau à côté des chasses, des promenades royales, des loteries et des jeux de Marly, des nouvelles de guerre et d'église; elle a son importance sociale.

Racine directeur fit un fort beau Discours pour cette séance solennelle où furent reçus Thomas Corneille et M. Bergeret. Ce Discours de Racine, qui est un modèle du genre, commence par un éloge du grand Corneille,

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