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C'était la position dans laquelle se trouvait la famille de Véli bey, dont la mort avait été précédée de celle de son esclave favorite, qui laissait ainsi les enfants du premier lit à la disposition d'une marâtre jeune, et douée d'un caractère qu'on était loin de lui supposer.

Tant que Véli bey avait existé, Khamco n'avait paru qu'une femme ordinaire; mais, dès qu'il eut fermé les yeux, renonçant tout à coup aux habitudes de son sexe, elle quitta les fuseaux, abandonna le voile, et, nouvelle amazone, elle prit les armes ! Sous prétexte de soutenir les droits de ses enfants, elle réunit autour d'elle les partisans de son époux, auxquels elle prodiguait ses faveurs; et elle parvint, de proche en proche, à engager dans sa cause ce que la Toscaria (1) avait d'hommes dissolus et dangereux. Les peuplades voisines de Cormovo et de Cardiki, alarmées de cette influence extraordinaire d'une femme et craignant pour leur indépendance, qu'elle menaçait, se préparaient à combattre l'orgueilleuse maîtresse de Tébélen, qui les prévint en leur déclarant la guerre. Après cette résolution, elle marcha aussitôt à la tête de ses bandes, bravant les dangers, combattant parfois et intriguant sans relâche, jusqu'au moment où, trahie par la fortune, elle tomba dans une embuscade de ses ennemis, qui la traînèrent avec Ali et Chaïnitza dans les prisons de Cardiki (2): triomphe fatal aux vainqueurs, comme on le remarquera dans la suite de cette histoire.

Les Cardikiotes en jugeaient bien autrement alors. La famille de Véli bey semblait devoir succomber dans cette circonstance; car déjà Khamco était accusée d'avoir empoisonné le fils aîné de son époux, né de l'esclave dont le second enfant végétait dans un état d'imbécillité qu'on

(1) Toscaria. C'est sous ce nom qu'on désigne la haute Albanie ou Illyrie macédonienne. Voy. t. II, pag. 501 à 508.

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(2) Cardiki, ville de l'Épire située dans la Chaonie. p. 253, 335, 358 de mon Voyage dans la Grèce.

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lui attribuait. Mais, par une de ces fatalités qui s'expliquent, l'état d'une jeune femme, intéressante par son courage, inspira de la pitié. Ses jours furent respectés; on négocia son rachat, ainsi que celui de ses enfants; et un Grec d'Argyro Castron, G. Malicovo, fournit leur rançon, qui fut fixée à vingt-deux mille huit cents piastres. (1)

Khamco, rendue à la liberté, ne s'immisça plus dans les guerres civiles de l'Épire. Occupée du soin de rétablir sa fortune, sans réformer les dérèglements de sa vie, elle élevait le jeune Ali comme devant être son vengeur; et elle l'entretenait de ces maximes funestes, qui ont fait le destin de sa vie mon fils, lui disait-elle sans cesse, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu'on le lui ravisse. Souvenez-vous le bien des autres n'est à eux que parce qu'ils sont forts; et si vous l'emportez, il vous appartiendra. Par ces conseils pernicieux, elle formait son élève au brigandage, en lui répétant que le succès légitime tout. Enfin, elle favorisait ses plus coupables désirs, en insistant sur cet adage que Spartien met dans la bouche de l'incestueuse Julie, en parlant à son beau-fils : cuncta licet principi (2).

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que

Ali, qui se plaisait à raconter les particularités de sa vie, s'animait en parlant de cette sorte d'éducation première. Je dois tout à ma mère, me disait-il un jour; car mon » père ne m'avait laissé, en mourant, qu'une tanière (3) » et quelques champs. Mon imagination enflammée par les >> conseils de celle qui m'a donné deux fois la vie, puis» qu'elle m'a fait homme et visir, me révéla le secret de >> ma destinée. Dès-lors je ne vis plus dans la bourgade de » Tébélen qué l'aire natale de laquelle je devais m'élancer >> pour fondre sur la proie que je dévorais en idée. Je ne

(1) Environ soixante-quinze mille francs. Ce négociant, auquel Khamco et sa famille durent la liberté, a été empoisonné en 1807, à ÉlevthéroChori, près Salonique, par ordre d'Ali pacha.

(2) El. Spart. in vitâ Antonin. Caracall.

(3) Tanière; l'expression du visir est tryрa, rрúña, un trou, pour désigner sa maison paternelle. ›

» rêvais que puissance, trésors, palais, enfin ce que le >> temps a réalisé et me promet encore; car le point où je » suis arrivé n'est pas le terme de mes espérances. »

De quelles espérances se repaissait donc Ali, élevé au plus haut point des grandeurs auxquelles un sujet puisse aspirer? Cette réflexion me conduit à retracer sa position au moment où il prit son essor, pour se précipiter dans la carrière du crime.

L'Épire était alors gouvernée par trois pachas, qui étaient ceux de Janina, de Delvino, et de Paramythia. On regardait comme cantons et villes libres, sous leur patronage, la Chimère, Cardiki, Zoulati, Argyro Castron et Souli. Courd pacha (1), visir puissant et redouté, gouvernait la moyenne et la basse Albanie; et tous les Schypetars étaient à ses ordres. Il n'y avait donc aucune apparence d'innovation; le temps semblait même avoir cimenté la liberté anarchique de l'Épire; car lorsqu'un canton était menacé par quelque voisin ambitieux, les autres venaient à son secours et rétablissaient l'équilibre. Il y avait de cette manière, au sein de la barbarie, une espèce de balance politique, composée de ligues cimentées par le hasard, réglées par l'habitude, et dirigées par une politique d'instinct.

Un pareil état de choses aurait arrêté un homme capable de calculer les difficultés qu'il opposerait à ses entreprises; mais Ali était loin d'en apprécier les conséquences, parce que ses projets ne se sont développés qu'à mesure qu'il s'est agrandi. Ainsi, il faut réduire les vues qu'on lui a prêtées au terme ordinaire de celles des individus qu'on regarde comme des êtres prodigieux, parce qu'ils font des choses étonnantes, sans réfléchir que c'est par les moyens placés sous leur main qu'ils deviennent conquérants, puissants et fameux, plutôt que par leur propre génie, quoique le hasard ne fasse rien qu'en faveur des hommes animés

(1) Dont la famille était originaire du Curdistan.

d'une véhémente ambition. Aidé de quelques vagabonds, Ali débuta à la manière des anciens héros de la Grèce, en volant des chèvres, des moutons; et dès l'âge de quatorze ans il avait acquis, dans ce genre d'exploits, autant de célébrité que le divin fils de Jupiter et de Maïa. Il pillait ses voisins, et il se trouva, au moyen de ses rapines, jointes aux économies de sa mère, dans le cas de solder un parti assez considérable pour former une entreprise contre la bourgade chrétienne de Cormovo, objet de ses ressentiments. Il se mit à la tête des bandes de Toxides et de Iapyges (1) qu'il avait rassemblés; mais cette première campagne ne donna pas une idée avantageuse du courage d'Ali, qui lâcha pied et se sauva à toutes jambes à Tébélen. Khamco, trompée dans ses espérances, éclata en injures en revoyant son fils; et lui présentant sa quenouille, qu'elle avait reprise depuis le temps de sa captivité : va, lui dit-elle, láche, va filer avec les femmes du harem; ce métier te convient mieux que celui des armes.

C'est à cette époque que ceux qui ont débité tant de fables sur le compte d'Ali, prétendent qu'il trouva dans les ruines d'une église, un trésor avec lequel il releva son parti (2). Honteux et humilié, le jeune brigand, voulant se

(1) Peuplades Schypes de la haute et de la moyenne Albanie. — Voy. mon Voyage dans la Grèce, pour l'historique de ces hordes, tom. III, et pour la topographie en général des localités mentionnées dans le cours de cette histoire.

(2) C'est un aventurier, que j'ai vu à Janina, qui a propagé ce conte, qu'il tenait de Psallida, professeur au collège de cette ville : « J'étais, » fait-il dire à Ali, retiré dans les ruines d'un vieux monastère, réfléchis»sant à ma situation fàcheuse. Je fouillais machinalement la terre avec la » pointe de mon bâton, lorsque tout à coup j'entendis résonner quelque >> chose qui résistait. Je continuai à fouiller, et je trouvai un coffre rempli d'or, qui me servit à enrôler deux mille hommes, avec lesquels je » rentrai triomphant à Tébélen ». Je demandais un jour à Ali pacha si cette histoire était vraie. Non, me dit-il, c'est une fiction; on me la raconte maintenant à moi-même, que veux-tu ?..... Au reste, il n'y a pas de que cette fable s'accrédite; cela donne une physionomie miraculeuse à ma fortune. Hélas, que ne suis-je venu plus tôt au monde! avec l'aide

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dérober aux reproches de sa mère, passa à Nègrepont avec trente palicares ou braves d'élite, en qualité de leur capitaine, et se mit au service du visir de cette île. Mais il paraît qu'il ne se distingua pas plus dans l'Eubée qu'à Cormovo; et ennuyé de la vie de garnison, il entra dans la Thessalie, où il commença à guerroyer sur les grands chemins. Il remonta de là dans la chaîne du Pinde; il pilla quelques villages du Zagori; il y fit la connaissance d'un nommé Noutza Makri-Mitchys, qui devint pour lui une ressource, et il revint à Tébélen, plus riche et par conséquent plus considéré que lorsqu'il en était parti.

Avec de nouveaux moyens, Ali s'occupa à remonter sa faction; et, comme il avait obtenu des succès dans le vagabondage, il recommença ses excursions, qu'il poussa à un tel point, que Courd pacha se vit dans la nécessité d'y mettre un terme. Des troupes que ce satrape mit aux trousses du héros naissant, le firent prisonnier et le conduisirent à Bérat, ville capitale de la moyenne Albanie.

On s'attendait qu'Ali Tébélen, dont les compagnons d'armes furent pendus, serait puni du supplice réservé aux brigands; mais quand Courd pacha vit à ses pieds un jeune homme avec lequel il avait des liens de parenté, il eut pitié de ses égaremens, et retint sa colère. Ali était dans cet âge où l'homme intéresse. Une longue chevelure blonde, des yeux bleus, étincelans de feu et d'esprit, une éloquence naturelle achevèrent de gagner le cœur du vieux visir, qui le garda dans son palais, où il lui prodiguait ses bienfaits, en tâchant de le ramener dans le sentier de la probité. Enfin, touché par les prières de Khamco, qui lui redemandait sans cesse son cher fils, il le rendit à ses vœux, en la prévenant qu'Ali périrait par le hétre (1) s'il osait de quelques fous, j'aurais peut-être été prophète; mais Mahomet a fermé la porte en s'annonçant comme le Paraclet: tout est dit.

(1) Le pal de hêtre est le bois spécialement employé pour empaler les voleurs de grand chemin. C'est pour cela que les paysans de la Turquie n'em ploient jamais le branchage de cet arbre pour en faire les broches dont ils

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